Partie 2
* 2055 *
Un café à la main, Léon contemplait la surface lunaire à travers la grande baie d’observation. Depuis l’orbite de la station Kinsnoire, les artères lumineuses des cités sélénites constituaient une agréable vision. Elle venait tout juste de passer au-dessus du terminateur, la face obscure s’offrant à présent au regards des spectateurs massés contre la paroi de verre.
Une chose en particulier accaparait leur expectation, la consécration d’Oxercorps : Le canon lunaire. L’objet de tous les espoirs, que les ingénieurs avaient passé les quinze dernières années à bâtir.
Ce n’était pas à proprement parler un canon, plutôt un pat de tir géant. En son sein, une fusée attendait le lancement proche.
La Lune, par son verrouillage gravitationnel, présentait constamment sa face cachée aux régions extérieures du système solaire.
On pouvait éjecter la révolution orbitale des équations de transfert par ce simple fait, le côté obscur lui-même agissait comme un fusil, toujours pointé à l’opposé du soleil.
Léon consulta son holomontre en souriant.
« C’est pour bientôt. D’ici quelques minutes, la fusée va décoller.
— Nous sommes aux premières loges ! Ce sera le dernier test avant les tirs sérieux, compléta Marissa.
Son assistante, juchée à ses côtés, pressait fébrilement son HoloPad contre sa poitrine. Cherchant du regard la surface, elle montra du doigt une zone nimbée dans la mer d’obscurité.
— Là ! La croix lumineuse, c’est le site.
— En effet, jubila Léon. »
L’axe que formait le canon pointait presque sur eux, si énorme qu’on pouvait le voir depuis l’espace. Pour des questions de sécurité, le pas de tir était installé à l’extérieur de la ville-dôme. Seule une voie l’y reliait.
Soudain, un flash aveuglant éclaira la région, suivit d’un brasier au creux du noyau. La fusée décollait.
La tension était palpable dans l’assistance. Tous les regards étaient rivés sur le cigare s’arrachant au sol de régolithe.
Au bout de plusieurs dizaines de minutes, il dépassa Kinsnoire et disparut derrière. Léon était soulagé, tout s’était passé comme prévu, le canon était prêt à accueillir le prochain tir. Le vrai cette fois.
D’ici un mois, ce serait au tour de l’ensemble de sondes à destination de l’atmosphère vénusienne et aux drones d’assemblage de la station orbitale de prendre un ticket sans retour.
Marissa vint le presser.
« Léon, nous devrions accélérer le processus. Nous ne rattraperons jamais notre retard sur Metagon.
— Et que crois-tu que nous fassions ? Nous sommes en avance bien au contraire, pensez aux boucles, lui rétorqua Léon.
— Ringo Bonami a programmé une diffusion cet après-midi, il va nous ridiculiser à nouveau. Sans compter que le lancement de son vaisseau de colons est pour très bientôt.
Léon ria aux as.
— Ah oui ? Je serais curieux de découvrir ce que ce clown à prévu comme idée pour m’embrocher en public. »
Marissa était contrariée par l’attitude de son employeur, il prenait tout à la légère. À ce stade sa prudence semblait maladive, ne voyait-il pas que le temps jouait contre eux ?
Peut-être que ce projet secret qui maturait dans les labos était la raison de son calme impassible. Mais qu’était-ce d’ailleurs ?
« Tenez-vous vraiment à vous infliger ça ? réagit-elle.
Le ton qu’elle prit et ce vouvoiement soudain le déstabilisa.
— Et pourquoi pas, j’apporterais une bière, plaisanta-t-il, en attendant ça j’aimerais refaire un récapitulatif de notre stratégie.
Sa mine s’était tout à coup durcie et ses arcades plissées traduisaient son agacement.
— Car je constate que nombre d’entre vous doutent de notre projet, dit-il en haussant la voix, combien ici estiment que notre ambition n’a aucune chance de gagner cette compétition ? »
Quelques mains timides se levèrent dans l’assistance, mais Léon devinait que davantage d’entre eux partageaient l’appréhension de Marissa.
Personne n’osait vraiment le contredire pourtant même dans les cercles les plus bas de l’entreprise, on parlait de lui comme d’un sénile.
« Je sais ce que vous pensez, reprit-il, pourquoi on ne lance pas nous aussi une colonie aussitôt que possible ? Vous connaissez très bien la réponse, en postulant ici, dans ce secteur, vous saviez parfaitement où vous mettiez les pieds. Alors, laissez-moi vous remettre les pendules à l’heure : C’est notre système de boucle entre les spatiostations qui assurent la pérennité de notre réseau commercial. Par contre je crois que nombre d’entre vous ont oublié que la lune en a grandement bénéficié dans ses premières années.
Il marqua une pause, scrutant la foule massée dans le vaste espace de la baie d’observation. Des murmures discrets s’élevaient peu à peu.
— Car, oui, parla-t-il plus fort, ce sont les échanges qui nous ont permis d’étendre nos frontières en garantissant l’existence d’un lien étroit entre les mondes. Faute de quoi, les colonies seraient livrées à elles même, sans cela nous ne serions rien. »
La foule s’agaçait d’être ainsi traité d’idiot. Autant expliquer le fonctionnement d’un livre à un bibliothécaire.
