Partie 1
* 2049 *
Le soleil se couchait sur un horizon terrien ondulé, offrant un spectacle rosé aux mondains réunis sur la grande terrasse du palace.
La soirée pourtant fraiche, n’empêchais pas les convives de déguster le champagne glacé, que les serveurs, multipliaient les aller et venus entre les tables garnies de mets coquets, proposaient à la volée.
La rumeur générale constituait une agréable cacophonie, cependant au beau milieu de tout ceci, deux hommes discutaient avec véhémence. L’un plutôt grand par rapport à son interlocuteur, dans la quarantaine, arborait une mine fuligineuse très contrariée. Le petit, lui, tout rondelet qu’il était, plus vieux d'une dizaine d'années, semblait très cynique.
Léon Milert avait écouté avec intérêt, un rictus moqueur marqua sa figure potelée, découvrant ses dents :
— Je veux bien croire en votre sincérité, mais je suis convaincu que cela ne marchera pas.
Ringo Bonami froissait rageusement le document dans sa main droite, massant nerveusement son front rêche de l’autre. Une grimace furieuse barrait son visage malingre, prélude d’une explosion.
— Et qu’est-ce que vous en savez ? Je n’ai pas passé les dix dernières années à bosser sur du flan !
— Ho certes non, loin de moi l’idée de remettre en doute votre ferveur, cependant même avec toute la volonté du monde, ça ne marchera pas.
— Ça a marché pour la lune, qu’est ce qui pourrait rendre la chose différente pour Mars, nom de dieu ? Et croyez-vous que votre projet pour Vénus a plus de chance lui ?
— En un mot : Oui. Et j’affirme que c’est la méthode et non l’objectif qui est impossible.
Ringo s’empourpra d’un coup.
— Mais quand allez-vous m’expliquer le problème à la fin ?
Léon le toisait, impassible.
— Votre trajet, votre bond de géant plutôt. Savez-vous combien de morts ont coutés les premières explorations des Amériques par les Espagnols ? Des centaines, sans compter les navires disparus. On peut comparer votre projet à la version suicide de la Conquista.
— Vous prenez mes équipes pour des ânes, ces légers inconvénients ont été largement étudiés et résolus. Le voyage sera sans risque, soyez-en certains. Les colons arriveront à destination comme si c’était un vol Moscou-Lima.
— En admettant que les choses se passent comme vous le déclarez, que ferez-vous si une crise occurrait une fois sur place. Disons qui nécessiterait du ravitaillement d’urgence par exemple ?
— C’est prévu, tout a été prévu. Ils ne manqueront de rien, rien. Du. Tout.
Ringo s’étant un peu calmé, il ajouta l’œil malicieux :
— Par contre vous, vous prétendez pouvoir aller plus vite que moi alors que vous n’avez encore aucun vaisseau interplanétaire digne de ce nom, juste vos foutues stations orbitales. Vous savez pourtant que les versements iront à celui qui aura des résultats en premier. Pire, vous avez choisi le monde le moins enviable : Vénus !
Pour toute réponse, Léon ria au nez de son concurrent. Sa petite carrure tressautait de spasmes moqueurs. C’est entre deux pouffements qu’il donna une explication :
— À celui qui aura des scores catastrophiques selon votre conception alors ! Parfois la patience est la meilleure alliée du marathonien. Je peux vous assurer, Bonami, qu’en prenant mon temps j’irais plus vite que vous. Pour ce qui est de Vénus, mes ingénieurs ont fait des progrès fulgurants dans le strato-urbanisme. C’est tout ce dont nous avions besoin, nous. Et cette planète est plus proche que Mars.
— J’ai vu vos… communications sur le sujet, je ne crois pas en la réussite de votre entreprise, un monde avec un plancher des vaches me semble plus acceptable, répliqua Ringo, qui ajouta rageur en découvrant son adversaire rire de plus belle : Et oui nous avons résolu le problème des radiations ! Je vous vois venir avec votre air d’idiot !
