8.2 Données ordinales

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Sativa

Comme chaque jour depuis le début de ce mois de Messidor, le soleil blanc d'Asile rôtit cruellement les terres des Franges. Les lourds nuages plombés, qui roulent à l'est aux frontières de l'Hostile, ne sont que la promesse d'un orage qui n'éclatera sans doute jamais. C'est du moins ce que m'indique mon logiciel de prévision météo.

Cette chaleur accablante et la sécheresse précoce qui en résulte expliquent peut-être l'absence étonnante de gibier. La nuit dernière, après avoir raccompagné Ima chez elle et m'être assurée qu'elle ne risquait rien, j'ai chassé pour mon propre compte. Et pour être honnête, je n'ai pas trouvé grand chose à me mettre sous la dent.

Grâce au Saint Algèbre, ma constitution semi-organique me dispense de me brancher sur un quelconque réseau pour recharger mes batteries. Mes nodules ATP condensent naturellement l'influx électrique de mes cellules biologiques et l'optimisent pour alimenter mes cyber-composants. En matière de synthèse énergétique, on n'a encore rien inventé de mieux que le vivant. Reste qu'à intervalle régulier, il me faut nourrir ma part animale avec ce que les humains appelle communément de la bonne viande.

Et clairement, c'est une denrée qui semble se raréfier. Même les madogs paraissent moins nombreux que par le passé. En plusieurs heures d'affût, je n'ai pas aperçu la queue du moindre canidé. La meute que nous avons croisée hier semble n'avoir été qu'une exception.

Tapie à l'ombre d'un muret de pierres sèches en face de l'hôpital, je lève les yeux vers le dôme incandescent du ciel puis reporte mes capteurs optiques sur la longue file de Frangeux agglutinés depuis le matin devant les grilles. Machinalement, mon cerveau quantique traite les données et en tire des inférences logiques.

Pour moi, la rareté des proies n'est pas un problème crucial, je n'ai pas besoin de beaucoup de calories organiques pour subsister.

Pour Gabriel, l'absence de madogs à proximité relative d'Eklonn lui compliquera un peu la tâche. S'ils ont migré plus au nord en quête de fraîcheur, nous devrons nous éloigner davantage, puis convoyer les animaux captifs sur une longue distance et les nourrir pour les garder en bon état jusqu'à la livraison. Ce sera fastidieux, mais pas insurmontable. Ce sont les aléas du métier, de toute façon.

En revanche, pour les populations des Franges qui vivent essentiellement de chasse et d'agriculture, les conséquences à terme pourraient être bien plus dramatiques. Mes scanners m'indiquent que la plupart des gens qui se pressent à l'entrée de l'hôpital souffrent déjà de malnutrition et portent les stigmates d'une existence rude et sans confort. L'appauvrissement des ressources aggravera encore leur précarité et produira fatalement de nouvelles tensions. Si la dégradation des conditions naturelles leur pourrit un peu plus la vie, le fragile équilibre de cette société déjà à la limite de l'explosion risque vite de voler en éclat.

Je redresse le museau en apercevant le petit chasseur omeyan qui se faufile prestement hors de l'hôpital. Il s'extrait habilement de la cohue et commence à s'éloigner en direction de son village. Je zoome sur son visage concentré. Ses yeux fouillent les ruines avec attention, il a l'air de chercher quelque chose.

Je le laisse dépasser mon poste d'observation, puis me glisse à sa suite, trottant en mode furtif à l'abri du remblais qui borde la chaussée. Lorsque j'estime m'être assez éloignée du regard scrutateur des gardes, j'émets un discret feulement. Il tourne la tête, une fugace expression de surprise marque ses traits, aussitôt remplacée par un large sourire.

— Hé ! s'exclame-t-il. J'savais bien que j'te trouverais dans l'coin !

— C'est plutôt moi qui t'ai trouvé, remarqué-je, les babines retroussées d'une grimace amusée.

— Pas du tout ! proteste-t-il. J't'avais repérée dès l'début !

Je n'en crois pas un mot, mais l'aplomb de ce petit homme me touche et je n'ai nulle envie de blesser sa fierté. Je réprime à grand peine l'équivalent électronique d'un gloussement et déclare avec sérieux :

— Je n'en doute pas !

— Pis j'pensais bien qu't'attendrais Gabriel pas loin. Vous deux, vous formez une équipe...

