5.1 L'art de s'éclipser

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Gabriel

Silencieux, je me glisse dans les dédales du campus, une succession de petits immeubles dont ne subsistent que le rez-de-chaussée et le premier étage. Un vrai labyrinthe, mais je ne risque pas de me perdre. C'est l'avantage de travailler avec une IA quantique. Sativa peut se connecter aux vieux satellites encore en orbite et cartographier tous les recoins d'Asile. Elle a un peu trafiqué mon bracelet de traqueur, aussi, et me transmet l'itinéraire au moindre caillou près. Un petit plus bien pratique qui me donne souvent une longueur d'avance à la chasse.

Les rayons lunaires de Saïphis teintent le décor d'une couleur malsaine de sang séché. Après plusieurs minutes de déambulation le long de ruelles sombres, où même cette pauvre lueur ne pénètre pas, je débouche sur un terre-plein poussiéreux.

Rencogné dans l'ombre d'une façade, j'observe un instant la bâtisse isolée qui se dresse de l'autre côté. Une construction basse en mauvais état, aux fenêtres occultées de planches clouées, un toit terrasse encombré de gravats, des murs lézardés qu'un simple souffle semble en mesure d'abattre... À l'évidence, on a relégué Sioban dans l'endroit le plus inconfortable du camp. Et à bonne distance des logements des villageois, surtout. L'endroit paraît désert.

Donc, a priori, la voie est libre. Pourtant, mon intuition me commande de me méfier. Il est fort possible qu'en dépit des apparences le lieu soit surveillé.

Je m'avance à découvert et progresse vers la masure avec la prudence et la discrétion d'un fauve à l'affût. Une démarche féline que ne renierait pas Sativa. Sous ma foulée souple et légère, c'est à peine si le gravier crisse. De fait, dans le silence nocturne, mon ouïe fine de chasseur perçoit sans peine un bref écho de pierres roulées.

Mon instinct, une fois encore, ne m'a pas trompé. Je ne suis pas seul et celui, ou ceux, qui m'épient ne prennent guère de précaution pour se montrer discrets. Je poursuis ma route, l'air de rien. Du coin de l'œil, je détecte un mouvement sur ma droite, puis presque aussitôt, un autre du côté opposé.

J'ai parcouru environ les deux tiers du chemin. Je m'arrête, resserrant ma main sur la garde de ma dague. Sous ma paume, j'éprouve le frémissement familier des courants de Foucault, générés par la pression de mes doigts. La lame vibre doucement contre ma cuisse. Je sens, plus que je ne les vois, deux nouvelles ombres se matérialiser derrière moi.

Quatre. Une petite bande qui chasse en meute... Ils tentent de me pousser en avant, tout en m'encerclant pour me couper toute retraite. Un sourire cynique flotte sur mes lèvres. De piètres prédateurs assurément ! La technique est éculée. Mais toute meute possède son Alpha. Immobile, j'attends tranquillement qu'il se manifeste.

Je n'ai pas à patienter longtemps. Une ou deux minutes s'écoulent, la silhouette dégingandée d'un homme émerge de l'ombre portée de la bicoque.

— Qu'est-ce que je vous avais dit, les gars ? lâche-t-il d'un ton suffisant. J'étais sûr qu'il viendrait ici !

Le torse bombé comme un coq de village, l'Omeyan s'approche. Il me toise, un rictus jubilatoire sur sa figure suiffeuse.

— Quand on a vu que t'étais plus dans la salle commune, j'ai tout de suite compris que t'allais essayer de récupérer ta putain, expose-t-il, débordant de satisfaction.

Ainsi, j'avais vu juste. Dès le début, certains Omeyans avaient l'intention de me faire un mauvais parti.

— Remarquable intuition, je réponds, impassible. Je suis venu chercher mon apprentie, en effet.

Une exclamation étouffée s'élève dans mon dos.

— Comment ça ? Eh, Ouerdji ! Tu nous avais pas dit que c'était son apprentie !

— Qu'est-ce que ça change ? rétorque l'autre. Et si ça se trouve, c'est même pas vrai ! J'ai jamais vu un exo prendre une Tox comme apprentie.

Je lève la main d'un geste désabusé.

— Il faut un début à tout... commenté-je, fataliste.

Avec nonchalance, je me retourne et balaye lentement du regard l'obscurité alentour. Repérer mes adversaires est un jeu d'enfant. Ici une respiration qui s'accélère, là une ombre un peu plus dense... Je prends soin de ponctuer mon observation de brèves pauses, infimes mais suffisantes pour leur faire comprendre que je connais la position de chacun d'eux. Je sens les hommes frémir d'une tension inquiète. Certains reculent d'un pas.

