2.6 – Évasion

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Dans les méandres tortueux de l’infini, mon esprit s’évade.”

Les chevaleresses mangèrent copieusement à l’auberge tout en préparant leur plan. Si Marie-Sophie n’avait pas faim, Ellanore, pleine de colère, mangea pour deux. La pluie avait cessé et la nuit s’installait au moment où elles sortirent.

Isabelle fut désignée pour passer une barque de l’autre côté de la rive : elles en auraient besoin pour retourner en ville sans les chevaux et échapper à la milice. N’osant avouer qu’elle n’avait jamais manœuvré un bateau, elle prit son courage à deux mains et rejoignit la rivière.

Les autres prirent les chevaux pour les conduire à l’extérieur. Parvenues aux portes de la ville, la milice locale les arrêta pour un rapide contrôle. Les sacs contenant leurs armes bien installées sur la croupe de leurs bêtes risquaient d’être inspectées, Manon passa devant, tenant Alizée et Roxane ne portant rien de suspect. L’examen de la première n’ayant rien révélé d’anormal, la troupe put passer après s’être acquittée de la taxe.

La jeune noble arriva près de la rivière et avisa une barque. Une nappe de brouillard commençait à s’élever après la pluie. Isabelle n’y voyait pas à dix mètres. Heureusement, les embarcations étaient retournées et elles n’avaient pas pris l’eau et les sièges se révélaient sec, quelle chance ! Le bateau s’avérait tout de même lourd pour elle, elle parvint moyennant un effort non négligeable à la redresser.

Bon gré, mal gré, Isabelle le poussa dans l’eau et monta à son bord. Marcher jusqu’au banc de nage provoqua un léger tangage, mais elle surmonta sa frayeur de tomber dans les eaux noires en marchant à quatre pattes. Elle se saisit des rames et commença à manœuvrer le rafiot. Malheureusement, sa progression fut interrompue aussi sec : une grosse branche bloquait le passage, l’embarcation se trouva coincée. Oh non !

En rampant à moitié, la jeune femme atteint l’extrémité du bateau et tira sur le morceau de bois, le roulis augmenta dangereusement. Après un effort considérable, elle finit par le dégager. Enfin libre, le frêle esquif fut entraîné par le courant ! Elle faillit encore passer par-dessus bord en rejoignant sa place. Dans quel sens faut-il ramer plus fort pour redresser la trajectoire ? Dans celui-ci ? Non ! Malheur ! Il tourne dans l’autre sens, voilà, voilà comme ceci, ouf ! Enfin l’embarcation prit le chemin de la rive opposée, mais elle avait déjà dérivé. Tant pis. Souquant ferme, se démenant tant bien que mal, elle put remonter le courant et parvenir à destination. Quelle galère !

Les autres arrivaient avec armes et montures.

— Pas de problèmes pour traverser, Isabelle ? s’enquit Manon.

— Bien sûr que non, tu me connais ! J’ai toujours été une habile navigatrice.

— Isa, lui chuchota-t-elle, je n’ai pas souvenir que tu sois jamais monté sur un bateau.

— C’était l’enfer, répondit-elle tout bas, mais je m’en suis sortie. Merci de t’inquiéter.

Elle lui donna un baiser en remerciement.

Lorsque les chevaleresses furent équipées des armes récupérées sur leurs montures, tout le monde s’assit dans le bateau, excepté Isabelle restée auprès des animaux. Adélaïde et Ellanore, plus musclées que les autres, se saisirent des rames. Le petit groupe tenait péniblement sur la petite embarcation, mais il ne fallut pas longtemps aux deux forces de la nature pour effectuer la traversée.


§


Après avoir étudié le terrain, les chevaleresses décidèrent d’attendre l’évêque devant la taverne, une bagarre à cet endroit n’attirerait pas les regards : les rixes devaient y être quotidiennes. La comtesse resterait dissimulée en arrière. Manon faisait le guet devant la maison forte pour les prévenir à sa sortie.

Quand vint pour Manon le moment de les prévenir, le soleil avait quitté depuis longtemps le ciel et la nuit s’approfondissait. Entouré de quatre soldats de sa garde personnelle, l’homme d’Église passa devant le débit de boissons d’un pas ferme. Alors les trois guerrières se dressèrent devant eux, armes à la main.

— Au nom de notre seigneur Jésus, laissez nous passer ! s’écria un des gardes.

— Je n’ai pas l’impression de le voir dans votre petite bande, je distingue plutôt un suppôt de Satan. Le grand, derrière, répondit Marie-Sophie avec un calme à faire pâlir un albinos.

— Pas avant de vous avoir fait mordre la poussière ! annonça Ellanore d’un ton de défi.