Le concept de Boucle constituait le fondement des voyages spatiaux. Une station en orbite de la terre lui assurait un accès au vide et dans le même temps fessait le pont vers une station autour de la lune, devenant elle-même le point d’entrée vers la surface.
Les temps de trajet étaient ainsi réduits de plusieurs heures. Et le Kairos II s’était greffé au milieu de ce trajet, récolant de fait tous les bénéfices du trafic.
Se faire expliquer cela, même par le plus émérite sommité du milieu, était quelque peu humiliant. Toutefois Léon ignora la clameur :
« Donc, Vénus sera colonisée de la même façon que cela vous plaise ou non. Vous verrez en temps voulu, votre patience payera tandis que tous les autres se casseront les dents.
C’était sur cette mise au point forcée que Léon quitta la baie pour rejoindre la coquerie de la cantine. Laissant une foule d’ingénieurs pas plus avancés qu’avant se demander si l’ambition n’était pas montée à la tête de leur patron.
Il ne pouvait pas rater la pluie de coup fourré de Ringo, pour rien au monde il n’aurait été blessé par ses piques magistrales, autant qu’il ne pouvait s’empêcher de le titiller en retour. C’était comme un jeu et mieux valait en rire que d’en pleurer.
Il se pressa contre le bar, élans le tenancier :
« Xin, une Socarrada s’il te plait.
Tirant un siège, il s'assied au plus proche de l’holotélé et décapsula sa fraicheur, accoudé au bar.
— Xin, peux-tu mettre la 2, je crois que notre rigolo de service va bientôt nous adresser ses amours. »
Le tenancier zappa sur la chaine en question.
L’image montra alors un plateau de débat, circulaire, où deux hommes en costumes se faisaient face.
Ringo était déjà lancé dans un avide exposé avec le présentateur :
« … Comme vous pouvez le constater, tout se passe très bien. Notre vaisseau est parti pour Mars sans délai, aujourd’hui même.
L'image de fond, laissait voir le lancement orbital d'un vaisseau massif à l'apparence de sous-marin.
— Voilà qui est formidable Monsieur Bonami, dans combien de temps arrivera-t-il à destination ?
— Et bien, d’ici 3 mois. Histoire de compléter la révolution autour du soleil.
— Mais comment les colons vont se débrouiller ? Que ce soit ces mois de voyages ou sur Mars, ils seront à l’étroit, sans parler des besoins essentiels.
— Laissez-moi vous rassurer, nous avons fait le nécessaire pour subvenir à leurs besoins et ils ont suivi un entrainement dans le désert d’Atacama durant deux longues années, meilleurs que des spartiates !
— Si vous le dites, on n’a que votre bonne parole de toute manière. Il y a encore un point qui chagrine nos auditeurs : Nombres d’entre eux ne voient pas l’intérêt d’aller aussi loin alors que les spatiostations et la lune nous suffisent déjà. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
— Ce sont des gens bas du front. Ce n’est pas en regardant son nombril qu’on a pu accéder à l’espace. Nous avons les moyens et l’ambition de le faire, c’est la doctrine de MetagonY. La terre se meurt, nous le savons tous. Il est temps de mettre un terme à la gestation dont nous responsable.
— La controverse autour du symbiote, n’est-ce pas ? C’est à ça que vous songez ?
— Oui, notre existence à pris un coup au moral à cause de cette découverte. Mais nous devons surpasser cette épreuve et recommencer à aller de l’avant, quand on n’y pense rien n’a changé en nous depuis l’époque de la Grande Révélation.
— Vous semblez bien sûr de vous. Quand on voit votre palmarès, on aurait l’impression que vous cherchez à porter le monde sur votre dos.
— D’autres ne peuvent pas en dire autant.
— C’est-à-dire ?
— Ho vous savez, la plupart des acteurs du spatial, mais je pensais surtout à un certain magnat du commerce qui détient le marché intermonde et qui prétend pouvoir tout faire avec des spatiostations.
— Vous parlez de Léon Milert ou je me trompe ?
— Lui-même, cet Européen ne serait même pas capable d’assembler un solide vaisseau interplanétaire. Tout juste peut-il jouer aux billes avec sa flotte.
— Et bien, voilà un tacle sacrément gonflé, cela risque de mettre ce bon monsieur en rogne s’il nous écoutait.
— Ça, je m’en moque, nous sommes rivaux lui et moi. C’est devenu une habitude entre nous, si vous voyez l’animal, vous comprendriez.
Le présentateur se desserra le col en émettant un raclement de gorge rauque.
— Mis à part cela, j’aimerais m’entretenir avec vous sur un autre sujet si vous me le permettez : que pouvez-vous me dire sur vos laboratoires si réputés ?
— Bien sûr, LabY est le meilleur du marché, nous avons obtenus des progrès sans égal dans la neurologie symbiotique par exemple. Nous avons résolu en grande partie le problème du DRM.
Son interlocuteur s’affola à l’écran, tout abasourdi.