— Ben, justement... hésite la voix. C'est un exo... Du coup, la fille est peut-être dangereuse, elle aussi...

— Et alors ? s'agace le dénommé Ouerdji. On s'en fiche ! On fait comme on a dit, on prend ses armes et son matériel. La fille, je m'en occupe !

Je perçois le frisson du doute qui agite les membres de la bande. Apparemment, le plan ne leur paraît pas si bon. C'est une chose de dépouiller un homme endormi, c'en est une autre d'affronter un traqueur bien réveillé et prêt à se défendre. Je décide d'enfoncer le clou.

— Le patriarche risque de ne pas apprécier cette entorse aux règles de l'hospitalité... Et pour ce qui est de me dévaliser, encore faudrait-il que je me laisse faire.

Mes paroles, empreintes d'une menace latente, produisent l'effet escompté. Dans les rangs des Omeyans, l'indécision devient palpable. Leur chef flaire aussitôt leur réticence. Il dégaine un antique pistolet à poudre et s'avance d'un pas, menaçant.

— Le vieux n'aura rien à dire quand on aura pris tes armes, siffle-t-il. Tu vas nous les donner gentiment. On est cinq et tu es seul !

La démonstration de force et le rappel de leur supériorité numérique semblent galvaniser ses comparses. À la périphérie de mon champs visuel, je surprends l'éclat froid de lames tirées. J'entends aussi sur ma gauche le claquement caractéristique d'une culasse. L'un des hommes, au moins, possède un fusil.

C'est ennuyeux. Même s'il ne s'agit sûrement que d'une pétoire archaïque, je ne suis pas immunisé contre les balles. Et le meneur dispose lui aussi d'une arme à feu. Je ne peux pas les neutraliser en même temps. Les choses risquent de mal tourner si je me retrouve pris dans un tir croisé.

Convaincu de son avantage, l'Omeyan exulte.

— T'as aucune chance ! pérore-t-il. On va te tuer et après, je me chargerai personnellement de l'éducation de ton « apprentie ».

Je secoue la tête d'un air las.

— Tu parles trop... constaté-je, laconique.

L'autre répond en levant son arme. Il n'a pas le temps de presser la détente. Deux points de lumière rouge flamboient au-dessus de lui, sur le toit de la bâtisse. Une masse griffue s'abat sur son dos et le plaque au sol, face contre terre. Au même instant, un sifflement aigu vrille l'air, suivi d'un cri et du choc sourd d'un corps qui s'effondre.

Je ricane, satisfait. Ouerdji est hors-jeu et ma dague sonique a trouvé sa propre cible. Je fais aussitôt volte-face pour affronter les trois hommes restants qui se ruent déjà sur moi.

— Restez où vous êtes ! claque la voix sèche de Sativa. Ou votre copain ira saluer l'Immuable plus tôt que prévu !

D'un même élan, les agresseurs s'immobilisent. Leurs regards indécis vaguent entre moi et les crocs de l'animadroïde menaçant la nuque de leur chef. Un gémissement de douleur s'élève du côté du porteur du fusil.

— Elle le fera ! j'assure d'un ton froid. Et ensuite, elle pourrait trouver amusant de se charger de vous. Vous devriez plutôt vous occuper de votre camarade. Il est seulement blessé, je ne tue jamais quand ce n'est pas nécessaire.

D'un claquement de doigts, je rappelle la dague sonique plantée dans l'avant-bras de l'homme. Elle s'arrache, provoquant une nouvelle plainte de la victime, et revient se loger dans ma paume.

Perplexes, les trois Omeyans considèrent Sativa dont l'échine hérissée et les babines relevées n'incitent guère à la discussion. Ils s'entreregardent et décident d'un commun accord que les promesses de Ouerdji ne valent pas de risquer leurs vies. Ils soulèvent leur condisciple blessé et s'empressent de déguerpir sans demander leur reste.

D'un pas tranquille, je rejoins ma partenaire.

— J'ai failli attendre... plaisanté-je d'un ton de reproche feint.

— J'adore ménager mes effets ! réplique Sativa. Bon, qu'est-ce que je fais de lui ?

Je m'accroupis auprès de Ouerdji dont le visage livide grimace sous la pression des griffes enfoncées dans ses épaules. Haletant, la bouche ouverte, il tente de recracher la terre qui s'y est infiltrée. Je le déleste de son arme et suggère :

— Laisse le partir, je pense qu'il a compris la leçon.

