Première partie
Il n’y a plus que les bruits maintenant. Les bruits, que j’entends tout le temps. Ils sont des bips réguliers, allant presque au même rythme que mon cœur. Ils sont aussi des vibrations. Des sifflements ou des rugissements étouffés.
Il y a aussi les lumières. Si elles s’arrêtent de clignoter, ce n’est jamais bon signe. J’aime bien les regarder, elles m’aident à m’endormir. Elles sont comme des petites lucioles à chaque coin de la pièce, jamais loin de nous, et qui empêchent les cauchemars.
Je finis par ouvrir les yeux. Lentement, et un tout petit peu, je n’y arrive jamais vraiment de toute façon. Ils me piquent un peu et tout est flou autour de moi, mais je les garde ouverts. Au-dessus de moi, il y a toujours la boîte. Je la connais trop bien, transparente, en plastique. Au milieu, une tâche. C’est mon reflet : un tout petit corps, rabougri, chétif, tremblant, juste là, à attendre. Des dizaines de tentacules s’en échappent. Avant qu’on me laisse pour la nuit, je sais qu’on les a vérifiés. Comme chaque soir.
J’aime mes tentacules.
Ils font partie de moi. J’ai besoin d’eux pour manger, pour respirer, pour que mon cœur batte. Je vois tous les gens qui s’affairent autour de nous qui n’en ont pas, et je ne sais pas comment ils font, je ne sais pas à quel moment leurs tentacules ont disparu. Peut-être qu’eux sont nés sans, peut-être qu’on est différent, et que c’est la raison pour laquelle on nous garde dans des boîtes. Si on me les enlevait, mes tentacules, je serais moche, je serais tout nu. Je n’irais pas bien non plus, vraiment pas bien. Oui, c’est parce qu’on est différent, je le sais depuis longtemps.
Mes yeux me piquent beaucoup maintenant, et je vois nos ombres, là-haut. On dirait des pieuvres. Une dizaine, plus ou moins grosses, plus ou moins grandes, qui se partagent le plafond. Car nous sommes plusieurs ici, tous coincés dans nos boîtes. Léo, au fond de la pièce, est là depuis un mois, c’est le plus vieux d’entre nous, la pieuvre la plus grosse. Moi je n’ai que trois semaines, je suis la plus petite, même si Lucie est arrivée trois jours après moi.
Dans les histoires qu’on nous raconte, il est souvent question de mers et d’océans, peuplés de poissons, de coraux, d’algues, d’étoiles de mer et de centaines d’autres choses dont j’ai déjà oublié le nom. Mais j’aime bien penser, quand je regarde le plafond le soir, que nous sommes véritablement des pieuvres dans un océan : libres de nager, dans un espace infini et silencieux, sans attaches et presque sans gravité, où nos tentacules, au lieu de nous retenir dans nos boîtes, nous emmènent vite et loin. Tout dans la salle se transforme en récif corallien, tout devient vivant, tout devient puissant, tout devient libre. Y compris moi. Je nage avec les poissons, et la fatigue et la douleur disparaissent.
Quand mes yeux me piquent trop, je les ferme sur ce spectacle, même si je n’en ai pas envie. Et souvent, je m’endors en moins d’une minute.
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