Quelque chose de grand

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Aujourd’hui, j’ai fait quelque chose de grand. J’ai vu le sourire d’un ange s’animer en lieu d’un monstre du passé.

Je n’avais pas quitté mon lit d’écume depuis au moins trente sept coquillages. Je m’en souviens car c’est celui qui s’est fiché presque à l’extrémité gauche, et qui m’oblige à tourner la tête pour espérer regarder à cet endroit. Le verre était encore clair à l’époque, et peu rayé je crois, bien que le soleil eût depuis longtemps concédé la victoire à l’opaque. Je l’ai vu partir comme un bandit bredouille et ne m’en souciais pas alors, trop balloté pour fixer fermement l’horizon, contempler son sac à dos de rayons et sa mine petite ; il allait, de toute façon, vers un coin où une coquille spirée s’était à jamais installée (celle que j’aime à caresser : ça blesse un peu, mais ça réconforte), m’enlevant le festin d’éclats dont dépendait sans doute sa propre survie.

Dessous l’écume, j’avais caché un mot que je ne voulais plus voir. Je l’aimais, mais devais l’haïr, alors j’ai fui pour espérer ne plus y penser. Je ne l’ai pas balancé comme un malpropre : je souhaitais l’y écrouer pour de bon (et puis, la houle fait tout ressurgir, sinon) alors j’ai pris mon courage et je l’y ai jeté d’abord ; ça me donnait une bonne raison d’aller le récupérer. En fait, je ne l’ai jamais retrouvé.

J’ai d’abord eu très peur. Il y avait dans ce coin transi des tas d’autres reliques que j’avais oubliées, ou que je ne sentais plus qu’en fermant les yeux parmi les algues sur mon torse refoulées par les ressacs. Les ombres dessinaient des crocs sur les parois lazuli des bruines, quand des conques par myriades n’en soustrayaient pas la vue, sifflant un thrène sinistre éperdu. Je n’ai pas osé aller bien loin, alors j’ai enchaîné mon mot à la plus robuste stalagmite que j’avais sous la main. Je l’ai regardé d’une tendre déception, compatissante de chagrin, puis l’ire m’a fait cracher toute la spume emprisonnée dans mes poumons aux respirs froids : il fallait bien que je l’abhorre pour tolérer le laisser là. J’ai vu un monstre s’incarner, rugir pour écraser ma propre voix, et pourchasser mon dos nu que je sentais vulnérable tant que décharné. J’ai battu la vase, essoufflé. J’ai vite escaladé mon lit d’écume et évité de peu la langue noire de ses griffes, évanoui dans un de ces soupirs qui me font trembler et pleurer. Et j’ai pleuré. J’ai pleuré en frappant, en criant, en pleurant, surtout, remuant les marées derechef et creusant un peu plus la lourdeur de mes épaules. Je me suis endormi pour oublier le temps de quelque mauvais rêve, car je savais devoir endurer cette neuve trahison pour longtemps.

Je n’ai jamais cessé d’y songer.

Un nouveau coquillage était donc apparu, il y a trente sept de cela. Il était spécial, car il a obstrué en moi des creusets voués à des promesses, et recouvre depuis une part de mon avenir. Je n’ai pas arrêté de le chérir, ce coquillage spécial, de l’observer et le considérer, si bien que j’ai souvent envisagé de me noyer en pardon auprès du mot abandonné. Mais le monstre de sous l’écume garde son fantôme, et l’effroi de ses vapeurs d’embruns suffisait déjà à submerger mes nuits d’horribles cauchemars. Je ne vais jamais sous l’écume, jamais (et mes quelques désastreux essais n’ont fait que renforcer ma pleutrerie), mais j’ai appris à voir à travers pour contourner, pour y aller sans me mouiller. Je guette les facettes des hontes inondées dans une résignation sourde, je choie les conques échouées entre les plis de mes pupilles… et me recroqueville chaque jour un peu plus dans ma coquille involue.

Pourtant, même moi, j’ai été chercher mon mot. Je ne sais quel désespoir m’a poussé à me jeter dans la gueule de l’eau, mais je l’ai fait, presque sans regarder, sans y croire. Je me donnais des coups de pieds pour faire avancer ma fébrilité. Je m’excusais sans cesse, larmant à torrent mes regrets engrêlés. Je n’espérais plus rien trouver de mon mot qu’un souvenir étiolé, surtout pas le pardon ou le réconfort, et admettais me lancer à corps perdu dans un suicide à l’abysse. J’ai tenu closes mes paupières si longtemps que je me suis évanoui, et j’ai cru à un songe lorsque le réveil m’a frappé.

Il y avait là un ange. La stalagmite qui l’enchaînait avait poussé jusqu’à montagne, et servait de bicoque colorée au souvenir de mon mot. J’ai vu qu’il me regardait, et il a susurré « Je t’ai entendu ». J’ai détalé, le cœur typhon, parti chasser ce surplus d’énergie. Je courais le long des parois de ma bouteille dans une cécité anxieuse et m’épuisais pour m’octroyer une raison de n’y plus retourner. Mais j’ai entendu comme un murmure qui disait « Il n’est jamais trop tard pour des excuses », puis le roulis d’un sourire. J’ai chanté un soulas comme je n’avais jamais chanté, un soulas vieux de trente sept coquillages. Je pleurais plus encore que de coutume et j’ai bien failli me noyer de joie. Quand j’ai entrepris de tirer l’ange de l’écume, il a glissé le long de mon bras jusqu’à mon œil où l’escarre qui m’habitait s’est quelque peu éclairci. Nous avons échangé quelques secrets, quelques confessions, quelques nouvelles aussi, mais en dépit de tout le mal que j’avais pu causer, sa nitescence a ruisselé de bonté. Je crois qu’il attendait mon pardon comme j’attendais d’en avoir le courage, et voyait dans mes regards que j’étais, surtout, terriblement perdu. Perdu sur mon récif de bouteille. Désolé.

L’écume n’a pas cessé d’envahir ma bouteille ; l’algide d’en marbrer le verre ; les vagues de me battre ; la tempête de fondre ; mais j’ai entrevu une incroyable éclaircie. Ses gouttes de lumière m’ont laissé le sépia d’un soleil oublié. Et, peut-être, l’amorce d’une inespérée rédemption.

Aujourd’hui, j’ai fait quelque chose de grand.

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