6.2 Un temps pour mourir
Gabriel
Réveillé à l'aube, je traîne un peu au prétexte d'attendre des nouvelles de Sioban. Dans l'espoir aussi de revoir Sorrow, je l'avoue. Cette nuit est passée dans un rêve brumeux en noir et gris, laissant dans mon esprit son empreinte, comme une parenthèse onirique. La cohorte désincarnée des Hives, une gamine Tox à demi morte et cette femme aux yeux d'Yrkan... Si solaire et si froide à la fois. Elle a fait et fera ce qu'il faut. J'ai l'impression que c'est sa raison d'être : faire ce qu'il faut. Et me contraindre à agir de même...
Je chasse cette sensation dérangeante. Avec le jour, le monde a repris ses couleurs ordinaires. J'en profite pour explorer les lieux, l'aspect général de l'hôpital est désolant. De loin, le haut mur d'enceinte paraît robuste, mais de profondes lézardes et des parties écroulées, à peine rafistolées, le fragilisent dangereusement. Des fils barbelés, tendus au sommet, compense un peu cette apparente vulnérabilité. Quelques batteries de lazons et des factionnaires ostensiblement armés complètent les défenses.
Je note cependant que les armes ne sont pas du dernier modèle. Des taches de rouille se devinent sur les tourelles des lazons et les agents de sécurité affichent une lassitude et une absence de motivation évidentes. La nécessité de transformer un lieu de soin en cette réplique peu reluisante d'une forteresse militaire m'arrache un soupir désabusé. Elle traduit douloureusement l'hostilité du milieu.
Ma déambulation me ramène vers le grand portail aux grilles renforcées de solides plaques d'acier devant lequel nous nous sommes cassé le nez la veille. Il est à présent ouvert. Les premiers patients de la journée se pressent déjà en un long cortège misérable et se bousculent pour entrer dans un concert de gémissements.
Des gardes à la mine revêche filtrent scrupuleusement le passage. Je remarque qu'ils contrôlent les malades avec beaucoup plus d'empressement qu'ils n'en ont montré à l'égard des Hives. Ils semblent opérer un tri, ne laissant entrer que les plus mal en point. Ceux qui paraissent à peu près valides sont refoulés sans pitié, de même que les gens armés. Je me félicite d'avoir pu passer en fraude.
La majorité de la foule se dirige vers le bâtiment le plus proche de l'entrée, surmonté d'une enseigne lumineuse hors service qui proclame « Urgences ». N'ayant pour l'heure rien de mieux à faire, je me mêle discrètement au flux et pénètre à l'intérieur. Aussitôt, je suis assailli par une incroyable cacophonie de cris, gémissements, jurons et claquements de portes.
Effaré, je scrute cette cour des miracles, bondée d'indigents. Il y a des malades partout ! Allongés sur des brancards, assis sur les rares sièges ou à même le sol, debout dans les couloirs, ils attendent leur tour avec plus ou moins de patience. En comparaison, les blouses blanches qui circulent au milieu de cette marée humaine semblent en nombre dramatiquement insuffisant. À intervalles réguliers, des soignants sortent en trombe des salles d'examen, réclamant un médecin ou du matériel que personne ne va jamais chercher.
Au beau milieu de ce capharnaüm, une jeune femme blonde considère le chaos avec une expression de profond dégoût. Son visage ne reflète pas le moindre sentiment de compassion ou de pitié à l'égard de ces malheureux. Uniquement de la rage et de la colère. Elle jette un coup d'œil dans la salle d'attente où grouillent les malades et pince ostensiblement les narines. La puanteur est en effet insupportable. Elle avise une aide-soignante, porteuse d'une bassine remplie d'un liquide nauséabond.
— Qu'est-ce que c'est que ce bazar ? l'apostrophe-t-elle. Que font tous ces gens encore ici ? Et cette odeur ! C'est épouvantable ! Vous ne pouvez pas nettoyer ?
La fille paraît au bord de l'épuisement.
— On n'a pas le temps, Madame ! plaide-t-elle. Il y a une nouvelle épidémie de fièvre digestive dehors. Sûrement encore un problème avec l'eau potable. Les cas se comptent par dizaines ! Il en arrive sans cesse depuis deux jours... On fait ce qu'on peut, mais on est débordé.
