6.1 Un temps pour mourir
Sorrow
Epsilon Eridani, l'étoile d'Asile, a plongé depuis longtemps à l'ouest, derrière les frontières de l'Hostile. Sur le perron de l'ancien centre de transfusion, je hume à courtes bouffées l'air à peine rafraîchi. Son haleine de silex berce ces heures intemporelles consacrées au repos.
Il y a peu, ce hiatus nocturne n'existait pas pour l'hôpital. Même la nuit, errants et malades venaient y chercher secours. Jusqu'à ce qu'Isabella en interdise l'accès après le crépuscule.
Je soupire. Elle se trompe si elle pense qu'un décret suffit à tenir le monde à distance, à interrompre l'inexorable ressac de ses plaintes et de ses souffrances. Demain matin, elles n'en seront que plus nombreuses.
Cette quiétude est illusoire, juste le répit passager qu'offre le sommeil du fauve. En dépit de ses portes closes, l'hôpital palpite. Autour de moi, ma vision alterne me livre le rougeoiement de ses façades décrépites. Les vieilles pierres imbibées de chaleur brasillent dans l'obscurité, nourries d'un feu sournois qui couve sous leur peau craquelée.
Je tends l'oreille aux échos étouffés et lointains de la vie. Je capte le cri d'une femme en train d'accoucher, les pleurs d'un bébé, le râle d'un malade. Et dehors, les fissures qui se creusent, la course pressée des bêtes en chasse...
Le pas léger, presque un glissement, des Hives qui approchent.
Ils seront là dans quelques minutes. Je me redresse et me prépare à les accueillir, c'est à moi qu'il incombe de leur délivrer leur traitement depuis le départ d'Ary. Son absence ne doit pas les en priver, cette thérapie génique est la seule chose qui leur permet encore de vivre en surface. Sans elle, leur hypersensibilité aux radiations solaires les contraindrait à se terrer éternellement dans les cavernes les plus profondes de l'Hostile sans jamais en sortir. Lorsqu'il l'a conçu, Ary m'a dit que ce traitement payait la dette pour ce que nous avions fait d'eux. Je n'en suis pas totalement convaincue. Mais l'avenir le dira sans doute...
Je me crispe légèrement, penser à Ary réveille ma mélancolie. Il me manque. La plupart des gens à l'hôpital pensent qu'il est mort, que le Fléau l'a tué. Ils me traitent avec la compassion et le respect qu'on doit à une veuve. Parfois, cela me fait sourire. Il faudrait plus qu'une bête pour venir à bout de mon compagnon.
Sauf s'il a raison à propos de sa nature. C'est pour tenter de confirmer ses soupçons qu'il est parti. S'il voit juste, cette nouvelle pièce sur l'échiquier pourrait bouleverser le fragile équilibre d'Asile et mettre un terme définitif à la partie engagée il y a si longtemps.
Mais il y a plusieurs forces en présence. Ary et moi sommes l'une d'elles, les Hives en sont une autre...
Ils sont là. Au bout de l'allée, leur cortège émerge de la nuit. J'occulte les pensées indécises qui se heurtent dans mon esprit et compte machinalement les minces silhouettes qui s'avancent vers moi. Ils devraient être vingt, j'en dénombre deux de plus.
Je lève un sourcil intrigué. Ces deux-là ne sont pas des Hives, c'est certain. Pourtant, Obenga se tient près d'eux à l'arrière de la file et semble les avoir pris sous son aile. Il laisse ses congénères défiler devant moi en silence et pénétrer dans le pavillon avant de me rejoindre à son tour. Il penche vers moi sa maigreur ; dans l'ombre de sa capuche, j'entrevois la pâle lueur de ses prunelles translucides. Sa voix éraillée effleure mon oreille.
— Nous nous débrouillerons avec les infirmières, Sorrow, murmure-t-il, il y a là quelqu'un qui a besoin de toi.
Je ne m'attarde pas en questions inutiles, je connais assez le chef des Hives du nord pour me fier à son jugement et dévale aussitôt les quelques marches. Je jette à peine un regard à l'homme - un traqueur, à en juger par son équipement, ses armes et cette arrogance naturelle qui leur est propre - et me concentre sur la fille affalée contre son torse.
Je lui relève doucement le menton et examine son visage. Une Tox, très jeune et terriblement mal en point. Je note la vilaine teinte plombée de sa peau, les larges cernes violacés qui soulignent les yeux clos au-dessus des pommettes anguleuses, la poitrine décharnée soulevée de mouvements anarchiques impuissants à lui apporter l'oxygène nécessaire. Ces signes me disent « détresse respiratoire », il faut faire vite.