Sur un geste de l’évêque, les quatre hommes fondirent sur elles.

Dans le dos du prélat, une voix se fit entendre :

— Eh bien monseigneur, m’accorderez-vous une danse ?

Celui-ci se retourna vivement, une silhouette, équipée d’un haubert, d’une épée et d’un bouclier lui faisait face. Une femme ? Les traits de l’homme se parèrent d’un rictus de plaisir à l’idée du combat. Il brandit sa crosse, bien décidé à en découdre. Opale, désavantagée par la longueur de son arme, resta sur la défensive. L’attaque de l’évêque fut foudroyante. Il assena un coup fracassant en direction de la tête de sa partenaire de jeu. Elle l’esquiva avec facilité, accompagnant le bâton de sa lame afin qu’il ne le relève pas, et tenta une puissante frappe de taille, mais sa botte glissa sur le pavage détrempé. Elle perdit l’équilibre, se rétablissant de justesse.

Avec une agilité surprenante, le prélat recula vivement et fit tournoyer son arme en un long geste circulaire. Opale eut à peine le temps de parer le coup avec son bouclier. Elle devait trouver un moyen de percer sa garde.

Les chevaleresses s’étaient positionnées en une ligne défensive pour faire face à leur quatre assaillants qui attaquèrent franchement. Après quelques passes d’armes entre les deux groupes, Marie-Sophie et Ellanore mirent leur bouclier en avant pour couvrir la grande Adélaïde. Celle-ci put alors avancer sans crainte et frappa à deux mains le soldat de gauche. Celui-ci, déstabilisé par la puissance du choc, tint son bouclier à deux mains pour ne pas faillir. Voyant une ouverture, Marie-Sophie fondit comme une lionne sur lui et lui assena un coup tranchant au genou. Le malheureux chuta sur le côté en se tenant la jambe. Incapable de se relever, il débutât une reptation malhabile pour s’échapper, ce qui lui donna l’air pathétique d’un asticot déterré. Trois contre trois.

Manon, sans armes, s’était mise à l’écart et se mordait les doigts en attendant l’issue de la bataille.

L’évêque soufflait bruyamment. La comtesse attendait patiemment le bon moment. L’autre se fatiguait dans des attaques qu’elle n’avait qu’à éviter en effectuant de légers déplacements. Il avait de l’expérience, certes, mais le repas pantagruélique offert par le bourgmestre pesait sur son estomac. Se calmant un peu, il rassembla ses forces, préparant l’attaque décisive, celle qui lui donnerait tort ou raison.

Une feinte… Il lança une attaque remontante qu’Opale dut amortir avec son épée, et faisant pivoter son bâton, il frappa trois fois de suite à la tête, choisissant à chaque fois des angles différents. Elle les esquiva successivement et opposa son bouclier au dernier. Au moment où la troisième frappe venait de heurter son écu, elle le laissa tomber et, légère comme le vent, la comtesse passa sur le côté. Saisissant son épée à deux mains, elle continua le mouvement comme dans un ballet et lui assena un coup magistral dans le dos. Le grand échalas, dans son élan, fut projeté beaucoup plus en avant que prévu et le mur de la taverne vint s’écraser sur sa face – à moins que ce fut l’inverse – à la suite de quoi, il sentit la pointe d’une arme jouer avec ses vertèbres.

Entre-temps, les trois chevaleresses avaient encerclé les gardes. Le dernier, au sol, rampait vers le bout de la rue. Les hommes lâchèrent leurs épées pour s’abriter comme ils le pouvaient, des coups. Les guerrières s’amusaient à marteler les boucliers, sans même tenter de toucher leurs propriétaires. C’était trop facile ! Le jeu consistait à qui déformera le plus possible, le bouclier de son adversaire. À cet amusement, Adélaïde gagnait chaque fois.

— Lâchez vos armes, cria une voie autoritaire, ou j’achève le patron.

Dame Opale, triomphante pointait sa lame dans son dos meurtri.

— Vous ne l’emporterez pas au paradis, fit l’évêque en sifflant entre ses dents.

— Vous n’allez tout de même pas me faire la leçon sur le paradis, vous seriez certainement mieux à même de connaître l’enfer, lui répondit la comtesse. Je vous réserve une surprise à ma façon.

Sur ce, elle l’assomma.

— Eh bien, mesdemoiselles ! Nous allons attacher tout ce petit monde.

Ce qui fut fait dans un temps très bref. Les gardes se trouvèrent ligotés, bâillonnés, ramenés près de la rivière et dissimulés derrière un bosquet. L’évêque écopa en plus d’un bandeau sur les yeux. Elles durent les passer de l’autre côté pour les laisser à la garde d’Isabelle. Il ne restait plus qu’à délivrer la sorcière.


