1.2 – Malheureuse impuissance
“ As-tu tout tenté, même l’impossible ?
— J’ai tout tenté, sauf le diable, afin que sous le remord je ne sois point ployante.”
Quelques minutes plus tard, une main frappait à la porte des appartements de Constance de Sautdebiche, et sa fille apparut.
— Mère, êtes-vous au courant de votre voyage prévu dans un mois ?
La phrase d’Isabelle eut l’effet escompté sur sa mère, dont le regard étonné ne laissa aucun doute : elle n’était pas au courant du mariage.
Gertrude, dame de compagnie et cousine un peu plus âgée de Constance, soupira à cette perspective. Si la mère d’Isabelle devait se déplacer, elle devrait la suivre. Pour une personne de son âge et de sa corpulence, un voyage la fatiguerait trop et elle n’en avait aucune envie.
— Peux-tu me préciser de quoi il s’agit exactement ? s’enquit la maîtresse de maison.
— C’est tout simple, père a encore la lubie de vouloir me marier. Paraît-il que cela se fera dans un mois, répondit Isabelle en levant les yeux au ciel. Vous aurez, d’après lui, la chance de m’accompagner dans ma nouvelle demeure. Ce pourquoi je prévois, pour vous, un voyage.
Gertrude se recentra sur sa couture, faisant fi de ce qui allait suivre. La jeunette va encore pleurer et comme d’habitude, elle aura gain de cause.
Constance laissa là son ouvrage de broderie pour dialoguer convenablement avec son enfant.
— Te marier ? Et sais-tu qui sera l’infortuné je te prie ? Te connaissant, ce n’est pas chose faite ! Lorsque tu auras trouvé tous les défauts du monde au prétendant, ton père s’accordera à ton refus, comme d’habitude.
— Il s’agit du fils du baron de Laval.
— Ah ! Conrad, un bel homme, et ayant une tournure d’esprit des plus agréables, nous l’avons rencontré tantôt avec ton père. Tu aurais pu tomber plus mal. À ta place, j’accepterais.
Gertrude ne prit même pas la peine de lever les yeux. Un jeune prétentieux.
Isabelle lança un regard de petite fille désespérée à sa mère. Constance se leva, prit un siège et s’assit au plus près d’elle.
— Mais que puis-je faire, mère ? Je ne connais pas ce garçon, et devoir quitter le domaine m’effraie.
— Isabelle, le mariage n’est pas une chose difficile si l’homme est bien disposé à ton égard. Je peux te dire que certains moments sont même… plutôt agréables, dit-elle, un sourire charmant sur les lèvres.
« Lorsque je me suis mariée, je ne connaissais pas plus ton père que tu ne connais ton futur époux aujourd’hui, et je me souviens que, comme toi, la frayeur m’accablait. Il était tout aussi inexpérimenté que moi et tremblait tout autant. Aussi, nous nous sommes rassurés l’un l’autre et avons fait ce que nous devions. L’acte, si l’on peut dire, n’a pas été un franc succès la première fois. Nous nous connaissions à peine, mais au fur et à mesure nous y avons pris goût.
La Dame de compagnie, ne perdant pas une miette de la conversation, commençait à s'amuser. Un beau couple ! Ils vivent chacun de leur côté et elle n’est même pas au courant que sa fille va se marier, quelle ironie ! Et pour la chose, ça doit faire des années qu’il ne l’a pas touchée.
Constance avait déployé toute la diplomatie dont elle était capable pour rassurer sa fille. Isabelle, de son côté, bouillait intérieurement. Le discours de sa mère ne lui donnait aucune satisfaction. Tout ce qu’elle aurait aimé d’elle tenait en une seule phrase : l’aider à convaincre son père d’abandonner l’idée même de ce mariage.
— Je ne souhaite pas être à la merci d’un homme qui pourrait disposer de mon corps comme ça lui chante. Il faut que vous m’aidiez à convaincre père. Il saura peut-être vous écouter ?
— Tu sais, mon avis ne pèse pas beaucoup dans ses décisions, et je suis convaincue que ce jeune homme te conviendra tout à fait. D’autre part, Archibald, son père, est assurément un grand ami d’Henri. Tu auras du mal à t’en débarrasser, cette fois-ci.
