1.1 – Une annonce malvenue
“ Que n’est tu heureuse jeune fille à marier ? Demain un époux bien fait de corps et d’esprit fera ton bonheur.
— Je suis malheureuse, moi, la jeune fille à marier, car mon époux point ne l’ai choisi ”
Rose, servante aux cheveux sombres rehaussés de reflets cuivrés, remplissait son office dans la chambre du vieux chevalier. Elle époussetait la large table à écrire. Une fine couche de poussière la recouvrait régulièrement, mais l’homme demandait à ce qu’elle reste impeccable. Le meuble voyait rarement une feuille de papier. Il aurait été malvenu qu’un visiteur s’en aperçoive !
Assis dans un confortable fauteuil à l'autre bout de la salle, Henri de Sautdebiche, tapotait nerveusement ses accoudoirs. Il attendait sa fille.
La porte s’ouvrit soudainement. Une jeune femme fluette, dont les yeux et la longue chevelure noirs soulignaient la blancheur, apparut. Rose leva le visage afin de la voir entrer. Elle a l’air énervée, la convocation du père ne lui a pas plu !
— Isabelle, tu te maries dans un mois.
Il avait réussi à prononcer cette phrase, préparée depuis plusieurs minutes. Son ton fut plus sec qu’il ne l’aurait voulu, mais il était soulagé de l’avoir énoncée sans faillir. Le plus dur était fait, il attendait désormais nerveusement sa réaction, connaissant bien son caractère.
— Peut-on savoir qui sera mon bourreau ? demanda-t-elle d’un ton ironique.
Rose haussa un sourcil devant le ton employé. Un sourire espiègle naquit en elle. Il faudrait plus de filles comme elle !
Henri se remit à taper des doigts sur le bout de son accoudoir. Il devait désormais s’expliquer.
— Conrad de Laval, fils du baron éponyme, est un charmant jeune homme et un bon parti. Vous nous ferez, à son père et moi, un grand plaisir en vous mariant, c’est un bon allié ! Monsieur de Laval est bien aimable d’accepter cette union : à vingt-deux ans, tu apparais comme une vieille fille. Ton frère, mon héritier, vit au château avec sa femme ; ta sœur, de quatre ans ta cadette vient de se marier, tu es la dernière !
Il gratta sa barbe noire, désormais parsemée de poils blancs. Grâce à un bon conseiller, Messire de Sautdebiche , ses terres fructifiaient, ce qui lui avait permis de préparer une dot acceptable qui lui avait valu les amitiés d’un baron. Pas question d’abandonner tous ces efforts pour un caprice !
Malheureusement, la bataille est perdue d’avance, se dit la servante qui n’était là que depuis deux mois.
— Père. Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu !
— Eh bien, qu’à cela ne tienne, organisons une rencontre. Mais cette-fois-ci, c’est ta dernière chance. Je ne souffrirai pas un nouveau refus de ta part, pas encore !
Il tapa sur son accoudoir et reprit :
— Je n’ai pas envie de me brouiller avec le baron à cause de tes sempiternelles excuses. Nombre d’amis m’ont tourné le dos parce que tu refusais leurs fils ! Toujours un prétexte ! Un nez trop long ou trop court, des dents mal rangées, le menton en galoche… Souhaiterais-tu que je t’établisse une liste complète ? Dieu soit loué, j’ai pu me réconcilier avec la plupart, mais l’exercice n’a pas été simple.
Laissant retomber la pression, il finit d’un air las :
— Tu veux mon malheur ?
Rose s’occupait désormais d’une grande armoire. Il ne manquait plus que ça : le père qui accuse la fille de vouloir causer son malheur, alors que c’est lui qui la marie de force.
Isabelle afficha sa moue mutine qui avait si souvent eu raison de son père.
— Oh, vous vous souvenez de celui qui avait les oreilles décollées, l’autre atteint de strabisme aigu, ou encore celui qui se grattait tout le temps. Il y en avait un qui sentait mauvais également.
Retenant cependant un léger amusement, le seigneur du domaine lui décocha un regard désespéré. Rose pour sa part, dut réprimer un fou rire.
Le chevalier de Sautdebiche n’était pourtant pas un mauvais père. Isabelle le savait bien. Mais se marier n’entrait aucunement dans ses plans : l’idée même de plier sous le joug d’un homme et de partager sa couche la révulsait. L’autre option, prendre le voile, s’avérait incompatible avec le caractère d’une jeune femme de sa trempe. Elle s’y était rendue pour tenter l’expérience… Au bout d’une semaine, la mère supérieure lui avait signifié son renvoi.
Elle se laissa tomber sur le lit à baldaquins.
De son pied, elle se mit à jouer avec le bord du tapis. En son for intérieur, elle maudissait cette règle qui soumettait la femme à l’autorité des détenteurs du sexe masculin. La fiancée malgré elle pestait contre ce monde, dans lequel elle aurait volontiers envoyé un coup de pied. Cédant sous la pression paternelle, elle cherchait un moyen pour que son départ devienne supportable.
— Accordez-moi au moins une faveur. Là-bas je serai seule, ni vous ni mère ne serez présents. Je devrai m’habituer à ce maître que l’on m’impose. J’aimerais au moins pouvoir amener une domestique avec moi.
Henri de Sautdebiche sentit que la victoire lui tendait les bras, surpris de ne pas avoir eu à trop batailler. Il laissa s’échapper un soupir satisfait.
— Ta mère pourra certainement t’accompagner quelque temps, elle l’a fait avec ta sœur. Pour ce qui est d’une domestique, ta requête me semble légitime. Prends ton temps, choisis qui tu voudras, sauf Adèle, la cuisinière. Comment ferions-nous ici sans elle ?
Il tapota son ventre bien rond, témoin de l’amour du chevalier pour la bonne chère. Il aurait certainement préféré se séparer de sa femme plutôt que de sa cuisinière. Isabelle n’avait songé en aucun cas à la vieille employée, mais à une dame de compagnie.
Afin de lui signifier sa totale abnégation, elle adressa un regard compatissant à son père en le quittant. Elle comprenait ses soucis, ses angoisses, son rôle à jouer devant ses amis, et son devoir de se conformer aux mœurs de son siècle. En qualité de chef de famille, il lui fallait préparer un avenir à chacun de ses enfants, afin de pouvoir, lorsque la mort viendrait le chercher, saisir sa main avec le sentiment du devoir accompli.
Rose continua son travail, déçue pour la jeune fille dont elle avait espéré la victoire. Messire de Sautdebiche se laissa porter par son fauteuil en une sieste bien méritée. L’orage était passé, sans casse.
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