— Venez avec moi ! ordonné-je au chasseur.
Je rebrousse chemin vers l'entrée du pavillon, sans m'interroger davantage sur ce qu'un homme comme lui peut bien faire avec une fille comme elle. Je ne m'assure même pas qu'il me suit, persuadée - j'ignore pourquoi - qu'il ne l'a pas menée jusqu'ici pour l'abandonner au pied des marches. Seule l'urgence me pousse.
Nous n'avons pas le temps de retraverser tout l'hôpital pour la conduire en réa. Je bénis la prévoyance d'Ary d'avoir aménagé une salle de déchocage dans le bâtiment où nous soignons les Hives. J'espère seulement que le respirateur est en état de fonctionner, même si je sais qu'Alia vérifie la charge des batteries au moins deux fois par semaine.
J'ouvre la porte à la volée, les vieux néons s'allument dans un grésillement poussif. Tandis que je fouille une armoire à la recherche du matériel nécessaire, j'indique au traqueur :
— Allongez la sur le brancard et essayez de mettre cette machine en marche.
D'un geste, je lui désigne le respirateur. Il reste immobile sur le seuil, la Tox dans les bras, et observe la pièce. Un instant, je crains qu'il ne refuse d'obéir. Les traqueurs ne sont pas réputés pour apprécier de recevoir des ordres. Mais il s'exécute sans regimber et dépose la fille avec une étonnante douceur. Puis il s'accroupit devant l'appareil et, quelques secondes plus tard, le ronronnement familier s'élève dans le silence.
Je me désinfecte les mains et déchire l'emballage stérile de la sonde respiratoire avec une pensée reconnaissante pour les Techs qui parviennent encore à en fabriquer avec les moyens du bord.
— Il faut que je l'intube, expliqué-je, elle est inconsciente, mais un réflexe de défense est toujours possible. Restez près d'elle pour l'empêcher de bouger, au cas ou...
Il opine du chef, silencieux, attentif. Je bascule la tête de la jeune fille en arrière, écarte ses lèvres pourpres, abaisse sa mâchoire. Le laryngoscope plonge au fond de sa gorge. D'un geste précis, j'introduis la sonde dans sa trachée. Un geste que j'ai fait des milliers de fois, salvateur. L'air siffle par l'orifice en petites bulles mousseuses.
— Passez-moi l'embout du respirateur.
Je n'ai pas le temps de préciser « le tuyau, là ». L'objet atterrit dans ma paume. Je relève les yeux et croise le regard gris du traqueur. Concentré.
J'adapte prestement la tubulure à l'extrémité de la sonde avant d'effectuer quelques réglages sur l'appareil. Son chuintement remplace bientôt les mouvements respiratoires saccadés de la fille. L'ensemble de l'opération n'a pas duré plus de dix minutes. Je contemple mon œuvre et déclare, satisfaite :
— Une bonne chose de faite !
Avant de m'enquérir aussi vite :
— Elle a pris du Morphen ?
— Pour ce que j'en sais, oui, répond le traqueur d'un ton laconique.
Je fonce de nouveau vers la réserve de médicaments, sélectionne différents produits et prépare en hâte une perfusion. Pendant que je la mets en place, je sens, rivé sur moi, le regard acéré de l'homme. Il observe chacun de mes gestes.
— Est-ce qu'elle va s'en sortir ? questionne-il finalement.
Je scrute son visage impassible, y cherchant une trace de compassion. Je n'en trouve pas vraiment, mais sa voix grave est chaude, agréable, empreinte me semble-t-il d'une vague pointe d'inquiétude.
— Je n'en sais rien, avoué-je. Je lui ai donné ce qu'il faut pour combattre une overdose de Morphen, mais cette drogue est une vraie saloperie ! Et son état général est très dégradé...
Je me penche vers l'adolescente, palpe son visage, son cou, ses membres et vérifie la réactivité des pupilles. Grâce à la ventilation assistée, la cyanose de sa peau s'est déjà un peu atténuée. Mais je ne peux ignorer les multiples hématomes récents qui constellent ses bras et ses épaules.
— Qui lui a fait ça ? je demande.
— Son souteneur, lâche-t-il sèchement, un Omeyan du village voisin, un certain Ouerdji...
Je serre les dents, je connais trop bien cette crapule sournoise qui traîne sans cesse dans le coin. Dealer et proxénète. En l'absence d'Ary, il s'enhardit même à venir trafiquer dans l'hôpital. Isabella, si prompte à réguler la libre circulation des braves gens, le laisse faire. Une preuve de plus que notre nouvelle directrice a sûrement d'autres intérêts que le bien-être de nos malades.