Je hoche doctement la tête, c'est à peu près ça, en effet.

— D'autant qu'il va avoir besoin de toi pour chasser le Fléau.

Cette fois je ne peux retenir un sursaut.

— Chasser le Fléau ! Qu'est-ce ce que c'est encore que cette histoire ?

— Ben... Il a passé un accord avec Urgomacci, la directrice de l'hôpital. Il a accepté de traquer le Fléau pour elle...

Il marque une petite pause puis ajoute d'un air dégoûté :

— Pour payer les soins de la Tox !

Je remballe un grognement irrité. Cette nuit, Gabriel m'a brièvement contactée pour me prévenir qu'un des médecins de l'hôpital s'était occupé de Sioban, mais il s'est bien gardé de m'informer qu'il avait accepté un nouveau contrat.

Non que j'y trouve à redire si c'était nécessaire pour assurer la prise en charge de la petite, mais tout de même ! Il aurait pu me demander mon avis. Et puis, je le connais trop bien. Je me doute qu'il ne s'est pas engagé par pur altruisme envers cette pauvre enfant. Je soupçonne son impulsivité légendaire et son orgueil démesuré d'avoir une fois de plus dicté ses choix. Cet humain est incorrigible ! Il ne sait pas résister à la moindre promesse d'exploit et d'adrénaline.

— Au moins, marmonné-je, Sioban est en sécurité. On peut espérer qu'elle soit bien soignée et qu'elle puisse guérir de son addiction.

— Mouais... Ben ça, c'est pas gagné ! renifle Yani avec un mépris dubitatif. Dans l'état qu'elle est... Pis pour arrêter d'se camer, l'fief des guérisseurs, c'est sans doute pas l'meilleur endroit du monde.

— Bien sûr que si, voyons ! Les médecins vont la sevrer, elle ne risque pas de pouvoir se procurer de la drogue.

Le gamin lève vers moi un visage chiffonné par la réflexion.

— J'sais pas trop... avoue-t-il finalement. Gabriel, il m'a dit que c'est le Docteur Sorrow qui s'en occupe, alors avec elle, pas de risque qu'on lui en refile. Mais y a les autres...

— Comment ça, les autres ? Tu veux parler des soignants ? Enfin, ce ne sont sûrement pas des dealers !

— Oh non, la plupart sont clean ! C'est juste que...

Tout à coup, sa figure se rembrunit. Il détourne la tête avec une certaine gêne, ses traits reflètent une vague hésitation. L'indécision de celui qui pèse le pour et le contre et tente d'anticiper les conséquences possibles de ses paroles. Il jette des regards inquiets vers l'hôpital, comme s'il craignait soudain d'en avoir trop dit.

— Tu sais quelque chose ? l'encouragé-je.

— Oncle Riss, il a pas voulu m'écouter quand j'y ai dit, il a trop d'respect pour les guérisseurs, mais...

Il déglutit et se racle la gorge.

— La nouvelle directrice, là, la Reine Noire... Moi, j'suis sûr qu'c'est elle qui fabrique la came !

— La... directrice ? je répète, non sans une certaine incrédulité. Qu'est-ce qui te fais croire une chose pareille ?

— Ben... déjà, elle est toujours fourrée avec Georges Zermatt, le chef du clan des Paladins Blancs. Et lui, malgré ses beaux discours sur l'travail et la morale, tout l'monde sait d'où il tire son argent. Il peut bien faire trimer ses gens comme des bêtes, c'est pas la sueur de paysans qui rapporte autant de richesses.

— Et c'est quoi, à ton avis ?

— Les « affaires », tiens ! Les armes, les filles... C'était son business au début. Seulement, ça lui suffisait sans doute pas. Alors il a fait le tour de tous les dealers indépendants du coin. Il leur a promis sa protection et de la came à gogo, maintenant la plupart bosse pour lui.

— Je vois... Mais que vient faire là dedans la directrice de l'hôpital ?

— Justement, y a d'ça environ deux ans, il a commencé à lui tourner autour, à l'inviter à des fêtes chez lui et tout ça. Et p'têt six mois plus tard, il a mis l'Morphen sur l'marché. Ce truc là, ça existait pas dans les Franges avant et c'est sûrement pas ses bouseux qui l'ont inventé. Fallait quelqu'un qui s'y connaisse en chimie.

