8.1 Données ordinales

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Gabriel

Après le départ de Yani, je tourne les talons, décidé à retourner aux urgences. Je déteste l'oisiveté et, puisque j'ai plus ou moins accepté le contrat du Docteur Urgomacci, autant essayer de recueillir des renseignements sur mon futur gibier. Peut-être en apprendrai-je davantage en interrogeant les gens du coin.

Un bruit discordant de ferraille m'arrête dans mon élan. Je fais volte-face, un antique camion à la carrosserie éraflée, tamponnée d'une croix rouge à demi effacée, franchit le portail en cahotant et s'immobilise brutalement devant les urgences. Je note qu'on a remplacé les roues par des chenilles tout terrain et installé sur le toit une tourelle munie d'une mitrailleuse. En faction à l'accueil, l'aide-soignante de ce matin - Léo - lève la tête et s'exclame :

— Ah ! Sorrow est de retour !

Je m'empresse de rejoindre la fille, ravi à l'idée de revoir Sorrow et aussi, peut-être, d'obtenir des informations de première main. Si j'en crois Yani, le Fléau pourrait être en cause.

— Elle s'est rendue dans un village attaqué ? demandé-je à Léo.

L'aide-soignante me toise d'un regard méfiant.

— Vous êtes bien informé, constate-t-elle, mais ouais... On a reçu un appel de détresse ce matin. Sorrow a passé la nuit à s'occuper de votre Tox, mais elle a tenu à accompagner l'équipe de secours. Je suppose qu'elle nous ramène un bon paquet de blessés.

Je retiens une grimace, elle aussi est bien informée et déjà au courant pour Sioban. En ce qui concerne les blessés, en tout cas, elle semble s'être trompée. Un à un, les secouristes descendent du véhicule et pénètrent directement dans les urgences, le dos courbé. Tous affichent une expression de dégoût horrifié et certains paraissent même sur le point de vomir. Intriguée, Léo intercepte l'un d'eux au moment où il franchit le seuil.

— Mais... s'étonne-t-elle. Vous revenez à vide ? Où sont les victimes ? Et où est Sorrow ?

— Personne à ramener... lâche l'homme, laconique. Il n'y a aucun survivant. Sorrow arrive, elle est dans le 4X4.

Quelques minutes plus tard, un tout terrain passe les grilles à son tour et vient se ranger auprès de l'ambulance. Sorrow en descend et je ressens de nouveau cet agréable pincement d'excitation au creux du ventre. Je l'observe tandis qu'elle parle brièvement au conducteur avant de venir vers nous.

Pour une femme qui n'a pas dormi de la nuit, elle me parait plutôt en forme. Fraiche et lisse, aucune trace de fatigue. Son visage reflète la même impassibilité tranquille que lorsqu'elle s'est occupée de Sioban. Pourtant, une sourde inquiétude habite son regard et, quand elle répond aux questions de Léo, je perçois dans sa voix une tension indéniable.

— Non, indique-t-elle, nous n'avons pu sauver personne. Ils étaient déjà morts lorsque nous sommes arrivés. Les seuls survivants sont ceux qui étaient partis pêcher. Ils ne sont rentrés que ce matin et l'attaque doit remonter à une ou deux nuits. Il n'y avait plus rien à faire. Tous les habitants du village ont été massacrés.

— Tous ! s'affole l'aide-soignante. Les femmes et les enfants aussi ?

Sorrow hoche douloureusement la tête.

— Oui, confirme-t-elle, un véritable carnage. On ne leur a laissé aucune chance.

— Mais qui a pu faire ça ? Le Fléau ?

Le visage de la jeune femme se ferme.

— Plus probablement des pillards... répond-elle évasivement. Ce ne serait pas la première fois.

— Comme si vous pouviez croire ça, Doc ! intervient une voix masculine. Depuis quand les pillards bouffent-ils leurs victimes ?

Le timbre familier me tire brutalement de l'état de plaisante rêverie dans lequel m'a plongé la présence de Sorrow. Trop occupé à la contempler, je n'ai prêté aucune attention à la haute silhouette qui est sortie du 4X4 à sa suite. Incrédule, je fixe l'homme athlétique au crâne rasé qui m'observe d'un air goguenard. Par réflexe, je plaque la paume de ma main sur ma poitrine et frappe mon tatouage de mon poing fermé.

— Ekando... soufflé-je.

Le visage fendu d'un large sourire, il me rend le salut rituel des traqueurs avant de m'asséner une vigoureuse bourrade.

— T'es vraiment incorrigible, Dévereau ! s'exclame-t-il. Faut toujours que je te trouve entouré des plus belles filles du coin !

Il exécute devant Léo une révérence digne des salons les plus huppés d'Eklonn, agrémentée d'une œillade langoureuse. Les joues de l'aide-soignante rosissent et je songe avec un mélange d'amusement et d'irritation que, depuis notre dernière rencontre, mon ami Jude Ekando n'a guère changé. Le bougre profite sans vergogne de la fascination que sa peau sombre, ornée de multiples arabesques turquoise et indigo, exerce sur les femmes.

