CHAPITRE IV
« Le temps d'un instant, on a arrêté de se mentir. Les distances se sont prolongées. Nous avions besoin d'espace pour, à nouveau, respirer dans les méandres. Toi et moi devions retrouver nos repères. Mais sans crier garde, nous avons perdu les commandes. Tu les as perdus. Et tu m'en as rendu responsable. Dans les grandes règles de l'art, tu n'as pas hésité à te venger. Ta bonne amie, la vengeance, ne s'insurgeant face à ce énième service que tu lui as demandé.
Peut-être t'avais-je manqué après tant d'années ? Aah la souffrance est ton domaine de prédilection. Tu te nourris de la peur des gens. Tu adores goûter à cette osmose emplie de saveur écrasant nos poitrines. Moi tu m'apprécies tout particulièrement, je le sais. Je suis ton plat préféré. Ce n'est plus un secret. Toi et moi seront intiment lié à vie, quoi qu'il arrive. Notre relation est éternelle. Indestructible. Tu seras toujours là pour me tenir la main.
Ô merci, à toi la mort, d'être avec moi sans remord. Qui serai-je sans toi aujourd'hui ? Sûrement un trésor. Une personne inestimable, ayant usé de ses jours pour faire le bien. Donc personne à tes yeux. Un énième nom sur ta liste. Peut-être une âme heureuse. Merci à toi la mort de m'avoir accompagné jusqu'ici dans cette folle aventure que nous appelons la vie, j'attends mon tour avec impatience. Le jour où tu m'emmèneras définitivement avec toi. »
J-14 avant l'envolée de l'espoir noir.
L'après-midi nous surplombe de son imposante chaleur. Ces temps-ci, l'été est capricieux. Elle veut se faire désirer puis détester. Avant, nous avions droit à une pluie martelante, à présent, nous suffoquons à respirer l'aire sèche et lourde qui ensevelit la prison.
Je suis septique face à la sincérité de tous les soutiens que j'ai reçus au cours de ces dernières heures. Sont-ils aussi honnêtes ? Je veux dire, comprennent-ils vraiment la douleur qui m'accable ? Compatissent-ils tous à ma perte ? Je n'en sais rien.
Après tout, comment savoir, je suis incapable de répondre à n'importe quelles interrogations, en ce moment. Mon cerveau s'est crispé à la minute ou l'annonce est tombée. J'ai comme perdu le moyen de réfléchir ou de me concentrer correctement.
Mes yeux me picotent. Ils sont meurtris par les larmes amères qui les ont inondés, rougeoyant à la lumière vive des néons de ma cellule.
Les jumeaux ont passé la nuit et la matinée à mes côtés, ne demandant aucune explication, au fait que j'ai un enfant. Ou bien devrais-je dire avait.
Ils semblaient eux-mêmes n'avoir aucune envie de connaître les détails de mon ancienne vie qui ne peut être définie comme un véritable succès. J'avais cru discerner de la peur dans les yeux des deux prisonniers. Ils redoutaient sûrement les répercussions d'une question aussi déplacée en ce genre de situation qu'on appelle le deuil. Mais ils étaient surtout navrés de me voir si pitoyablement malheureuse. Détruite.
Jade et Jayce se sont contentés de me soutenir du mieux qu'ils pouvaient, sans en faire des masses pour autant. Ils me connaissent et savent que je préfère largement la compagnie de la solitude. Je ne suis pas une adepte de l'agitation des foules. Une si soudaine attention ne m'aurait pas aidé à surmonter mon chagrin. Au contraire, j'aurai vite perdu mes moyens, devenant folle.
Même après six mois de vie commune, je n'ai jamais omis avoir une famille, un mari ou un fils. Non, jamais. J'ai peut-être espéré oublier cette première partie de mon existence catastrophique et passer à autre chose, en me construisant un avenir meilleur. Je me demande comment j'ai pu être aussi stupide et naïve pour croire en de telles absurdités.
Mon estomac fait un bond. Depuis hier, j'ai une envie maladive de rendre mes tripes. Une odeur âcre persiste dans ma bouche, ce qui ne m'aide guère à tenir. C'est un arrière-goût reflétant la nourriture dégueulasse qu'on nous sert à la cantine. Je ne sais pas encore combien de temps, je vais pouvoir résister.
Recroquevillé dans un coin de mon lit, j'ai cessé de pleurer. Une nuit à sangloter m'a largement suffi. En fin, je crois. Non, c'est complètement faux ! Elle ne m'a pas satisfaite, voir pas du tout même.
Mais que dois-je faire ? Épuiser toutes les larmes de mon corps jusqu'à que mort s'ensuive ? Je n'en ai pas la force ni les moyens. Marre d'entendre mes plaintes s'échouer lamentablement dans les confins des couloirs de fers.
Désormais, j'ai décidé de les cacher et de les montrer silencieuses, tapies des autres oreilles, sauf les miennes.
Durant toute cette longue nuit de torture, il m'est même arrivé de laisser échapper des cris, des cris révélateurs de ma rage et chagrin dévastateur. Je ne pouvais plus contenir ma détresse. Elle se propageait à l'intérieur de moi, enflait, s'élargissait, à la limite du possible, jusqu'à qu'elle explose.