— Si vous le dites, vous avez sans doute raison. Dans tous les cas, c’est l’avenir qui nous départagera. Veuillez m’excuser d’avoir été si méprisant, n’en prenez pas ombrage. C’est plus fort que moi : votre ambition me paraît ridiculement démesurée.
Ringo inspira un grand coup et s’alluma un cigare.
— Et la vôtre, naïvement frileuse. Un entrepreneur doit prendre des risques parfois et je regrette que le seul autre qui soit resté dans la course à l 'interespace soit quelqu’un d’aussi peu ambitieux. Néanmoins, je vous souhaite une bonne continuation, mon cher Milert.
— De même, cher Bonami. Je lève mon verre au futur vainqueur de cette course.
Ringo Bonami ne prit pas cette peine et tourna les talons pour rejoindre le hall d’entrée.
Léon Milert dégustait son martini, satisfait d’avoir fait un petit pied de nez à son concurrent quand on vint lui presser l’épaule.
— Je vois que tu es toujours aussi efficace pour énerver les gens.
Léon se retourna, Marissa son assistante lui fessait face, un sourire aviné sur les lèvres.
Une tête plus grande que lui, ses cheveux ébouriffés formaient des tignasses dorées sur ses joues oblongues. La robe ample qu’elle portait lui donnait un air de comtesse.
— C’est de bonne guerre, il sait lui comment diffamer ses opposants sur les plateaux.
— Tu penses vraiment que les boucles… nous feront gagner la compétition ? J’ai toujours aimé tes plans, mais je crains que cette besogne soit déjà perdue, dit-elle
— Ho, ne sois pas si défaitiste, regarde plutôt.
Il désigna le ciel légèrement étoilé, dans la région occupée par la lune et vénus, et l’embrassa de ses bras.
— Un jour, nous pourrons peut-être conquérir tout ceci, mais pour cela nous devrons être plus méticuleux.
Il insista lourdement sur ce dernier mot.
— Rapport à ton analogie sur la Conquista ? Je n’ai pas trop compris où tu voulais en venir.
— En fait, j’ai omis de lui préciser qu’il était un Magellan, qui aurait tenté de faire le tour de Latam pour rejoindre l’océan pacifique avant que l’on ait même fondé Hispaniola. Tant de précipitations… que de gâchis.
— En effet, vu comme ainsi ça se tient, conclut-elle, vous avez toujours été en désaccord tous les deux.
Cette rivalité était enracinée depuis si longtemps que Léon aurait eu du mal à dater sa première rencontre avec Ringo.
Querelle ravivée une demi-décennie auparavant, à l’annonce fracassante du conseil des nations de subventionner les entrepreneurs privés motivés à monter une nouvelle expédition coloniale dans le système solaire.
Sans compter la récompense coquette de 90 milliards de crédits à celui qui aurait bâti et entretenu huit ans durant cette colonie !
Jusqu’alors seuls la lune et quelques astéroïdes troyens étaient habités, en dehors de la terre bien sûr. Berceau qui connaissait une période de gestation spatiale, paralysée, tout occupée à remettre sur pied un continent surpeuplé et appauvri quand un autre voyait son économie dégringoler.
Il y a longtemps déjà que des gens comme Léon possédaient plus de marge de manœuvre qu’un état tout entier. On jugeait vite quand ils étaient pris à la gorge.
Léon savait aussi que la grande révélation avait secoué tout le monde. Le souvenir des cadavres amoncelés était encore douloureux.
La notion de parasite neural comme point d’origine de la conscience, détestable ; Et l’intérêt de l’existence en temps qu’espèce consciente, dévaluée.
Bien que la conscience parasitaire fût bénéfique à certaines disciplines, pour d’autres, elle avait agi comme le dernier clou de leurs cercueils.
Les années sinistres avaient avalé l’inspiration de l’humanité comme un trou noir.
Quoi qu’il en soit, les terriens et les luniens végétaient depuis bien trop d’années maintenant. L’univers humain se limitait à une minuscule fraction du système solaire.