— Vous avez réussi à cloner un humain fonctionnel ?
— Nous n’en sommes pas encore à ce stade, les difficultés pour copier un symbiote correctement sont trop importantes. Nos tests dans ce sens ont conduit à une dégénérescence des fœtus à la quatrième génération.
— c’est quand même trois générations viables de plus qu’à l’accoutumée.
— C’est vrai, mais ce n’est pas encore parfait. Les sujets deviennent pratiquement dépourvus de conscience après ce stade. Le symbiote semble être une chose à part qu’il faut reproduire séparément pour le réintégrer au corps ensuite. Mais dans les faits, c’est presque infaisable.
— Que ça à l’air compliqué, espérons que vous obtiendrez de meilleurs résultats la prochaine fois.
— M’enfin ce serait pas ce bon à rien de Milert qui pourrait en dire autant, cela demande un minimum de… »
Léon gloussa si bruyamment à cette annonce que les gens dans la salle se tournèrent dans sa direction. Il se saisira alors de la télécommande sur le comptoir et changea de chaine.
« Ah, je ne me m’attendais pas à moins de sa part. Que cette fripouille est loquace, tout ça pour débiter des absurdités, comme si l’on pouvait cloner un humain avec un vrai symbiote. Depuis le temps qu’on essaye, ça se saurait si c’était possible, dit-il assez fort pour se faire entendre, espérant que l’assurance de sa voix ne soit pas trahie.
Un des clients s’approcha de lui :
— Vous ne croyez pas qu’il ait un peu raison ? Nous sommes à la traine en ce moment.
L’assistance se lança des regards d’approbation.
— N’ai-je pas été clair ce matin ? Nous n’avons rien à craindre. Nous sommes parfaitement dans les temps, c’est Bonami qui fait fausse route, vous verrez ce que je vous dis, se contenta-t-il de répondre.
Une alerte info clignota sur son holomontre. Il en eut un sourire de ravissement.
— Excusez-moi, messieurs. J’ai à faire ailleurs, leur dit-il en sautant de sa chaise, le bout des semelles déjà dans le couloir. »
Derrière lui, il entendit des reproches. Qu’importe s’ils ne comprenaient pas.
Se faufilant discrètement, Léon se rendit à l’ascenseur principal de Kinsnoire. Les étages de la station étaient numérotés de 0 à 22.
Il tapa 23 sur le clavier numérique et passa sa rétine au scanner. Lumière verte et ding dong. monte-charge en élévation. Bruit de rail et choc terminal.
Les portes s’ouvrirent sur une vaste salle de tonalité grise, sombre avec uniquement certains espaces éclairés. L’endroit était rempli de divers matériels compliqués et hors de prix.
Du simple microscope haut de gamme au Robot séquenceur Adn spécialement déployé dans un seul exemplaire par la division science d’Oxercorps.
Quelques chercheurs travaillaient dans ce milieu austère. Léon ne comprenait pas la moitié de ce qu’il se tramait à cet étage, les résultats qu’on lui fournissait quotidiennement l’obligeaient déjà à faire usage de toute sa matière grise, parfois seulement pour appréhender l’énoncé.
Mais au moins, il y avait eu des progrès très appréciables en génétique tout récemment. Aussitôt l’avait-on prévenu, qu’il était venu pour découvrir ce que le gouffre financier secret de sa corporation avait à lui offrir.
Dans une arrière-salle, il retrouva les colonnes de cuves soigneusement alignées.
Leurs occupants amorphes continuaient à flotter dans leur liquide verdâtre. Les pompes maintenaient leur éternelle danse. Et les projecteurs éclairaient toujours leurs protégés incomplets.
Mais quelque chose avait changé.
Un des réservoirs maternait un spécimen adulte trop bien portant.
Un analyste s’approcha de lui.
« Ah vous voilà patron. Je vous présente LV-33, notre dernier modèle. Il répond aux critères que vous avez demandé.
— Bonjour, quelle génération ?
— Il est de la sixième, aucun défaut particulier, croissance rapide, statuts vitaux normaux, homéostasie impeccable.
— Bien, et sa boite crânienne, pourra-t-on la vider comme prévu ?
— C’est pour cela que je vous ai contacté, le remplacement de cerveau s’est très bien passé. Il porte actuellement celui d’un modèle LV-28.
— Je me dois de vous récompenser pour vos résultats, c’est absolument parfait. Je vous avais promis du nouveau matériau pour continuer votre travail, de quoi enrichir le pôle génétique. »
Léon se saisie de l’HoloPad du chercheur, tapota quelques lignes dessus et un profil apparu.
« Voilà, vous pouvez son servir dans la GenBank de cette personne, elle a donné son accord.
L’autre regarda son écran et eut un hoquet de surprise :
— Mais c’est…
— Chut ! N’en parlez à personne. Cela ne devra jamais sortir de ce labo, compris ?
— Bien entendu patron. Merci, la division appréciera. »
Léon quitta l’officine, les mains jointes dans le dos, le rire aux lèvres. Il y avait de quoi se ravir, le tic-tac de l’horloge venait à nouveau de ralentir. Bientôt, il s’inverserait.
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