La plupart rêvent de découvrir s'il en a ailleurs que sur le visage et les mains. Je sais que c'est le cas, mais je suis également l'un des rares à en connaitre la réelle utilité. Les conquêtes de mon confrère trouveraient sans doute ces superbes tatouages beaucoup moins excitants si elles savaient qu'il s'agit des interfaces de contrôle de redoutables implants offensifs.

Sorrow, quant à elle, paraît imperméable au charme du traqueur. Seule la réflexion qu'il lui a faite semble lui importer.

— Si ce ne sont pas des pillards, lâche-t-elle, qui, selon vous, a massacré ces pauvres gens ?

Jude Ekando se tourne vers elle et reprend aussitôt son sérieux.

— Allons, Doc, vous vivez dans les Franges ! Vous savez aussi bien que moi comment ces bandes opèrent. Même les Toxs les plus enragés ne mettent pas leurs victimes dans cet état. Ces malheureux ont été littéralement dépecés !

— Il y a beaucoup de prédateurs dans les Franges, réplique-t-elle, certains ont sans doute commencé à dévorer les corps.

— Il n'y avait aucun charognard quand je suis arrivé au village, contre-t-il, mais je suis d'accord sur un point : les mutilations que j'ai vues sur ces cadavres ont été infligées par des griffes et des crocs.

Léo ne peut retenir une exclamation atterrée.

— Le Fléau ! s'alarme-t-elle.

Sorrow la toise d'un regard glacial.

— C'est ridicule ! affirme-t-elle. Aucune bête n'est capable de décimer un village entier. Ce Fléau n'est qu'une légende.

— Pourtant, interviens-je, le Docteur Urgomacci m'a demandé de vous en débarrasser.

Elle lève les yeux vers moi et assène d'un ton sans appel :

— Je doute qu'elle vous ait engagé uniquement pour lui rapporter la dépouille d'un fantôme ! À votre place, je m'interrogerais sur ses véritables motivations. Maintenant, excusez-moi, je dois m'occuper de mes malades.

Elle esquisse un pas vers l'entrée des urgences. Fâché de la voir déjà s'en aller, je tente de la retenir.

— Attendez ! prié-je. Vous ne m'avez pas dit comment allait Sioban.

Sorrow me jette un regard pénétrant qui semble chercher à évaluer si mon intérêt est sincère.

— Son état est stationnaire, réplique-t-elle sèchement.

Puis elle tourne définitivement les talons, attrapant au passage le bras de Léo.

— Vous aussi, vous avez du travail ! lui rappelle-t-elle.

Un peu dépité et surpris de ce brusque accès d'autorité, je la suis des yeux tandis qu'elle pénètre dans le service. La main d'Ekando s'abat sur mon épaule.

— Laisse tomber ! m'enjoint-il. Cette femme est un vrai glaçon ! Viens plutôt me raconter ce que tu fais dans le coin.

Jude me guide vers l'arrière de l'hôpital jusqu'à un endroit calme à l'ombre d'un petit bosquet, près de la poterne que j'ai empruntée la veille, et je me fais la réflexion qu'il a l'air de bien connaître les lieux. Nous nous asseyons contre les troncs rugueux pour bavarder tranquillement.

— Alors, vieux frère, s'enquiert-il, qu'est-ce qui t'amène par ici ? Et... qui est Sioban ?

— Une fille que j'ai ramassée à Eklonn, je réponds du bout des lèvres. C'est... mon apprentie.

— T'as pris une apprentie, toi ? C'est une blague !

Il écarquille des yeux incrédules. Morose, je lui relate les circonstances qui m'ont conduit à enfreindre mes principes d'indépendance.

— Eh ben, on peut dire que tu t'es mis dans une sacrée panade ! raille-t-il. La Guilde va te faire la misère si tu ne respectes pas tes engagements. Le mieux pour toi, ce serait sans doute que la gamine n'en réchappe pas.

Je hoche sombrement la tête.

— Sûrement, cette gosse a vraiment une vie de merde ! Si elle y passait maintenant, ça lui épargnerait bien des souffrances...

— Mais ?

Je croise le regard de mon ami, ses iris bruns me fixent avec une acuité dérangeante. Mes mâchoires se contractent, je pense ce que je viens de dire... mais...

J'aurais pu laisser Sioban mourir de son overdose la nuit dernière, dans ce village omeyan. Pourtant, je l'ai conduite ici, je lui ai donné une chance. Pourquoi ? Pour ne pas renier ma parole et souiller mon honneur d'une tache indélébile ? Par respect pour les codes de la Guilde et mon ancienne mentor ? Pour ne pas fâcher Sativa ? Ou parce qu'en dépit de mon profond désir d'indépendance, il reste au fond de moi ce besoin inassouvi de faire, une fois au moins, quelque chose de juste ?

Comme des mouches importunes, je chasse de mon esprit ces pensées douces-amères.

— Mais rien ! rétorqué-je.

