Première Partie
En ce jour ordinaire, Jude s’était levée, saluée par le froid mordant d’un hiver tardif, mais brutal. Le feu laborieusement allumé, elle put préparer son gruau et sa tisane avant de se mettre au travail. Le visage poupon et candide de Dame Philomène attendait ses dernières retouches.
Jude poussa un long soupir en scrutant la toile. Elle ne craignait pas d’avoir échoué – elle savait que ce n’était pas le cas – mais elle en avait par dessus la tête des portraits, surtout lorsque la cliente tenait à tout prix à dissimuler son âge véritable. Dame Philomène avait cinquante-quatre ans, à peine plus que Jude. L’artiste trouvait presque vexant de devoir préserver la jeunesse de sa cliente, lorsqu’elle-même n’avait pas ce luxe.
Elle avala un reste de tisane de réglisse pour se donner du courage, puis se mit à l’œuvre. Elle eut à peine le temps de tremper son pinceau dans la peinture blanche que quelqu’un toqua à la porte. Jude leva les yeux au ciel, essuya négligemment son outil, puis entrebâilla la porte d’entrée. Un jeune homme très propre sur lui la salua en soulevant son chapeau.
- Bonjour Madame ! Suis-je bien chez Jude, fille de Thalie ?
A la mention du nom de sa mère, l’artiste se renfrogna encore davantage.
- Que lui voulez-vous ?
- Monsieur le Maire m’envoie pour traiter avec vous d’un sujet… délicat. Mais je saurai faire court, je vous le promets !
Son débit de parole s’accéléra d’un coup alors que Jude commençait à refermer la porte. Après plus de trente cinq ans de carrière auprès des gros bonnets d’Herparra, elle ne prenait plus la peine de cacher son désintérêt. Surtout auprès des novices.
Le dénommé Bernois, comme il se présenta, entra dans l’atelier et se rapprocha de la cheminée. La neige saupoudrée sur son veston de velours tomba en gouttelettes sur un parquet déjà humide. Jude ne lui proposa pas de tisane et se contenta de l’écouter, les bras croisés.
- Bien… pour commencer… avez-vous vu votre mère, dernièrement ?
- Je ne pense pas que ça vous regarde.
- Oh non, bien sûr ! Ce n’était pas une curiosité mal placée de ma part ! C’est seulement que… eh bien… il s’est passé quelque chose.
Jude leva les sourcils dans une inquiétude soudaine. Bernois s’en aperçut et se reprit immédiatement.
- Ne vous en faites pas ! Ce n’est rien de grave. En tout cas, pas de son point de vue. Pour Monsieur le Maire en revanche…
L’artiste s’agaça des circonvolutions incessantes de cet assistant maladroit. Elle pencha la tête en direction de son tableau.
- Venez-en au fait. Comme vous pouvez le constater, j’ai du travail.
- Ah oui… très réussi ! Euh… bon. Récemment, il semblerait que notre bien aimée Chroniqueuse peine à maintenir les Archives Victorieuses en bon état. Nous avons reçu de nombreuses plaintes de visiteurs au sujet de de pages manquantes. Une telle chose ne s’était jamais produite auparavant. C’est assez préoccupant pour susciter l’inquiétude du conseil.
En effet, c’était étonnant : Thalia prenait le plus grand soin de ses codex. Un soin maladif, à dire vrai. C’est en partie pour ce travail acharné que les habitants d’Herparra n’avaient jamais souhaité la remplacer. Son statut d’héroïne lui garantissait de nombreux privilèges, mais cela ne la rendait pas exempte de rendre des comptes. Une telle négligence n’était pas dans ses habitudes.
- Vous voulez dire qu’elle n’a pas su surveiller quelques vandales ? Vous avez pu les retrouver ?
- Ce n’est pas cela : l’encre s’est effacée. Les codex sont en parfait état. Certaines pages sont simplement redevenues vierges.
De plus en plus étonnant. Les archives avaient été rédigées par un processus de transposition de l’Essence. Thalia avait projeté ses souvenirs sur les codex, s’assurant une conservation parfaite. Contrairement à l’encre, destinée à pâlir au fil du temps, l’impression par transposition devait, en théorie, ne jamais s’effacer.
- Avez-vous demandé une expertise auprès des maîtres d’Herparra ?
- C’est la raison de ma visite… votre mère refuse toute aide. Qu’elle provienne de la ville ou d’ailleurs.
L’artiste sourit en coin. Elle la reconnaissait bien : aussi fière qu’un aigle et aussi têtue qu’un bouc. Elle voulut souhaiter bon courage à Bernois d’un air sarcastique, mais comprit à son expression gênée qu’on attendait qu’elle y fasse quelque chose.
- Vous pensez que j’arriverai à la convaincre ? Ça fait des années que je ne lui ai pas rendu visite.
Jude n’avait aucune honte à l’admettre, mais la légère moue désapprobatrice de Bernois lui procura un grand inconfort, bien vite dissimulé par une colère silencieuse. Personne n’avait le droit de la juger.
- Je vois… pourriez-vous tout de même essayer ? Vous êtes sa fille. Votre opinion doit compter.
Jude se mordit la langue. L’assistant se trompait sur toute la ligne : Thalia ne l’avait jamais écoutée. Le fait qu’elle soit coincée dans cet insupportable climat montagneux à flatter l’égo de nobles superficiels au lieu de parcourir le monde en était la preuve. Si Thalia était incapable de comprendre les désirs de sa fille, comment pourrait elle accepter de recevoir de l'aide ?
Pourtant, Jude n’arrivait pas à refuser la requête du Maire. Ce n’était pas par respect pour le conseil d’Herparra, qui ne lui inspiraient que mépris. Ce n’était pas pour préserver les Archives Victorieuses, car elle haïssait cet endroit. C’était simplement pour protéger sa mère. Malgré toute sa rancœur, l’artiste n’aimait imaginer sa souffrance face à la déchéance de l’œuvre de sa vie.
- Avez-vous pu la voir ? Comment allait-elle ?
Bernois fut pris de court par une question aussi sincère, prononcée d’une voix douce. Presque un murmure.
- Oui… elle avait l’air épuisée, nerveuse… effrayée, même. Je crois que c’est dû à… quelque chose dont je n’ai pas encore parlé. J’hésitais, à vrai dire…
- N’hésitez plus.
- Vous savez, les projections installées dans la tour ? Eh bien, elles ne sont plus contenues dans leur espace dédié. Elles se promènent librement et harcèlent les visiteurs. J’imagine qu’ils s’en prennent également à votre mère.
Jude voyait très bien de quoi il s’agissait : ces projections permettait aux illettrés d’accéder aux archives en dialoguant avec les personnages clés de la Guerre du Fer. Il ne s’agissait que d’illusions, parfaitement inoffensives, mais suffisamment réalistes pour évoquer de fortes émotions. Jude déglutit en les imaginant incontrôlables, hantant leur créatrice impuissante.
- Très bien. Je lui rendrai visite cet après midi.
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