Avec une pointe de regret, elle s'écarte et autorise l'Omeyan à se relever.

— Tu ne perds rien pour attendre ! crache celui-ci.

— Toi non plus, si tu croises à nouveau mon chemin ! je riposte. File avant que je ne change d'avis !

La crapule me gratifie d'un regard mauvais. Toutefois, il n'est pas en position de force et juge plus prudent de lâcher l'affaire. Vaincu, il s'éloigne, les yeux brillants de rage impuissante et se fond rapidement dans les ténèbres des ruines.

Tandis que je surveille son départ, Sativa persifle :

— Je vois que tu t'es encore fait des amis... Mais tu aurais peut-être mieux fait de régler son compte à ce sale type. C'est le proxénète de Sioban, il l'a sévèrement battue !

Je fronce un sourcil réprobateur. Régler son compte à ce sale type ? À certains moments, je trouve que Sativa est quand même gonflée. Elle me fait sans cesse de grands discours sur les Lois Cybernétiques qui l'empêchent soit-disant d'attenter à la vie humaine, mais visiblement ça ne la dérange pas de me refiler le boulot ! Parfois, je me demande si cette fichue IA ne m'utilise pas pour contourner sa programmation...

Mais je n'ai pas le temps d'approfondir la question, une fille sort en trombe de la bicoque et se précipite vers nous.

— Vous devriez venir ! nous presse-t-elle d'un ton affolé. Votre Tox, là, elle a un comportement pas normal !


Sativa

En trois bonds, je regagne l'intérieur, suivie par Gabriel et Ima. Stupéfaite, je constate que Sioban a retrouvé une vigueur inattendue. Elle s'est levée et semble même étrangement excitée.

Cependant, son regard fiévreux et sa façon mécanique de marcher de long en large en poussant des gloussements aigus ne me disent rien qui vaille. Je m'approche et la flaire avec circonspection. Son haleine dégage une odeur caractéristique, l'effluve aromatique et astringente du Morphen. Un scan rapide confirme mes craintes : son sang charrie une forte quantité de psychotropes.

— Mais c'est pas vrai ! je gronde. Elle a repris de la drogue !

— Impossible, objecte Gabriel, où l'aurait-elle trouvée ?

Dans le même temps, mes capteurs optiques repèrent l'éclat de deux ampoules brisées sur le vieux matelas. Dans un éclair ma mémoire vive me livre une image, celle de Ouerdji lui jetant un petit paquet avant de s'en aller. Consternée, je me mords les circuits de honte et mes prunelles se teintent d'un orange rageur. Est-ce que la poussière des Franges a ensablé mes systèmes d'analyse de données ? Comment ai-je pu négliger ce détail ?

— C'est Ouerdji qui la lui a donnée... avoué-je, dépitée.

— Elle a voulu la prendre pendant que tu étais sortie, confirme Ima qui semble aussi mortifiée que moi, elle m'a dit que ça l'aiderait à marcher. J'ai pas pu l'empêcher et puis sur le moment... elle avait l'air de se sentir mieux.

— Elle s'est sentie mieux ! je grince. Pas pour longtemps, j'en ai peur !

En effet, la respiration de l'adolescente s'accélère, son regard reflète tour à tour une vacuité amorphe et une exaltation alarmante. Elle se dirige vers la sœur de Yani d'une démarche erratique et la scrute avec une impatience anxieuse, vite remplacée par une panique horrifiée.

— Chan ! s'affole-t-elle. Où est Chan ?

Elle émet un rire hystérique qui se mue en sanglot et revient vers moi. Puis, elle fait de nouveau volte-face et trébuche vers la porte avec la fébrilité d'un animal traqué. Gabriel à peine le temps de l'intercepter avant qu'elle ne s'écroule. Il l'allonge au sol où elle continue néanmoins de se débattre, agitée de tremblements incoercibles.

— Elle est... restée là-bas ! halète-t-elle. Faut que j'y retourne ! Aller... la chercher...

Mes capteurs enregistrent les battements anarchiques de son cœur. La fréquence en est bien trop élevée.

— Elle va faire un arrêt cardiaque, avertis-je, il faut qu'elle se calme !

Gabriel lui immobilise les épaules et, sans préavis, lui assène un coup de poing en pleine figure. Son corps se relâche brutalement et elle cesse aussitôt de lutter. J'émets une exclamation outrée.

— Ben quoi ? grogne mon partenaire. Si je dois la porter jusqu'à l'hôpital, je préfère qu'elle se tienne tranquille.

Je lui jette un regard noir. Des fois, son pragmatisme cynique m'énerve.

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