Cela devait changer, en fait c’était déjà le cas. Mais peu de visionnaires avaient su tenir le volant en main au cours de ces huit années. Ne restait que lui, Ringo et quelques petits ambitieux, assez timbrés pour se lancer dans cette diaspora.
Les investisseurs et mécènes, non plus, ne resteraient pas longtemps à nos flans, aussi des alternatives devait être trouvées.
Aucun d’entre eux ne partageait la patience et la vision de Léon. Lui seul pouvait mener à terme ce combat de longue haleine, lui seul en possédait les clefs de voûte.
Non, la clef.
En ce moment même, l’entreprise de Léon, la « Oxercorps », assurait le maintien du commerce entre la Terre et la Lune. Au moyen d’énormes stations orbitales, les ponts entre la surface et l’espace.
Oxercorps avait fait de la construction et l’entretien coûteux de ces bâtiments sa spécialité. Leurs fiabilités, sa marque de fabrique.
Actuellement, ils en possédaient quatre. Strabace et Delmuna autour de la Terre, Kinsnoire autour de la lune et Tokciho au point de Lagrange L4 de cette dernière.
La connexion entre ces stations était assurée par une considérable flotte privée de nefs commerciales.
Laquelle était en grande partie amarrée à Delmuna, le quartier général de Léon, le point depuis lequel la corporation contrôlait le plus important import-export entre la terre et sa première colonie. Et c’était Léon qui le tenait dans le creux de sa main.
Le Kairos II était le porte-corvette amiral de la société, gigantesque plateau ovoïde maternant en son sein les éléments essentiels de cette flotte. Son objectif consistait presque uniquement à graviter à distance égale de l’axe Terre-Lune. Une très grosse station-service en somme.
Son empire commercial était sans partage, il pouvait se fournir en n’importe quoi à des prix ridicules, y compris en ressources humaines. Tout se marchande de nos jours.
Ringo, en revanche, dominait le secteur des lancements orbitaux et de l’astro-ingénierie. Il était de ces farouches nostalgiques des pats de lancements terrestres, bien que sa société « MetagonY » possédait près de la moitié des assembleurs orbitaux.
Après tout le tourisme interplanétaire était une excuse lucrative pour ne pas trop innover, bien que ses vaisseaux soient à la pointe du marché, presque de la navette de luxe.
MetagonY dominait le parc aérospatial mondial, grâce à la demande étatique, ce qui impliquait cependant à l’entreprise de se plier aux règles internationales de fabrication :
Les appareils étaient essentiellement bâtis sur une base connue depuis mathusalem, soit les navires maritimes. Si bien que les ressemblances étaient nombreuses, de l’antenne radio à la coque, les points communs étaient légion.
Plus encore, la nomenclature recommandait de nommer les engins selon des masses hydriques terrestres autant que leurs homonymes extraterrestres.
Que ce soit Caspien ou Mare Crisum, on pouvait connaitre leur provenance et leurs natures étatiques, à l’inverse des bâtiments privés qui arboraient des noms plus extravagants.
Ringo touchait de très gros billets.
Pas étonnant quant on était à la tête d’une dizaine de boite aux spécialités aussi diverses que le spatial, la motorisation hydrogène, la cybernétique, la finance, l’étude des mutants synthétiques ou encore la neurologie symbiotique.
Il aimait réellement la compétitivité, et c’est avec déception qu’il apprit la participation de Léon. C’était comme si un aigle se mesurait à un colibri. Aucun intérêt.
Seulement, Ringo ignorait qu’il avait déjà perdu en misant tout sur la précipitation.
Il savait bien qu’aucun homme n’était éternel, que la colonisation d’un Nouveau Monde nécessitait plusieurs décennies et qu’il ne toucherait probablement jamais la prime de ses mains.
Et c’est parce que Léon pouvait à présent rire au nez de la mort qu’il n’était plus inquiété outre mesure par ce contre-temps.
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