Les lèvres charnues d'Ekando se tordent d'une moue chagrine, une expression ennuyée assombrit fugitivement son visage.

— Mouais, grommelle-t-il, t'as toujours aimé les challenges... Bon, à part jouer les nounous, tu as d'autres projets ? T'as dit qu'Isabella t'a engagé pour chasser le Fléau...

Ravi de changer de sujet, j'opine du chef et en profite pour m'assurer que nous ne risquons pas d'être en concurrence. Les codes de la Guilde sont stricts, chacun de ses membres mène ses propres affaires et, à moins d'une association officielle, aucun ne s'autorise à chasser sur les terres du voisin. Si je ne suis pas le seul sur le coup, cela pourrait devenir problématique.

— Et toi ? je demande. C'est aussi pour le Fléau que tu es ici ?

— Oh non, affirme-t-il, je suis juste passé par hasard dans ce bled wuhei et quand j'ai vu le carnage, j'ai appelé les secours. Mais la bestiole, je te la laisse bien volontiers. Pas envie de voir de près ce qui a pu faire ça.

Je fronce les sourcils, Jude n'est pas du genre impressionnable, pourtant il semble réellement mal à l'aise.

— C'est à ce point ? Tu as une idée de ce qui s'est passé dans ce village ?

Il hausse les épaules et s'éponge le front, la mine sombre.

— Bah, difficile à dire... En tout cas, ça dépasse en horreur toutes les violences qui se produisent habituellement dans les Franges. J'ai vu pas mal de charniers, mais jamais de pareilles mutilations ! Des membres arrachés, des morsures et des griffures profondes, des corps en partie dévorés...

Je le considère, perplexe. Des blessures qui évoquent inévitablement un prédateur. Je pense aux madogs qui ont attaqué Yani et à Heurtebise qui rêve d'exploiter le potentiel de ces créatures féroces... D'autres ont pu avoir la même idée.

— Sorrow semble penser qu'il s'agit de pillards, je rappelle, ils ont peut-être réussi à dresser des madogs, voire des vélasses...

— Les pillards laissent des traces, objecte Ekando, tout comme les animaux sauvages. En dehors de celles des habitants, je n'ai trouvé aucune empreinte. De plus, on ne leur a rien volé, leurs cabanes n'ont même pas été fouillées.

— Je vois... On peut oublier les brigands, ils auraient mis le village à sac.

— Ouais ! À première vue, le but de ce raid était d'exterminer la communauté toute entière. Ça pourrait être un règlement de compte. Ces pêcheurs vivent dans la zone d'influence de la Triade Xu, s'ils ont mécontenté la Matriarche, elle a pu ordonner des représailles, seulement...

Il marque un instant d'hésitation avant de poursuivre :

— Même les nervis les plus sanguinaires de Xu n'ont pas encore pour habitude de bouffer leurs victimes ! Et ils auraient clairement signé leur crime à titre d'avertissement pour les autres communautés wuheis du coin. Ça ne colle pas.

— On en revient donc à ce fameux Fléau, conclué-je. Mais quelle sorte de bête serait capable de massacrer tout un village ?

— Excellente question ! Va savoir le genre d'horreur qui a pu voir le jour dans ces territoires de merde ! Ça aime le sang, en tout cas. Et c'est particulièrement vicieux et sournois. Ces pauvres bougres n'ont eu aucune chance d'en réchapper.

Je médite un instant ces propos et songe à ma partenaire. Sativa aura besoin de données objectives pour établir un profil du prédateur, il nous faut davantage d'informations.

— Je dois aller sur place et me rendre compte par moi-même, déclaré-je en me levant.

— Donc, t'as l'intention de te lancer dans cette traque...

— Pas trop le choix ! J'ai confié la Tox aux guérisseurs et Isabella a été claire : le prix pour les soins, c'est la tête du Fléau. De plus...

Je marque une nouvelle pause et promène autour de moi un regard désabusé.

— On n'a pas intérêt à laisser cette chose décimer la population et rendre la région invivable.

— C'est sûr, approuve Jude, si elle bouffe tous nos clients, ça ne sera pas bon pour les affaires.

— Il y a encore six bonnes heures avant la tombée de la nuit, indiqué-je, les yeux levés au ciel, le temps de faire l'aller-retour jusqu'à ce village. Tu m'accompagnes ?

Mon ami secoue la tête en signe de dénégation.

— Haha, non merci ! J'ai vu assez de macchabées pour aujourd'hui ! Et je pense me consacrer à d'autres occupations.

— Comme tu veux. À propos, tu ne m'as pas dit ce que toi, tu fais ici. Un contrat dans le coin ?

— En quelque sorte, répond-il d'un ton évasif, et j'en ai profité pour venir saluer une amie.

Les paroles de Yani à propos d'un traqueur qui « fricote avec la directrice » me reviennent tout à coup, mes lèvres s'étirent d'un sourire de compréhension.

— Isabella ? je suggère.

— Isabella, confirme-t-il avec un clin d'œil entendu.

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