La mission

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En poussant la porte d’un petit garage appartenant à Mylène, que nous avons aménagé en repaire, je laisse échapper un soupir de soulagement. Ici au moins, c’est climatisé, pas comme au bureau. Coincé entre deux immeubles, cet endroit sombre est un gigantesque entrelacs de câbles, d’écrans, d’ordinateurs et d’imprimantes. Des photos sont accrochées à des filins suspendus dans tous les sens au-dessus de nos têtes. Sur la plupart, ce sont de joyeux enfants serrant dans leurs bras de pauvres bêtes souhaitant leur échapper. C’est un peu comme des trophées pour nos missions accomplies. Sur les autres, ce sont les filatures que nous faisons. Même si notre activité est numérique, des preuves physiques, c’est toujours utile pour prouver que l’on n’a pas trafiqué les photos. Quoique, en général, ceux qui font appel à nous pour prouver qu’ils sont trompés ne remettent jamais en doute les images que nous leur envoyons par email.

Entre deux tubes de refroidissements posés au sol, je reconnais la chevelure rousse et bouclée de Jasmine. Pétillante jeune femme de 24 ans, avec ses lunettes d’aviateur, ses pommettes hautes et ses taches de rousseur qui lui couvrent le nez et les joues, elle a un petit air de renard fouineur. Douée en photographie, c’est une cinglée de la gâchette. Avec elle, on réussit toujours à avoir l’image parfaite qui nous sert de preuve pour nos missions.

Après avoir posé mes affaires, je me contorsionne pour arriver à notre îlot central où un distributeur de céréales et bonbons surplombe nos quatre postes. Il ne faut jamais manquer d’énergie, vous comprenez. Après tout, c’est le sucre qui fait fonctionner les muscles et les cellules grises. C’est là que j’aperçois Mylène. Pulpeuse brune au style pin-up, elle me fascine toujours par ses boucles d’oreilles aussi impressionnantes qu’improbables et des bandeaux à cheveux multicolores.

  • Charly ! Sam ! La journée a été bonne ? nous demande Mylène avec un grand sourire.
  • Horrible… répliqué-je en détachant enfin ma cravate et le premier bouton de ma chemise.
  • Tranquille, répondit Sam en se coiffant de son casque micro.

Surgissant à ma gauche presque sans que je la remarque, Jasmine se hisse à sa place en souriant.

  • Nous, c’était super. As-tu vu comment Mylène a amélioré le site ? En plus, je viens de finir de mettre en place une nouvelle interface de communication. J’ai créé des oreillettes pour les missions terrain. On sera comme de vrais pros !

J’observe le matériel en sifflant doucement, impressionné, tout comme Sam qui lui demande aussitôt :

  • Whoa… T’as fait ça comment ?
  • Impression 3D, connectique, programmation. Un jeu d’enfant !

Faisant tourner la boite, je place le petit appareil dans mon oreille. Bientôt, j’entends Sam comme s’il me murmurait à l’oreille, prenant une voix d’outre-tombe.

  • Chaaarlyyyy...je suis ton père… !

Pouffant de rire, je fais un signe à Jasmine qui sourit à son tour.

  • On est tous reliés, confirme-t-elle de sa petite voix.
  • Bah je suis votre père à tous alors, déclare Sam, imperturbable.

Lorsque Mylène lui met une petite tape derrière la nuque Sam se calme. Du moins, pour le moment. Avec lui, il ne se passe jamais bien longtemps avant qu’il fasse ou dise quelque chose qui nous fait toujours rire. Au bureau, c’est un peu le clown de service, mais je ne laisserais jamais personne se moquer de lui.

À cet instant, la musique de GoshtBuster retentit. C’est le signal qu’une nouvelle mission arrive. Sur nos écrans en simultané, une vidéo s’ouvre. Des enceintes qui tapissent les murs, une voix ferme accompagne l’image d’une femme.

En un instant, je sens mon cœur s’accélérer. Son image m’éblouit, j’en ai des palpitations. Qui est-elle ? Où habite-t-elle ? Qu’aime-t-elle faire dans la vie ? La beauté de son visage est saisissante. Zoomant d’un coup de molette, elle s’affiche sur mon écran en détail. Son cou est fin et élancé, ses yeux verts et perçants sont les plus beaux qu’il ne m’ait jamais été donné de voir. Je me rapproche de l’écran. Cette femme est un ange, une apparition divine. Ses cheveux tirés en chignon sont sûrement d’une beauté ravageuse lorsqu’ils sont détachés. Aime-t-elle les détacher ? J’aimerais la voir ainsi. Oh que je le voudrais.

La bande rouge en dessous de ses poignets d’une délicatesse et d’une finesse incroyable m’alerte que la vidéo en est déjà à la moitié. Je me mords la joue pour me concentrer et entendre ce qu’elle dit.

… c’est pourquoi je veux vous engager. Je souhaite que vous retrouviez ma Kitty. Je vous donne rendez-vous demain, à l’adresse indiquée sur le commentaire de la vidéo, à 18h tapante. Vous aurez les instructions sur place pour commencer l’enquête.

Un silence suit la fin de la transmission. Mylène nous montre déjà où la maison se situe sur Google Maps. Je n’aime pas ce logiciel depuis qu’il m’a photographié en caleçon en train d’étendre mon linge sur mon balcon. Mais je vous l’avoue, pour nos enquêtes, c’est très pratique. Saviez-vous qu’en laissant la géolocalisation de votre téléphone activée, Google vous trace ? Heures, localisation, temps resté à chaque endroit et même moyens de transport utilisés pour se rendre aux différentes localisations. C’est tellement pratique pour nous infiltrer dans la vie privée des personnes. Un téléphone emprunté à un conjoint qui rentre tard tous les soirs et hop, nous savons exactement où il était et pour combien de temps. Nous avons résolu beaucoup d’affaires en accédant à ces données. Plongé dans mes pensées, je me demande où est actuellement cette femme à la beauté dévastatrice. Si j’avais son téléphone entre les mains, je pourrais alors y voir ses trajets, ses lieux habituels. Je suis sûr qu’elle doit être du genre à prendre son café tous les matins avant d’arriver dans une grande entreprise.

J’observe la localisation de la maison. Elle n’est pas très loin. Jasmine saute de son fauteuil en déclarant qu’elle doit préparer ses appareils. Sam prend déjà des affaires pour retrouver l’animal et moi… Moi j’admire la femme immobile devant mes yeux. La femme d’affaires parfaite : sûre d’elle, magnifique. Je sens mon cœur rater un battement et mes mains devenir moites. Je sais que je ne suis rien, juste un informaticien insignifiant, lambda. Le genre de garçon sur lequel vous ne vous retourneriez pas. Mais elle, elle c’est la femme la plus belle que je n’ai jamais vue et le fol espoir qu’une femme comme elle puisse me remarquer m’envahit.

Ce n’est qu’en entendant Mylène argumenter à Sam que non, on ne prendrait pas le taser pour demain, que je reviens à la réalité.

  • Je dois y aller ! m’exclamé-je.

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