Dame Gertrude finit par lever les yeux de son ouvrage. Un grand ami… politique.
Isabelle rongeait son frein, son sentiment oscillait entre impuissance et exaspération. Sa mère lui vint enfin en aide :
— Sache que la femme a de nombreux moyens pour échapper à ce qu’elle ne souhaite pas. Pour peu que notre époux soit respectueux, on peut lui partager nos indispositions. Attention toutefois à ne pas en user trop souvent, celui-ci pourrait te faire pousser des cornes.
La dame de compagnie riait intérieurement. Ah ! Elle au moins, n’a pas trop à craindre la tromperie, le chevalier préfère les plaisirs de la table…
Les aimables conseils de Constance tombèrent comme lettre morte dans les oreilles d’Isabelle, cependant la fin de la dernière phrase ne lui déplaisait pas. Elle s’accrocha à cette idée.
— Les cornes m’importent peu. Elles pourraient devenir mon salut si je ne suis pas satisfaite.
— Dans ce cas, il y a une technique : pousser dans son lit quelqu’un qui fera l’affaire.
Pas croyable, qu’une mère parle comme ça à sa gamine ! Au moins on sait rire ici. Gertrude posa son ouvrage sur une table, la conversation n’en finissait pas de l’amuser.
Cette idée parut à Isabelle comme la meilleure solution afin d’échapper à sa future condition. Elle porterait par obligation tout au plus un enfant mâle, pour assurer la descendance du baron, mais dès que son devoir serait accompli, elle lui trouverait une belle qui puisse assouvir ses désirs. Une victime consentante souhaitant améliorer sa situation.
— Et donc vous m’accompagnerez ?
— Mais oui, ma petite Isabelle, je ne te laisserai pas partir seule, je resterai quelque temps. Et je reviendrai parfois, par exemple lorsqu’un joyeux événement se présentera, ajouta-t-elle en dessinant un ventre rond au-dessus du sien.
Mince… il va vraiment falloir effectuer ce voyage ? Sur ces pensées, la vieille mégère mécontente se leva de son siège pour sortir de la salle. Madame de Sautdebiche saurait bien la rappeler si jamais sa compagnie lui manquait.
Ces allusions dégoûtaient par avance Isabelle, elle ne souhaitait en aucun cas passer ses nuits avec un homme, et le désir maternel lui était étranger.
La future mariée poursuivit quelques instants l’entretien. Elle renouvela la demande qu’elle avait effectuée auprès de son père de disposer d’une domestique qui pourrait l’accompagner et qu’elle garderait auprès d’elle. Les gens de maison étant sous l’autorité de la femme, elle devait obtenir son aval.
— Tu peux prendre qui tu veux, Dame Gertrude, par exemple. Elle est sage et a de l’expérience, lui conseilla-t-elle.
Isabelle n’en revenait pas. Me proposer sa propre cousine ! Cherche-t-elle à s’en défaire ? Et je n’aime pas les manières de la vieille bique, je l’ai toujours trouvée hypocrite.
— C’était une boutade, reprit Constance avec des yeux rieurs, je voulais voir la tête que tu ferais et ça a marché.
La jeune femme secoua la tête en riant. Sa mère, même si elle ne pouvait comprendre ses motivations profondes avait de bons côtés.
— J’ai quelqu’un en tête, mère, ne vous en faites pas pour moi. Je devrais m’entretenir avec elle afin qu’elle prenne ses dispositions pour quitter sa famille. Je voudrais également m’assurer que ce ne serait pas trop lui demander.
§
Quelques heures plus tard, tout le château était au courant du futur mariage. Dame Gertrude, la langue bien pendue lorsqu’il s’agissait de commérages, avait pris soin d’en régaler tous ceux qu’elle avait rencontrés. Ceux-ci s’étaient à leur tour montrés prolixes.
Le soir venu, une ombre se glissa hors de la bâtisse seigneuriale, rejoignant le village. Elle rentra dans la taverne où elle rencontra quelqu’un qui accepta un verre. Pendant la discussion qu’ils eurent, elle lui transmit un rouleau de parchemin cacheté à la cire, ainsi que quelques pièces, puis s’en retourna d’où elle venait.
Le coursier devait partir rapidement pour apporter la nouvelle à son destinataire.
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