— Ce n'est sans doute pas de votre ressort, poursuit le traqueur, mais il vaudrait mieux que cette ordure ne s'approche plus d'elle...
J'acquiesce d'un signe de tête.
— Je vais la faire admettre dans mon service, elle n'aura rien à craindre de lui tant qu'elle y restera. Il ne mettra pas un pied en réanimation, je vous le garantis.
— Pensez-vous réussir à la soigner ? interroge-t-il.
— J'essayerai. Mais son état est plus que précaire et ce sont surtout ses conditions de vie qui sont en cause. Je ne peux pas effacer en quelques heures les traces d'années de privations et de mauvais traitements.
Je le fixe de nouveau, tâchant d'interpréter son expression, de décrypter ses intentions, ses attentes à l'égard de cette fille. Ses traits impénétrables ne laissent rien paraître de ses émotions. En dehors, peut-être, de cette légère crispation des mâchoires qui pourrait traduire une certaine colère.
— Elle porte un bracelet d'apprenti, remarqué-je, vous êtes son mentor ?
Il hoche la tête, la tension de son maxillaire s'accentue imperceptiblement. Mon intuition me souffle que le choix n'est pas délibéré, ces deux-là sont aussi mal assortis qu'une vélasse et un ravinot. Sans trop savoir pourquoi, je décide d'en avoir le cœur net.
— Le risque qu'elle meurt est important, dis-je, je connais vos codes, que souhaitez-vous que je fasse ?
Il sursaute ; un bref instant, il semble pris de court. Il hésite puis réplique d'un ton froid :
— Vous êtes médecin, faites ce que vous avez à faire.
Il tourne les talons et se dirige vers la porte... pour se heurter à la carrure imposante d'Alia, campée sur le seuil. La massive infirmière l'examine des pieds à la tête, ses yeux globuleux s'écarquillent de surprise. Son regard délavé glisse de la haute silhouette du traqueur à la Tox allongée sur le brancard avant de s'arrêter sur moi.
— Que se passe-t-il, Docteur Sorrow ? interroge-t-elle, inquiète. Obenga m'a dit que vous aviez une urgence, est-ce que vous avez besoin de moi ?
— La situation est sous contrôle pour le moment, la rassuré-je, mais je veux bien que vous emmeniez cette petite en réa. Je vais prendre le relais auprès des Hives.
D'un geste autoritaire, Alia écarte le traqueur et se précipite auprès de la Tox. Elle se penche sur elle et sa figure s'éclaire aussitôt d'une compassion toute maternelle.
— Misère ! s'exclame-t-elle. Pauvre mignonne, qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?
— L'œuvre de Zayn'Mo, une fois encore... lâché-je, désabusée.
— Cette vermine ! gronde-t-elle. Votre mari aurait mieux fait de lui régler son compte au lieu de partir à la chasse au Fléau ! Enfin, au moins celle-ci est tirée de ses griffes maintenant qu'elle a trouvé un protecteur.
Elle ponctue ses paroles d'une œillade appuyée en direction du traqueur. Je réprime un sourire ; sous des dehors foutraques, Alia possède un sens aigu de l'observation. Elle n'a pas manqué de repérer le bracelet au poignet de la fille et le tatouage à l'Yrkan sur celui de notre visiteur nocturne.
— Costaud et plutôt mignon, en plus ! ajoute-t-elle d'un air appréciateur.
L'exo ne bronche pas. S'il est choqué par sa familiarité, il n'en montre rien. Je crois même déceler dans ses yeux clairs un infime pétillement amusé.
— Alia va la transférer en réanimation, indiqué-je, il ne vous est pas possible de l'accompagner. Je passerai la voir quand j'aurais fini de m'occuper des Hives. Vous pourrez repartir avec eux ou... si vous le désirez, rester ici jusqu'à demain pour attendre des nouvelles.
— La nuit sera déterminante ? s'enquiert-il.
— Pour elle, oui.
— Très bien. Dans ce cas, j'attendrai.
Alia, qui a déjà casé le respirateur aux pieds de la fille, déverrouille la porte qui donne sur la rampe d'accès extérieure.
— T'inquiète, mon joli, lance-t-elle en empoignant le lourd brancard, la petite est entre de bonnes mains ! Son temps pour mourir n'est pas encore venu. Au fait, elle s'appelle comment ?
— Sioban, répond-il avec un sourire, elle s'appelle Sioban.
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