La voix
« Sais-tu toi ce que c’est que de perdre sa voix ? », j’ai dit à l’éponge, un soir devant le verre. Elle n’a pas répondu : c’était ce moment où mille mains surgissent et tentent, serrant, de presque la vider. C’est vain, mais c’est chaque jour ; essorée dans ces doigts de rouille, ténue dans l’étreinte férine, froissée jusque frôler l’infime. Et chaque jour un ciel de glace la pénètre, ciel de sel, sel d’écumes ; elle est un estran atramente. Moi, le regard démuni, je ne peux qu’observer, sentir, percevoir et percer la bulle de mes larmes, au cœur un nœud piteux.
Je devrais arrêter de parler. De songer. C’est ce genre d’ennui dont la question posée (sûrement à personne) n’amène que mal-être ; vertige, serrement… qui tombe mes épaules. Qui rameute ces mains et leur triste habitude.
Je n’y pense pourtant pas souvent, à cette voix qui manque. Son oubli me rassure, l’oubli de la question, l’oubli de la perte. C’est devenu normal ; couteux d’essayer de la recouvrer, j’en chasse la mémoire… qui revient, par l’averse ou le vent, l’écume dont les houles font tout ressurgir. Un simple regret, figé ; morsure en travers du fardeau, entre tant d’autre maux, tranchants de coquillages… Ça laisse l’impression de quelqu’un d’autre en moi (et je déplore assez ces « autres » du dedans) : quelqu’un qui vole mes mots, qui m’assourdit la gorge et assène ses stridences, en écho dans ma fiole. Qui dit à ma place « Sais-tu toi ce que c’est que de perdre sa voix ? »… que j’entends rire sur son ombre portée. Rire haché de sanglots, désolés, pathétiques.
Ça me glace.
Je ne dis plus rien. Bouche mes oreilles. Cèle mes lèvres. Et attends. Que l’oubli me berce. Qu’on oublie, tous les deux : que lui n’a pas de corps, que je n’ai pas de voix.
Comme l’océan s’agite. L’océan dans ma fiole et ses beffrois d’écume, les algues sur le verre, mon fardeau noyé ; un magma d’onde algide. Nul ne commande la vague ; elle vient effacer quand les larmes ont coulé, quand la honte a grandi, enflé au su des affres, et formé cette brume en millions de « pourquoi ? » qui m’enceint et m’enserre jusqu’à plus soupir. Car, oui…
Cette voix, je l’ai moi-même tue.
Plus d’air. De « pourquoi ? » ; je n’en pourrai rien dire. Mais c’est ainsi hélas, et c’est surtout pour rien : de reproche en grimace, de grimace en souci… et aux doigts le couteau raclant ma gorge. Ça m’a sans doute laissé un coquillage, au pourtour des pupilles, ou peut-être des lèvres ? en tout cas, ça s’est fait lentement, sourdement ; insidieuse érosion dont le constat ne vient qu’à la côte effondrée. J’hausse les épaules, sous l’océan lourdes… c’est comme ça.
L’eau me berce. Le froid m’endort. Je songe encore… je devais arrêter, ça ne tardera pas. Quelque mélodie me parvient… j’ai peut-être ouvert mon coffre à musique ? mon trésor ; l’un de mes plus chers, bien enfoui dans le sable de mon îlot. Des pas sur les bulles, des grondements d’airain, le balancement des lancinances… un long silence. C’est agréable, je me sens…
୭ ~ ☁
La nappe de vague est partie, d’une tendre glissade. Je vide ma bouteille, souriant à ma vigie, frôlant ce coquillage qui la fait vibrer. Je fredonne un air grave, charnu, d’un lyrisme au sauvage entre thrène et envol. Mes lèvres se fendent : « Sais-tu toi… » !
C’est étrange. La caresse de Mer est passée. Elle a oublié. Elle a oublié l’oubli. Cet écho qui me reste est l’aria d’une voix. Ma voix ?
Un bond ! et voilà le bazar semé dans tout ma fiole. Mon cœur palpite. Je creuse, creuse… à l’abri des regards, époussète mon trésor de son écume en brins. Le grincement de ses charnières est son premier accord, une douce harmonie héraldesse de plus… déjà, mes joues se lèvent. Entre les tambours et les cordes froissées, les conque-à-oreilles, les gouttes diaphanes, les cuivres grognons aux orages héroïques ! je l’ai aperçue. Elle a chanté, d’une profondeur insondable, et je l’ai sentie dedans ; elle a dit en musique que, si mes mots avaient eux perdu la voix (peut-être pour ça les écris-je ?), je pouvais encor chanter.
Dans mes mains, c’était comme une étincelle. Celle d’un triomphe ; elle trônait là, ténue, grandiose, timide, radieuse.
Ce soir-là, il n’y a eu ni tempête, ni tonnerre, ni houle, ni écume. Je les ai mimés tous, et bâti dans ma fiole comme un château céleste.
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