Un oiseau
Le début de ma troisième semaine au journal, me voici face à cette lettre que je n'arrive pas à me convaincre de signer. J'hésite. Est-ce que je dois la signer ? Est-ce que je devrais la jeter ? Je ne sais pas ce qui est le mieux. D'un côté, je me dis que c'est juste une signature. D'un autre côté, je n'aime pas ce que j'ai écrit. Il est onze heures du matin, il n'y a pas beaucoup de monde dans la salle et un calme relatif règne.
La première semaine s'est passée comme dans un rêve. À la découverte d'un nouveau monde, les premiers pas de journaliste, les premières rencontres. Apprendre la façon de faire et s'orienter dans le bâtiment de ce journal au drôle de nom : Le Dernier. Mais dans l'excitation de ces instants, je n'ai rien fait à part aider les autres membres du groupe à relire leurs notes et donner mon avis. Et pourtant j'avais tellement envie de me mettre à mon premier article. Mais je n'ai pas pu, le trac sûrement.
La deuxième semaine par contre, j'ai finalement commencé mon premier vrai travail. J'avais trouvé moi-même le sujet de la coopération franco-chinoise. J'avais même le point de vue idéal pour traiter le sujet : l'exposition sur l'histoire et la culture chinoise organisée par l'ambassade de Chine. Ça m'a pris un temps fou pour le finir et ça n'a pas été facile non plus. Mais le bonheur d'avoir enfin terminé mon premier article a vite éclipsé ces longues journées de travail.
Et aujourd'hui, dans les bureaux historiques du journal, à Strasbourg, Avenue d'Alsace, j'ai rendu mon article au rédacteur en chef Nikola von Lorentz. Il a lu les cinq pages de l'article en silence et avec sérieux. J'attendais son avis avec impatience et une fois la lecture terminée, c'est ce qu'il a fait : « Je ne le publierai pas. »
Ça fait depuis ce matin, neuf heures, que je me morfonds devant mon bureau, sûrement à marmonner des choses contre moi-même sans même m'en rendre compte.
Pourquoi m'en vouloir ? Je le savais en arrivant ici. Journaliste ou personne, je ne méritais pas la chance qu'ils m'offraient. Mes résultats scolaires ont toujours été moyens. À l'université, mes notes m'ont à peine permis de passer la licence. Et ensuite, j'ai dû me traîner deux années de plus en dehors du cursus pour recevoir ce fichu diplôme. J'aurais dû le savoir que je n'avais ma place nulle part.
Ma lettre de démission contient mon horrible écriture. Seule la signature manque. Je pose ma tête sur le bout de papier pour reposer un peu mon esprit. Ceci fait, je relève mon corps de sorte à ce qu'il soit droit et m'apprête à signer. Mais une main s'est jetée contre la lettre pour m'en empêcher alors que j'entends : « Non ! Ne fais pas ça ! Tu viens juste d'arriver ! » Le stylo aussi disparaît vers la gauche alors qu'une autre main s'en approprie.
C'est à moi ! Je me tourne pour protester. Mon voleur tient mes affaires derrière lui, loin de moi. Il a mon âge, il a l'air très jeune. Je ne me rappelle pas de lui. Ce qui me marque le plus c'est ses cheveux blonds et ses yeux au regard perdu. On dirait un enfant effrayé qui n'ose pas demander quelque chose. Il finit par reprendre : « Tu n'as pas à faire ça ! Je t'en prie !
— Rends-moi ça !
— Non !
— C'est à moi ! »
Je me jette alors sur lui pour lui arracher ma lettre sans y arriver. Il la garde trop loin pour que je la récupère et il me retient trop bien pour que j'y arrive. Alors, je lui tourne le dos et lui demande méchamment : « Mais qu'est-ce tu me veux ? » Mon voleur a un air désolé qui me trouble, comme s'il s'inquiétait vraiment beaucoup pour moi. Il me répond : « Je t'empêche de faire une bêtise. »
Je ne sais pas quoi répondre à ça. Il est tellement sûr de lui tout à coup. Je continue malgré tout ce jeu stupide : « Et pourquoi je devrais t'écouter ?
— Parce que j'ai raison.
— Sur quoi ?
— Tu n'as pas à démissionner, tu viens juste de commencer. Tu ne peux pas abandonner comme ça. »
Je veux répondre mais il interrompt l'échange : « Viens avec moi. »
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