1.12 – Apparté
“ Qu’aviez-vous à me dire de si mystérieux ?
— Chut ! C’est un secret. ”
Isabelle attendait Madame de Saint-Eustache devant les écuries. La vicomtesse était en retard. La grande dame avait insisté pour que la jeune femme vienne seule. Cette dernière lui en voulait d’avoir empêché sa promenade quotidienne avec Manon, sa présence lui manquait.
Isabelle commençait à s’impatienter lorsque l’étrangère décida enfin de se manifester. Elle était vêtue d’un bliaud de monte et de braies adaptées qui lui seyaient parfaitement.
— J’ai rencontré votre mère en venant, dit-elle en guise d’excuses. Nous avons évoqué votre mariage prochain.
Lorsque la vicomtesse sortit sa jument Athéna de sa stalle, Isabelle ne put retenir un regard de surprise mêlée d’admiration.
— Je n’ai jamais rencontré un cheval avec une robe tachetée comme celle-ci !
Remarquant l’étonnement d’Isabelle, la vicomtesse s’empressa de combler sa curiosité.
— Mes parents ont effectué de nombreux croisements pour obtenir ces couleurs. Ils les ont baptisés les nébuleux. Ils sont fougueux et sauvages, j’aime leur caractère indépendant ! dit-elle une étincelle dans le regard. Mes écuries en sont pleines.
— Oh ! Vraiment ? Votre cheval est superbe.
Elle flatta l’encolure de la bête. Le cheval approuva d’un renâclement accompagné d’un hochement de la tête.
Isabelle sauta sur sa Alizée qui s’élança, mais Athéna, déjà sur ses talons, vint se placer à ses côtés.
— Vous êtes joueuse, Isabelle, mais malgré mes trente-cinq ans, j’ai encore du répondant ! Où va-t-on ?
— Le village ?
— C’est parti !
Un galop endiablé s’ensuivit sur une distance assez courte : lorsqu’elles eurent passé les premières fermes, elles se mirent au pas, question de sécurité pour les habitants.
Dans les rues courraient des gamins, des chiens jouaient avec eux, des femmes lavaient leurs linges à la rivière, des bruits d’acier frappé s’échappaient de l’établissement du maréchal ferrant.
— Un joli village du Jura ! J’aime beaucoup cette maison là-bas. Elle a l’air riche, que s’y passe-t-il ?
— Une lutherie qui a du succès dans la région, vous voulez visiter ? Mon père dit que c’est grâce à ça que Sautdebiche prospère.
— Pourquoi pas ! Peut-être demain, aujourd’hui j’ai juste envie de la ballade. J’ai parmi mes gens quelqu’un à qui cela plairait beaucoup.
Elles avancèrent, sortant du village. La vicomtesse s’émerveilla des vergers dont les fruits à maturation tardive, faisaient ployer les branches des arbres. Elle admira les vaches qui donnaient le lait, servant à produire de merveilleux fromages, selon Isabelle. Sur certains coteaux bien exposés s’étendaient de vastes vignobles qui laissèrent bientôt place à des bois giboyeux.
— Maintenant que nous sommes à l’abri des regards et des oreilles indiscrètes, j’aimerais vous entretenir de quelque chose qui vous surprendra peut-être, mais qui j’espère vous apportera espoir et secours.
Ce disant, elle arrêta sa monture. Isabelle, intriguée, ne pipa mot et manœuvra Alizée afin de faire face à la dame.
— Bien. Si je veux gagner votre confiance, je dois avancer un premier pion. Je ne suis pas celle que je prétends. Je m’appelle Opale de Montbrumeux et je porte le titre de comtesse.
Isabelle fut immédiatement sur la défensive. Elle ne retint pas la question qui se présenta à elle.
— Pourquoi diantre dissimuler votre identité ?
Loin de se démonter, la comtesse affichait une parfaite sérénité. Elle s’attendait à la question.
— Il se trouve que je suis en mission et que vous en êtes l’objet. Si mon nom apparaissait trop souvent dans des affaires telles que celles-ci, certains problèmes pourraient me rattraper. Je vous ai livré mon nom, à vous de faire un pas vers moi.
Isabelle ne voyait vraiment pas où voulait en venir la comtesse. Alizée sentit son anxiété et fit un écart vite maîtrisé par sa cavalière.
— Une affaire telle que celle-ci, une mission ? Mais de quelle affaire s’agit-il ? En quoi me concerne-t-elle ? Comment puis-je me fier à vous alors que vous mentez à tout le monde ?
Opale adressa un sourire bienveillant à Isabelle.
— Ne vous fâchez pas, je suis là pour vous aider. Dites-moi, ce mariage vous fait horreur, non ?
Isabelle ne savait quoi penser, tout était si rapide qu’elle avait peur de confier à cette femme ce qu’elle ressentait vraiment.
— Je vous ai ouvert une partie de mon secret, continua la comtesse, peut-être accepteriez-vous de me raconter une bribe du vôtre, non ?
— Tout cela est un peu brusque pour moi, Madame… Un seul mois pour me faire à l’idée d’épouser cet homme ! Partager mon intimité avec lui… de cette manière qu’on attend d’une épouse… me révulse. Mais j’accepte mon destin. Que pourrais-je faire d’autre ? Depuis des années je repousse les demandes en mariage. Cette fois-ci, je ne peux plus reculer. Mon père m’a trouvé un baron.
Les chevaux commençaient à s’impatienter. Les deux femmes reprirent leur promenade au pas.
— Je pourrais vous aider. Mais il faut que vous me parliez Isabelle. Je vais vous donner une deuxième information me concernant, peut-être ainsi pourrais-je vous convaincre d’échanger plus librement avec moi.
L’interpelée indiqua à la comtesse d’un geste du menton de continuer.
— Je n’ai pas de mari. Cette histoire est un écran de fumée que je sers aux pères et aux mères des demoiselles dans votre situation. Je partage ma vie avec une femme que j’aime. Mon existence est vouée à délivrer celles qui en ont besoin du joug masculin.
Isabelle tombait des nues. Pendant un instant elle resta hébétée, frappée par l’invraisemblance de la situation. Inspirant une grande bolée d’air, elle se reprit.
— Mais… Comment est-ce possible ?
Un point était marqué par Opale. La question posée par Isabelle était le signe qu’elles pouvaient commencer à avancer.
— Ne me demandez-pas comment, vous le saurez le moment venu. Je dois être prudente et garde encore quelques secrets. Des femmes que je ne veux pas exposer dépendent de moi. Sachez simplement que vous aussi pourriez vivre votre amour avec Manon au grand jour. Je vous conduirai dans mon fief.
— Mais… comment savez-vous pour Manon ?
— Je ne puis tout vous révéler encore, je n’ai qu’une seule question. Acceptez-vous mon aide ?
Isabelle hésitait. Qu’avait-elle à perdre à part Manon ? Impossible de l’emmener à l’aveugle dans cette vie que Madame de Montbrumeux lui proposait. Elle devait donc l’en aviser avant de prendre sa décision.
— J’y réfléchirai, Madame, je ne peux parler pour deux.
— Vos mots sont sages Isabelle, mais il ne reste que peu de temps avant le mariage, réfléchissez vite ! J’aimerais pouvoir agir auparavant.
Les deux cavalières reprirent le chemin de la demeure seigneuriale.
Lorsqu’elles atteignirent le château, on leur fit savoir que le charron avait réparé la calèche de la dame. Elle devrait alors repartir le lendemain. Sauver les deux jouvencelles, demandait désormais une action prompte.
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