4.2 L'empathie d'une IA
Gabriel
La soirée ne traîne guère en longueur. Comme chaque jour, les Omeyans devront se lever tôt le lendemain. Dès l'aube, les Farouches, les chasseurs du clan, partiront courir les ruines en quête d'un gibier hypothétique. Les autres s'échineront à cultiver les quelques arpents de terrain vague qu'ils ont plus ou moins déblayés aux alentours du camp.
Dans la salle commune, les conversations se taisent peu à peu. Un par un, les hommes se lèvent et quittent la pièce. Chacun regagne son propre abri pour la nuit. Riss Schem'Mo me réaffirme son hospitalité. Il me souhaite bon repos puis sort, entraînant le petit Yani qui dodeline de sommeil. Je les regarde s'éclipser avec un sourire compatissant. Le gosse a beau jouer les durs, ce n'est qu'un enfant. Il est mort de fatigue.
Resté seul, je repose mon écuelle avec un soupir. J'éteins les lampes et m'allonge le plus confortablement possible sur un vieux kilim poussiéreux, le dos calé contre mon sac. Malgré la longue journée de marche, je n'ai pas réellement envie de dormir. L'avidité que j'ai perçue dans les yeux de certains est loin de susciter ma confiance.
Certes, on nous a plutôt bien accueillis. Le patriarche a endossé la dette de son neveu et, dans ces communautés tribales, le gage du sang est en général respecté. Par ailleurs, les Frangeux craignent les traqueurs tout autant que les membres de l'Élite. Il y a objectivement peu de risque qu'on tente de s'en prendre à moi. Pour autant, dans l'assemblée, j'ai surpris plus d'un regard hostile. Plusieurs, parmi les jeunes, n'éprouvent à l'évidence aucune sympathie pour l'étranger qui s'invite chez eux, flanqué d'une Tox et d'un animal étrange.
Quelque chose a changé, je l'ai bien senti. Ces gens sont à cran, leur violence naturelle ne demande qu'à déborder. Peut-être est-ce à cause de ce Fléau qui fait peser une menace supplémentaire sur leurs existences déjà précaires...
J'ai tenté d'en apprendre davantage à ce sujet, mais l'oncle de Yani ne sait pas grand chose, sinon que plusieurs communautés isolées installées à la limite du no man's land ont été décimées. La crainte de nouvelles attaques a provoqué la fuite de nombreuses familles et l'afflux au village d'une quantité importante de réfugiés que leurs maigres ressources peinent à nourrir.
Je m'étire avec un nouveau soupir. Les difficultés des Omeyans ne me concernent pas et, même si le patriarche n'a pas caché sa déception, mon présent contrat n'inclue pas la chasse au Fléau. Et, pour l'heure, ma préoccupation première est de trouver rapidement un moyen de me débarrasser de la Tox.
Grâce à mon bracelet de traqueur, je me connecte au registre de la Guilde. Avec une grimace maussade, je constate que mon acceptation d'un apprenti y est déjà enregistrée. Évidemment, comment aurait-il pu en être autrement ? Dès que je l'ai activé, le bracelet de Sioban a transmis ma décision à la communauté des traqueurs qui l'a entérinée. C'est comme une signature électronique au bas d'un contrat.
À la différence que ce contrat-là, il n'est pas question de le rompre. Sauf à renier sans vergogne la principale valeur qui régit la vie d'un exo : le respect de ses engagements.
Nous autres, traqueurs, sommes des hommes et des femmes profondément indépendants, le seul maître que nous tolérons est notre libre arbitre. Rien ne nous impose d'accepter une mission, mais lorsque nous le faisons, ce choix, parce que librement consenti, devient irrémédiable. Honorer le contrat est pour un exo une obligation morale, une question d'honneur et, s'il vient à le dénoncer, ce n'est jamais de sa propre volonté. Quant au lien indéfectible qu'il décide de nouer avec un apprenti, il est l'expression la plus symbolique, la quintessence de ce principe fondamental.
Le rompre en dehors des règles revient à proclamer haut et fort qu'on n'est plus un traqueur.
Je fais la moue, le lien que j'ai contracté avec Sioban ne résulte certainement pas d'un choix réfléchi et délibéré. Je ne l'ai accepté que pour complaire à Sativa et ne pas me priver de sa précieuse collaboration. La peste soit de ma nature impulsive ! Mais il ne faut pas rêver, l'argument ne suffira pas à m'affranchir de mes responsabilités. Quels que soient le contexte et les motivations, j'ai pris la décision et, même si elle était stupide, je dois en assumer les conséquences.
Je serre les dents et referme le registre virtuel d'un geste rageur. La preuve de ma propre bêtise cède la place à une icône bleu pâle qui palpite à quelques centimètres au dessus de mon poignet, indiquant que j'ai reçu un message privé. Je l'ouvre machinalement et, les sourcils froncés, considère les mots incisifs qui se déploient aussitôt à hauteur de mes yeux.
« Enfin, Dévereau ! Il était temps que tu te décides ! »
Je n'ai pas besoin de vérifier l'identifiant de l'auteur pour reconnaître le style rugueux et lapidaire de mon ancienne mentor. J'esquisse un sourire mi figue mi raisin, c'est bien la dernière personne au monde que je souhaite voir informée à propos de Sioban.