— Et bien débrouillez-vous quand même pour me laver ces couloirs ! hurle la femme. Ce n'est pas en laissant des immondices traîner partout que l'on arrêtera la contagion ! Où est Sorrow ?
L'aide-soignante se redresse, piquée au vif.
— Le docteur Delamarre est en réa, Madame, rétorque-t-elle d'une voix glaciale. Il y a eu une rixe sérieuse hier, entre des Adbares Omeyans et des Gondvaris Chamanistes. Plusieurs blessés graves...
— Eh bien les infirmières n'ont qu'à s'en occuper toutes seules ! coupe l'autre. Je veux qu'elle descende ici mettre de l'ordre ! Qu'elle me trie tous ces bons à rien et flanque dehors ceux qui tiennent encore debout. Est-ce qu'elle s'imagine que je peux tout faire toute seule ?
La fille soupire et s'éloigne dans le couloir, évitant avec précaution les malades allongés sur le sol et les flaques suspectes qui constellent le carrelage.
— Bien Madâme... souffle-t-elle entre ses dents. Je vais la prévenir.
— Et dépêchez-vous ! crie encore la blonde avant de tourner les talons.
Je me trouve un endroit plus calme près d'un distributeur à boissons hors d'usage. Du coin de l'œil, j'observe le pétage de plomb de la blonde.
À deux pas de moi, l'aide-soignante vide sa cuvette dans un évier malpropre et la rince sommairement sous un filet d'eau jaunâtre qui empeste le désinfectant. Je désigne la jeune femme qui continue à vitupérer à l'autre bout du couloir et commente :
— Pas commode...
La fille lève ses yeux las, repoussant derrière son oreille une mèche de cheveux blonds filasse. Elle suit la direction de mon regard et hausse les épaules.
— Oh, elle est toujours comme ça, et c'est pire depuis qu'elle a récupéré la direction de l'hôpital. Une vraie peste !
Elle s'interrompt et me dévisage avec circonspection.
— Vous êtes qui, vous ? demande-t-elle d'un air suspicieux. Vous n'avez pas l'air malade !
Je souris.
— Disons que je suis un voyageur... J'ai quelques affaires à régler par ici. Ainsi, c'est la directrice ?
— Ouais ! Madame le Docteur Isabella Urgomacci ! réplique-t-elle sans aménité. L'Impératrice des Garces ! Quelles que soient vos « affaires », ne traînez pas ici. Si elle vous trouve dans son service, elle va encore piquer une crise !
Je n'ai pas le temps de répliquer, une porte s'ouvre à la volée et un homme en blouse crasseuse jaillit dans le couloir.
— Léo ! glapit-il. Appelle la sécurité et ramène tes fesses ! On a un Xenth en salle 4 !
— Et merde ! peste la fille en lâchant précipitamment sa bassine. Qui est le foutu connard qui l'a laissé entrer ?
Se répandant dans les couloirs comme une traînée de poudre, la nouvelle provoque un véritable sauve-qui-peut. Les malades qui sont encore capables de courir prennent leurs jambes à leur cou en direction de la sortie. Les autres se replient tant bien que mal le plus loin possible de la salle de soin d'où est venue l'alerte. Je dégaine d'instinct mon disrupteur et me précipite sur les talons de la dénommée Léo.
Je connais bien cette abomination que sont les Xenthéphasmes, communément appelés Xenths. L'une des pires engeances jamais produites par le biotope originel d'Asile ! Des parasites insectoïdes dégoûtants qui colonisent le système neuro musculaire de leur hôte humain. Ils décuplent la force physique, attaquent l'encéphale et transforment rapidement le porteur en zombie agressif et incontrôlable.
Dans certains territoires, la chasse aux Xenths est devenue une triste nécessité. Il arrive à des potentats locaux de solliciter les exo-traqueurs pour les débarrasser de leurs sujets contaminés. Au prétexte de la salubrité publique, la Guilde ne s'oppose pas à la pratique.
Je fais halte à l'entrée de la pièce pour prendre la mesure de la situation. Au milieu d'un carnage de verre brisé, un homme s'acharne à pulvériser le matériel médical. Peau bistre, cheveux noirs soyeux, il est incontestablement d'origine wuhei. Dans un accès de folie furieuse, il a arraché ses vêtements qui gisent sur le sol en un tas informe.