Je me suis effondrée sur le sol un nombre incalculable de fois. Jayce se précipitait vers moi pour me rattraper. Trouvant refuge dans ses bras pendant d'interminables minutes avant de retrouver la volonté à rejoindre le calme.
Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont je dois réagir. Je suis trop jeune pour avoir à affronter une épreuve de cette envergure. Je suis épuisée par tant de malheurs. J'en possède tant que je ne sais plus qu'en faire. La vie ne me laissera-t-elle pas jouir de la tranquillité un jour ?
Un paquet de lettres prend poussière sur ma table. Ne sachant comment m'occuper, j'en choisis une dans le tas, à fin, d'essayer d'altérer mes mornes idées. À force de me replier sur moi-même, ma tête explosera. Alors au point où j'en suis, une simple banane pourrait me distraire.
Avant de mettre les pieds ici, nous avions le droit d'amener avec nous deux objets personnels. Parmi ces deux, j'ai opté pour une lettre que ma mère et mon père m'avaient écrite lors de ma naissance.
Néanmoins, cela ne les a pas empêchés de m'abandonner. Jusqu'à aujourd'hui, je me suis interdit sa lecture. Par fierté et surtout par crainte. Je ne voulais connaître les mots de la femme qui aurait dû m'élever et qui avait préféré m'envoyer dans une autre famille. Serait-ce le bon jour pour la découvrir ? Existe-t-il même un jour approprié ?
« Ma chère et tendre Andorra,
Tu es née sur une terre bénie par dieu et la paix qu'il nous a accordée. Une terre trépignant, face à ton arrivée parmi nous. Des parents qui ne voulaient plus qu'une chose sentir ta présence, possédions qu'un souhait te serrer contre nous. Il y a deux semaines, alors que j'ai eu l'opportunité d'enfin te tenir dans mes bras, te de caresser des bouts des doigts et d'étreindre ta petite main entre la mienne, j'ai cru observer un joyau. Précieux, délicat et rempli d'une tendresse inestimable. Je n'osais te toucher de peur de blesser ce bout de beauté aussi rare à mes yeux. Je me suis cramponnée au bord de ton berceau, te contemplant des heures durant. J'aurais pu rester à tes côtés, à examiner chacun de tes traits jusqu'à que la mort en personne vienne me chercher par la racine de mes cheveux. Je n'ai aucun mal à t'imaginer déjà grande, doté d'une grâce qui rendrait les déesses vertes de jalousie, héritant de la sagesse de ta mère et de la ruse de ton père. Tu seras sans aucun doute une personne formidable. Je discerne dans tes yeux une lueur scintillant de malice qui éblouira le monde entier. Ton destin te réserve des merveilles. Crois-moi. Maintenant que tu tiens une place immense dans ma vie, je ne peux songer à une existence sans ton rire mélodieux qui chambarde les larmes en sourire. Ton père et moi possédons un amour sans limites pour toi. Et rien ne pourra jamais changer cela. Je voudrais tant te dire que tu pourras bénéficier d'une protection sans quelque conque danger et une vie de liberté. Mais je ne peux te promettre des choses qui ne sont à la portée de personne ici. Cependant, je peux te promettre que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que tu puisses jouir des quelques bonheurs de la vie. Je donnerai tout pour que tu sois heureuse jusqu'à ma propre vie.
Ta mère à son ange. »
Plus mes yeux parcourent la lettre, plus mes mains s'y agrippent farouchement, la froissant. C'est un enchainement de supplices. Je ne peux l'ôter de mes mains, car je risque de me perdre. Ce papier est mon ancre. Je m'y accroche pour ne pas perdre pied. Il me guide en quelque sorte, en fin je crois, je ne suis plus sûr de rien.
Ne plus rien éprouver, ne plus jamais succomber aux sentiments et aux émotions humaines qui vous rendent la vie infernale. Si un bouton existait dans ma tête pour éteindre tout cela, je l'aurai immédiatement enclenché, laissant le vide m'envahir.
Au fil de ma lecture, une barrière me coupant de la réalité s'est construite. Un floue opaque, grisonnant et asphyxiant. Il se devait d'être inquiétant et cynique, pourtant, je ne peux m'empêcher de le décrire comme rassurant et accueillant, telle une seconde maison. Un monde n'appartenant qu'à moi. Ma bulle vient d'éclater et je le regrette.
J'aurai aimé m'y enfuir encore quelques instants pour profiter de cette fausse paissibilité intérieure. L'évidence me gifle comme un vent glacé. Je frissonne secouée par mon retour à la réalité. Je n'ai le temps de reprendre mes marques que mon esprit entame une nouvelle manche pour m'achever.
Les images de mon fils se poursuivent dans l'iris de mes yeux. Les souvenirs partagés avec lui s'empressent de me bousculer. Chacun se remue pour mieux me renverser.
