5.2 L'art de s'éclipser
Gabriel
La jeune fille nous guide en hâte à travers les ruines du campus. À la manière dont elle slalome entre les décombres avec la légèreté et la discrétion d'un chat, je ne suis pas surpris qu'elle soit la sœur de Yani. Aussi agiles l'un que l'autre, ces deux-là. Ça doit être de famille... Ou le résultat d'années d'entraînement à passer inaperçus dans un milieu hostile. Un talent naturel pour s'adapter à l'environnement, aussi. Ce que j'ai mis plusieurs mois à acquérir durant ma formation au sein de la Guilde est quasiment inné chez les enfants des Franges. Inscrit dans leur gènes par l'expérience de toutes les générations précédentes.
L'idée m'effleure tout à coup que, peut-être, Sioban pourrait montrer plus de dispositions à devenir traqueuse que je ne l'imaginais jusque là. Si toutefois elle parvient à vaincre son addiction...
Ima nous a conduit à l'arrière de l'hôpital où une petite poterne s'ouvre sur une rue latérale. Elle s'embusque dans l'ombre d'un pan de mur écroulé et nous fait signe de nous accroupir à ses côtés. J'en profite pour décharger mes épaules du poids de la Tox et considère, dubitatif, son visage livide. Notre guide lui jette elle aussi un regard indécis.
— Il faudrait que tu la réveilles, me suggère-t-elle d'un ton gêné, ça serait mieux si elle pouvait marcher.
— Bah... même s'il faut escalader le mur d'enceinte, je pense réussir à la porter. Elle n'est pas si lourde.
Sativa lève les yeux au ciel, la jeune fille écarquille les siens et me fixe avec une pointe d'admiration qui me plait bien. Elle émet un léger gloussement.
— Escalader le... Oh non, ce ne sera pas nécessaire ! Il suffit d'attendre.
— Attendre quoi ? s'impatiente ma partenaire.
— Ceux qui permettront à ton maître d'entrer.
— Gabriel n'est pas mon « maître », rétorque-t-elle aussitôt d'un ton revêche, je ne suis pas à son service !
Une expression de surprise anime brièvement les traits d'Ima.
— Oh... je pensais que tu étais son limier ! s'excuse-t-elle. En tout cas, tu vas devoir l'attendre ici. Ils n'acceptent pas les animaux à l'intérieur et tu risques de le faire repérer.
Du coin de l'œil, je vois les prunelles de Sativa virer au rouge pâle. Mauvais choix de mots ! Dans la hiérarchie des choses qu'elle déteste, être traitée d'animal occupe la première place. Juste avant l'idée de rester en arrière. La gamine n'est pas en cause, elle raisonne selon ses propres critères, mais je sens venir le conflit. J'ai intérêt à calmer le jeu si je veux éviter que ma partenaire ne se braque. Je n'en ai pas le temps.
Un doigt en travers des lèvres, Ima m'impose le silence et se redresse légèrement pour observer la ruelle. Une vingtaine d'individus, portant robes sombres et capuchons rabattus sur la figure, s'avancent dans la lueur rousse de la lune. Ils s'arrêtent devant la porte et l'un d'entre eux émet à plusieurs reprises un long sifflement lugubre.
— Les voilà, chuchote-t-elle, un éclat de satisfaction dans ses yeux bruns. Vite, glissez-vous parmi eux, la Tox et toi ! Cachez vos visages sous vos manteaux, on vous prendra pour deux des leurs et on vous laissera passer.
— Qui sont ces gens ? questionné-je.
— Des Hives... Ils viennent certaines nuits à l'hôpital pour recevoir des soins. Les gardes ne les contrôlent jamais, ils en ont peur !
J'hésite un instant, évaluant les chances de réussite de ce plan. Ima insiste.
— Ils ne vous feront pas de mal, assure-t-elle, c'est le seul moyen d'entrer dès cette nuit !
Je hausse les épaules, à demi convaincu, et secoue doucement Sioban. Elle entrouvre ses paupières boursoufflées et lâche un gargouillis ensommeillé. La pâleur excessive de son teint, sa respiration dyspnéique et ses pupilles étrécies en un myosis serré ne me disent rien qui vaille. Pas sûr qu'elle tienne jusqu'à demain matin sans soins appropriés. La nécessité de la confier rapidement à un médecin emporte ma décision.
— Debout, petite, je l'encourage, va falloir faire un petit effort !
Je glisse un bras sous son aisselle et la remets sur pied. Elle chancelle, sa tête dodeline, mais elle tient à peu près debout. Sativa ne bronche pas. Assise sur son train, elle n'a semble-t-il pas l'intention de regimber. Sa rationalité d'IA a déjà conclu que sa présence ruinerait en effet nos chances de nous faire passer pour des Hives.