— Tu en déduis donc que c'est elle qui a créé cette drogue.

— Ben, j'vois pas qui d'autre. En plus, y a le labo d'l'autre côté du campus. C'est là qu'les guérisseurs fabriquent des médocs pour l'hôpital. J'l'ai vue plusieurs fois y aller la nuit, à des heures où les gens honnêtes sont couchés.

— Elle fait peut-être des heures supplémentaires... suggéré-je avec un sourire.

— Mouais... sauf qu'les autres guérisseurs, ils vont jamais au sous-sol. Et moi, j'sais qu'en bas, y a un passage caché qui mène à une porte fermée à double tour gardée par un mec à Zermatt.

— C'est curieux, en effet.

— Tu peux l'dire ! Pis y a Ouerdji, aussi. La Reine Noire, elle le laisse entrer comme il veut à l'hôpital, surtout depuis qu'le Professeur Serra est parti. Moi, j'pense qu'il lui ramène des Toxs pour tester ses produits.

Durant une fraction de seconde, je reste immobile et silencieuse, les paupières mi-closes. Le temps pour mes process d'analyser et de corréler les données transmises par Yani. Le résultat s'affiche dans mon espace nodal, une probabilité de quatre-vingt douze pour cent valide ses hypothèses. Un joli score. Je lui glisse un coup d'œil impressionné, je dois reconnaître que pour un humain sans éducation, cet enfant possède un potentiel logico-déductif remarquable.

En même temps, je ne suis pas surprise par la probable exactitude de ses suppositions concernant le sujet Zermatt. En cinq ans de mission dans les Franges avec Gabriel, j'ai eu mainte fois l'occasion de croiser semblables potentats locaux qui construisent leur pouvoir sur des pratiques mafieuses. En revanche, je suis plus dubitative sur l'implication de la directrice. Une telle dérive va clairement à l'encontre des schémas comportementaux traditionnellement associés à sa catégorie professionnelle.

— Enfin, cette femme est médecin ! réfléchis-je à voix haute. Sa vocation est de soigner, pas de fabriquer et de distribuer du poison ! Qu'est-ce qui a pu la pousser à enfreindre à ce point son éthique ?

Yani me fixe avec des yeux ronds, sa bouche se tord d'une moue désabusée.

— La moula ! lâche-t-il comme une évidence. Tu crois quoi ? Faut r'descendre, Dame Patoune ! Tous les guérisseurs sont pas des saints, y en a qui crachent pas sur la thune et l'pouvoir qui va avec. La Reine Noire, elle aime beaucoup les deux ! Et même si c'est une sale bête, ben... j'la comprends un peu.

Il baisse la tête et sa figure se renfrogne de nouveau.

— Moi aussi, j'aimerais bien être riche, avoue-t-il après une brève hésitation. Habiter dans une belle maison et qu'Ima, elle puisse faire c'qu'elle veut, qu'elle ait des bons vêtements et des bijoux. Et voir du pays, pouvoir apprendre des trucs, aussi...

Il s'interrompt une fois encore, se frotte les yeux de ses poings fermés et s'essuie le nez d'un revers de main avant d'ajouter d'une petite voix :

— J'critique pas la coutume, hein... Mais faut avouer qu'au village, il s'passe pas grand chose. Pis chasser et cultiver la terre, ça permet tout juste d'survivre. C'est pour ça que j'veux devenir traqueur !

Embarrassée, je me contente de hocher la tête. Je ne sais trop quoi répondre. Mes banques de données relatives aux affects humains sont certainement parmi les plus complètes jamais constituées, pour autant je peine toujours un peu à concevoir la perpétuelle insatisfaction de ces êtres.

Mais sans doute, le besoin irrépressible de leur espèce d'aller de l'avant au mépris des conséquences est-il le principal moteur de son évolution. Cinq années à côtoyer Gabriel, spécimen imprévisible et irrationnel s'il en est, m'ont appris que le juste équilibre bénéfice-risque ne figure pas en tête de ses données ordinales.

Je laisse échapper un soupir. Les humains sont comme des grains de sable emportés par le vent, bien malin qui peut prévoir leur trajectoire. Mais il suffit d'un seul d'entre eux tombé au bon endroit pour détourner le cours d'une rivière et, au-delà de ma logique d'IA, mon instinct de félin me souffle que je ne suis peut-être pas au bout de mes surprises.

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