Mais elle est l'un des plus vieux exos encore en vie, son expérience et sa sagacités ne sont plus à prouver et peu de nouvelles lui échappent. Si la Guilde n'a pas de chef, Sharani Djezer reste ce qui s'en rapproche le plus. Rien d'étonnant à ce qu'elle soit déjà au courant, ni qu'elle s'empresse de m'exprimer son opinion. D'un regard dépité, je parcours la suite du message.
« Je suis heureuse et fière que tu aies accepté de prendre un apprenti car je suis intimement persuadée que la transmission de nos savoirs reste la plus noble mission d'un traqueur. Quelles que soient nos origines, nos valeurs ont fait de nous les gardiens d'une frontière. De part et d'autre, les failles se creusent, le monde craque et nous pourrions bien être les derniers capables de maintenir une forme d'équilibre. C'est pourquoi, il nous incombe d'assurer la relève. Aussi ardue que soit la tâche, je sais que tu sauras t'en acquitter avec brio. Tu feras un bon mentor, Gabriel. Il est même possible que cette expérience te mette enfin un peu de plomb dans la tête... »
Je me mords les lèvres, je me sens à la fois ému et indigne de sa confiance. Un peu honteux aussi de lui avoir donné tant de fil à retordre durant ma formation. Par naissance, je descends en droite ligne des Deux-cents Premiers. J'appartiens à l'Élite et aurais pu y revendiquer ma place, mais mon tempérament frondeur s'accommodait mal de la rigidité eklonnienne et mon besoin d'adrénaline me poussait sans cesse à questionner les limites. C'est une amitié brisée par une injustice qui a dicté mon choix de rejoindre la Guilde. J'étais fou de rage et il avait fallu toute la maîtrise et la patience de ma mentor pour m'apprendre à domestiquer ma colère et à ne pas gaspiller mon potentiel dans des errements stériles.
Une chose est certaine, par respect pour cette femme, je ne peux déroger aux codes de la Guilde. Je dois renoncer à la tentation de me défiler, il n'y a que deux options possibles : soit Sioban meurt, soit je ferai d'elle une traqueuse. La première relève du destin, la seconde ne dépend que de moi.
La conclusion du message me tire un grognement.
« Et dans l'hypothèse, probable, où la responsabilité d'un apprenti ne suffirait pas à tempérer ton incurable impulsivité, par pitié écoute ta partenaire. Elle est de bon conseil. En douze années de traque, Sativa est sans doute la meilleure chose qui te soit arrivée. »
— Merci, Sharani, maugrée-je entre mes dents, ça m'aide beaucoup !
Je renverse la tête et, d'une main lasse, rejette en arrière la masse emmêlée de mes cheveux blonds imprégnés de poussière. À trop écouter Sativa, je me suis fourré dans un joli pétrin. Pour autant, il me faudra faire avec. Mes nouvelles obligations envers la Tox ne me dispensent pas de livrer la commande d'Heurtebise et j'ai besoin de ma partenaire. Elle est très efficace à la chasse aux madogs.
De toute façon, Sioban n'est pas en état de suivre l'entraînement d'un traqueur. Si je dois la former, il faudra d'abord la remettre sur pieds. Demain matin, je la refilerai aux guérisseurs et on verra bien s'ils sont capables de la rendre un peu plus présentable. En attendant, je ferais mieux de prendre un peu de repos.
Je ferme les yeux et me laisse couler dans une somnolence vigilante. Je n'ai jamais été un gros dormeur et la rude existence d'exo-traqueur m'a appris à me reposer sans jamais sombrer tout à fait dans l'inconscience. Tandis que mon corps s'apaise, cependant, ma tête continue de s'activer.
Les mots de Sharani parasitent mon esprit et m'empêchent de lâcher prise totalement. Au-delà de ses piques ironiques et du rappel de mes obligations, quelque chose dans son message me trouble.
Son discours sur la formation des jeunes n'est pas nouveau, elle a toujours proclamé que seule l'éducation permettait aux communautés humaines de tenir debout. Ouais... Pas sûr qu'elle ait totalement raison. Il suffit de voir le résultat selon les « valeurs » transmises : le carcan sécuritaire et liberticide de l'Élite ou le bordel inextricable des Franges... En matière de modèle sociétal, d'un côté comme de l'autre, on peut rêver mieux.
Mais ce n'est pas ce qui me perturbe. Plutôt sa vision du rôle des traqueurs, un aspect de ce rôle que, jusqu'alors, je n'avais jamais envisagé.
J'ai toujours considéré que nous étions des outsiders - à cheval entre deux systèmes, certes - mais profitant avant tout des avantages de chacun. Sharani à l'air de penser que nous en serions aussi les gardiens. Des sortes d'arbitres, garants d'un équilibre qui ne demanderait qu'à se rompre.
Bizarre... Je m'imagine mal en médiateur entre deux sociétés si opposées qu'elles se détestent cordialement depuis des siècles. Intermédiaire commissionné, à la rigueur, quand il s'agit pour les uns de se procurer de l'autre côté du Mur ce qui leur fait défaut... Mais gardien de la paix, certainement pas !
Une pulsation insistante autour de mon poignet interrompt ces réflexions philosophiques. Mon bracelet vibre furieusement et émet des éclats de lumière turquoise qui indiquent un appel d'urgence de Sativa. J'active la communication, pressentant que ma pause est déjà terminée.
— Sioban est au plus mal, claque la voix impérieuse de ma partenaire dans le silence paisible de la nuit, rapplique ici en vitesse !
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