Toutefois, je n'ai aucun doute sur la nature de son mal. Le corps mince et élancé est déformé et boursouflé par l'hypertrophie musculaire. Des chapelets de nodules blanchâtres parsèment son torse et ses membres. Des filaments translucides vibrionnent aux commissures de ses lèvres et s'échappent de ses narines. L'expression de son visage n'a plus rien d'humain et son comportement s'apparente davantage à celui d'une bête sauvage.
Plusieurs soignants essayent de le contenir. Certains, munis d'aiguillons électriques, tentent de l'acculer dans un coin de la pièce. D'autres cherchent à lui passer des entraves aux chevilles. Mais il a déjà envoyé deux d'entre eux au tapis.
— Merde ! réitère l'aide-soignante. C'est au moins une classe 5 !
— Plutôt 6, je rectifie en observant la créature.
Ce n'est pas, hélas, la première fois je suis confronté à une telle situation et j'en connais déjà l'issue. Au prix d'amputations radicales, les victimes récemment infectées peuvent parfois s'en tirer... Mais les classes 6, celles qui abritent des parasites matures, sont irrécupérables. Elles perdent toute humanité et il est plus charitable d'abréger leurs souffrances.
Le spécimen que j'ai sous les yeux entre clairement dans la catégorie des incurables. À coup sûr, la bestiole est déjà solidement implantée dans son cerveau et annihile toutes ses capacités de raisonnement. Dans ce genre de situation, il n'y a qu'une seule chose à faire.
Le Xenth lance une nouvelle offensive et parvient à agripper l'un des infirmiers par le devant de sa blouse. Il est urgent de réagir. Sans état d'âme, je lève mon arme, vise soigneusement et tire. Le faisceau disruptif volatilise la tête du malade, frôlant de quelques centimètres celle du soignant qu'il s'apprêtait à étrangler.
Un silence brutal succède au tumulte. L'infecté s'effondre lentement, tandis que l'infirmier tombe lui aussi à genoux, les mains serrées sur la gorge.
Le premier instant de sidération passé, Léo se précipite vers son collègue pour s'assurer qu'il n'est pas blessé. Puis elle considère, incrédule, le corps décapité du Xenth avant de se tourner vers moi avec une expression de fureur.
— Vous êtes dingue ? s'exclame-t-elle. Vous... vous l'avez tué ! Comme ça !
— Et alors ? Vous vouliez faire quoi ? Attendre qu'il vous massacre ? Ce type hébergeait un Xenth adulte, vous ne seriez jamais parvenus à le maîtriser !
Je m'accroupis auprès du cadavre et examine d'un œil expert les boursouflures livides de sa peau.
— Il était prêt à essaimer. Dans quelques heures, ces nodules auraient libéré des centaines de larves, au risque de contaminer d'autres personnes. Vous feriez bien de brûler rapidement ce qu'il en reste. Et ses fringues, aussi.
La fille fait la moue. Elle ne peut nier que j'ai raison.
— Tout de même, proteste-t-elle, vous auriez pu blesser mon collègue !
— Pas de danger, assuré-je, je sais viser.
— C'est le moins qu'on puisse dire ! admet-elle en me toisant d'un air renfrogné.
Son regard tombe sur mon tatouage. Aussitôt, son expression change et elle a un infime sursaut de recul.
— Exo... marmonne-t-elle. J'aurais dû m'en douter ! Vous autres, vous tirez toujours sur tout ce qui bouge, on aurait pu essayer de...
Un gémissement l'interrompt. Serrées l'une contre l'autre au seuil de la pièce, une femme wuhei âgée et une petite fille fixent avec horreur le corps mutilé. Sans doute des proches du Xenth. Le visage ridé de la vieille dame est figé d'une douleur intérieure et ses yeux rougis ne semblent voir que son chagrin. La fillette, en revanche, me lance un regard insondable. Dans ses lisses prunelles d'obsidienne, je perçois un éclat de haine pure qui me met étrangement mal à l'aise.
Je détourne la tête. Qu'est-ce qu'elle croit, cette gamine ? Que j'ai tué ce type pour le plaisir ? Son temps était venu, il n'y avait rien d'autre à faire...
Une nouvelle exclamation ulcérée me dispense de formuler une justification. Campée sur le seuil, les poings sur les hanches et la mine hargneuse, le Docteur Urgomacci rive sur moi ses yeux bleu lagon.
— Qu'est-ce qu'il se passe encore ? rugit-elle.
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