— Attends-moi dans le coin, je lui enjoins, je reviens dès que possible. Je ne devrais pas en avoir pour bien longtemps de toute façon, je te tiens au jus.
Elle opine du chef tandis qu'Ima ajoute :
— Quand tu seras à l'intérieur, essaye de trouver le Docteur Sorrow. Elle ne refusera pas de s'occuper de ta Tox. Mais si tu le peux, évite la maîtresse des Guérisseurs, ce n'est pas une femme... bien. Dépêche-toi, maintenant !
Je mémorise le nom du médecin puis, soutenant tant bien que mal Sioban à demi inconsciente, je me hâte de rejoindre le groupe dont les membres pénètrent un par un dans l'hôpital, tels des moines accomplissant quelque obscure procession. De part et d'autre de la porte, les gardes se tiennent à distance respectueuse et semblent peu désireux d'engager la conversation. Je sens parmi eux une indéniable tension et certains affichent une expression de dégoût mêlée de crainte.
Je me remémore les délires du petit Yani à propos de morts-vivants cannibales. Bien sûr, ce ne sont certainement que des fables, mais il est évident que ces gens suscitent malaise et répulsion. Je me demande fugacement quelle peut être leur nature exacte pour provoquer de tels sentiments chez des gardes en apparence aguerris.
Je profite néanmoins de la réticence des factionnaires pour me faufiler sans encombre au sein du cortège. Au moment de franchir la poterne, Sioban trébuche et laisse échapper un gémissement. Ses jambes se dérobent, elle s'affaisse contre moi. Je la retiens comme je peux et tente de la maintenir debout, mais l'inertie de son corps m'indique qu'elle a de nouveau perdu connaissance. Ses pieds raclent le sol tandis que je la tire vers l'avant. Ça ne va pas être simple de la traîner à l'intérieur, surtout sans attirer l'attention.
Comme je le craignais, l'un des gardes nous jette un regard suspicieux et esquisse un pas vers nous. Avant qu'il ne s'approche, toutefois, je sens soudain le poids de la jeune fille s'alléger. Je lui glisse un coup d'œil et constate qu'un des Hives s'est placé à son côté pour m'aider à la soutenir. Il lève une main pâle et décharnée et déclare à la sentinelle d'une voix étouffée :
— Tout va bien, la sœur a juste besoin de son traitement.
L'autre n'insiste pas et s'empresse de reprendre ses distances. Je laisse fuser un soupir de soulagement et cale mon pas sur celui du Hive tandis que nous nous enfonçons dans l'hôpital à la suite de ses congénères. Lorsque je nous juge assez loin des oreilles des gardes, je relève la tête vers lui et risque un « Merci pour le coup de main. » reconnaissant.
Le Hive ne bronche pas et se contente d'une brève inclinaison de son capuchon. Les autres ne semblent pas s'émouvoir davantage de ma présence. L'ont-ils seulement remarquée ? En tout cas, ils n'y prêtent aucun intérêt visible et continuent leur déambulation silencieuse le long des allées désertes. Je décide de les suivre ; s'ils viennent ici pour recevoir des soins, il y a de fortes chances qu'ils me mènent à quelqu'un susceptible de s'occuper de la Tox.
Au bout de plusieurs minutes, ils bifurquent vers un bâtiment isolé. En haut du perron, je distingue dans l'obscurité la mince silhouette d'une femme vêtue d'une tenue blanche. Les Hives défilent devant elle et pénètrent dans le pavillon en file indienne. Mon compagnon s'arrête un instant au pied des marches. Il s'écarte légèrement et je sens tout le poids de Sioban peser de nouveau contre mon épaule. Puis, il grimpe à son tour l'escalier. Avant de disparaître à l'intérieur, il se penche vers la femme et lui glisse quelques mots.
Elle descend aussitôt vers moi, un rayon de lune éclaire son visage. Je me fige. Il y a ce choc de battement de cœur raté au milieu de ma poitrine, ces ondes concentriques de chaleur qui montent de mon ventre. Je ne suis pas ébloui par la pureté de ses traits, ni par les reflets sanglants que Saïphis allume dans sa chevelure noire retenue en une longue tresse soyeuse. Je ne songe même pas qu'elle est magnifique, je ne vois que ses yeux.
Deux lacs d'émeraude pailletés d'or, semblables aux frondaisons d'une forêt sous le soleil du printemps.
J'en ai le souffle coupé. Putain ! Cette fille a les yeux d'un Yrkan.
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