La première fois que j'ai pu sentir son petit cœur fragile contre le mien, la première fois que son regard a rencontré le mien, la première fois que ses mots se sont mélangés aux miens... Une suite de nouvelles expériences qu'une mère traverse avec son enfant.
Grâce à son innocence, j'ai vécu une renaissance. Une nouvelle moi, pure et naïve que j'aimais tant côtoyer, est morte avec lui, hier.
La remémoration de ces instants est des multiples coups de poignard, à travers, ma cage thoracique. C'est une torture constante, sans commencement ni fin. Sa petite voix berce mes oreilles. Je resserre mes jambes contre moi et pose cette lettre, loin de moi.
C'était une très mauvaise idée de l'ouvrir. J'aurais dû m'en tenir aux limites disposées. En plus de cela, elle ravive la flamme de haine que j'entretiens pour ma mère. Celle qui disait faire n'importe quoi pour que je me lie avec le bonheur. La situation est le véritable témoignage de cet échec.
Alors que j'ère seule dans les bâtiments hautement sécurisés de la prison, de nombreux murmures parviennent à se creuser un chemin vers moi. Des regards furtifs plaidant la peine s'entremêlent jusqu'à celle qui me persécute vigoureusement.
La nouvelle n'a pas eu le moindre mal pour à s'ébruiter. Tous les détenus, sans exception, connaissent le dernier ragot.
Grâce à mon expérience, je sais qu'ici rien ne reste caché bien longtemps. Presque tous les secrets m'ont été révélés, sauf un: l'envolée de l'espoir noir. Ce nom ne pourrait m'importuner plus qu'en ce moment.
J'y pense sans vraiment y penser. Je touche ce fils qui construit mes songes sans vraiment y toucher. Je sors, à fin de me balader dans le jardin, essayant de faire abstraction de ma tragédie et de la forte sollicitude qu'on me porte à l'intérieur des mûrs de la prison.
Les gens pourraient croire que j'ai vite fait une croix sur ma perte. J'aimerai qu'il en soit ainsi, cependant, ma sortie est due aux vifs harcèlements de Jade. Elle a insisté pour que je profite du soleil et d'un peu d'air frais.
Il n'y a pas beaucoup de monde dehors, la majorité a préféré éviter la chaleur et se mettre à l'ombre. Les messes-basses se sont tues pour mon plus grand bonheur. Je zigzague sous les géants de la forêt, leurs immensités en impressionneraient plus d'un.
Tout d'un coup, le silence de la nature s'éteint, une musique vient animer les discussions. Il n'est pas rare qu'une minime action comme celle-ci soit faite envers les prisonniers pour célébrer leur quotidien morose. « Une petit musique pour adoucir les mœurs » tel le dit si bien ma conseillère avec son habituelle dégoutante gaieté.
Les paroles me sont familières. La mélodie danse dans les airs. Je suis l'exemple des autres détenus et continue de me promener sans accorder d'importance à ce morceau. Mais mon cerveau ne tarde à se réveiller.
C'est une décharge électrique violent qui sillonne l'entier de ma colonne vertébrale. Des picotements comparables à de petites brulures. Je prends conscience de ma chance. Je me fige, étranglée par cette musique qui m'est bien connue.
Quelle coïncidence.
Ce sont les premiers mots qui me viennent à l'esprit. C'est comme si tout le monde, aujourd'hui, avait décidé de se liguer contre moi pour me faire vivre un véritable enfer auprès du diable en personne. Ou plus exactement: me faire revivre un enfer.
C'est Stand by Me de Ben E. King. Un chanteur qui était très connu dans l'Ancien Monde. Sa chanson reste encore très populaire. L'art musical n'est pas d'actualité, à mon époque. Il est compliqué de composer de nos jours de nouvelles œuvres, avec toutes les règles en vigueur. La plupart se contentent des répertoires de nos ancêtres, ce qui convient à la majorité.
Je ne peux davantage retenir mon envie pressante de vomir. Je n'ai d'autre choix que de courir tête baissée vers les toilettes. Une main plaquée contre ma bouche, je prie pour ne pas rendre ce qui se retourne sans cesse dans mes tripes à l'écoute de cette chanson.
Horrible, je ne peux rester une seconde de plus à entendre cette mélodie qui se propage dans l'ensemble d'Elario. J'atteins enfin la pièce. Je me rue vers une cabine libre et vomis tout ce que contient mon estomac.
Les minutes sont longues. Il me semble que cela fait des heures que je suis ici, la tête reposant sur la cuvette des toilettes. Mes cheveux collent grâce à la substance gluante et liquide qui a trépassé ma bouche et une odeur nauséabonde tourne autour de moi.
Je suis vidé de toute énergie. Avec le peu de force qu'il me reste, je me hisse vers le lavabo à l'autre bout de la cabine et me contemple face au miroir. Mon visage a pris une teinte blanche, des trous noirs se sont creusés sous mes yeux et mon front dégouline de sueur. Ma respiration est lente presque inexistante, j'ai beaucoup de mal à garder les yeux ouverts.
Malgré moi ceux-ci se ferment et je tombe sur le sol me ramassant le bord du lavabo sur la mâchoire au passage.
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