§


Les cinq femmes se glissèrent discrètement jusqu’à proximité de la maison forte, cachées derrière les buissons qui ornaient la place. À quelques mètres devant elles, les deux gardes attendaient, immobiles dans la fraicheur de la nuit, que le temps veuille bien passer.

Toute à son rôle, Manon joua la passante sortant de la taverne, légèrement titubante. Elle marchait quelques mètres devant les deux hommes charmés par la silhouette avantageuse d’une jolie fille.

Marie-Sophie sortit à son tour de la cachette. Dans la nuit, avec son haubert, et de dos, on aurait pu la prendre pour un soldat quelconque. Prenant une attitude agressive elle se mit à poursuivre Manon en courant.

— Où c’est que tu vas, la belle ! Viens par ici ! Quand j’en aurai fini avec toi, tu sauras ce que c’est qu’un homme ! s’écria-t-elle en forçant sa voix dans les graves.

Les gardes qui savaient où étaient leur devoir tentèrent de les poursuivre, mais Ellanore et Adélaïde en avaient profité pour se glisser derrière.

— Au secours, à l’aide ! criait Manon.

Comme deux ombres jumelles, les chevaleresses firent tomber lourdement la garde de leur épée sur la tête des miliciens qui churent. Un second coup leur assura un parfait silence.

La comtesse donna ses ordres :

— Pas besoin qu’on y aille toutes, Ellanore et Marie, vous êtes les plus discrètes, allez-y nous vous attendons non loin de l’entrée. T’as ton nécessaire à crocheter, Marie ? Faudrait peut-être enlever les hauberts. Ça fait gling-gling.

— On avait peut-être besoin de toi pour nous le dire ! répondit Ellanore du tac au tac en se défaisant de sa quincaillerie.

— Arrêtez de vous chamailler, toutes les deux, je vous rappelle que la vie d’une femme est en jeu, reprit Marie-Sophie.

— Oh mais ! Si on peut plus rigoler !

— On emmène ces deux-là à côté d’la rivière, viens Manon, lui dit Adélaïde, Opale va pas bouger d’là.

Marie-Sophie se glissa devant Ellanore par la porte grande ouverte du porche délesté de ses gardes. Passés quelques mètres, sur la gauche, un vantail en bois grossier se découpait dans le mur. La première chevaleresse y colla son oreille. Sans surprise, de lourds ronflements résonnaient. D’un signe convenu, elle indiqua : « Salle de garde » à sa suivante.

Le porche passé, une cour s’ouvrait devant elles : elles se dirigèrent au fond à droite du patio, comme les deux gardes de la taverne le leur avait indiqué. Se faufilant sans bruit et les yeux grands ouverts malgré la nuit bien avancée, elles s’avancèrent dans le jardin jusqu’à découvrir un huis, dont des effluves peu ragoutantes s’échappaient. Elles avaient trouvé.

Sans avoir eu besoin de communiquer, Marie-Sophie se mit au travail. La serrure montra un peu de résistance, mais sans plus. Derrière elle, Ellanore attendait avec sa dague, au cas où il faille envoyer le geôlier faire de beaux rêves.

Clic, la serrure céda. Silencieusement, la porte s’ouvrit. L’intérieur était sombre mais vide. Les deux silhouettes s’immiscèrent dans la pièce obscure éclairée par une simple chandelle et refermèrent derrière elles. Ellanore toujours aussi perspicace trouva contre le mur un lourd trousseau de clefs accroché à un clou.

Au fond de la pièce, une grille épaisse ouvrait sur une cellule. Dans un coin, tremblait une pauvre créature recroquevillée.

Pendant qu’Ellanore faisait tourner la clef dans la serrure, Marie-Sophie regardait la malheureuse. Lorsqu’enfin la grille s’ouvrit, elle mit son bras sur sa camarade afin de lui faire comprendre qu’elle y allait.

La chevaleresse au lion s’agenouilla près de la silhouette et l’appela doucement.

— Gersande…

La cellule était crasseuse et puante, au sol des restes de nourriture et d’autres choses moins appétissantes. La pauvresse sentait l’urine et les excréments, on ne l’avait même pas laissée se soulager dignement.

La prisonnière se blottit un peu plus au fond de son coin, terrorisée.

— Chhh… Nous sommes venues vous sortir de là, Gersande. Prenez mon bras.

S’accrochant au bras tendu, la sorcière se redressa. Entendre son prénom prononcé avec une telle douceur lui procura un bien inimaginable, la sensation d’exister, de compter aux yeux de quelqu’un.

— Venez lui dit-elle, doucement. Avec nous, vous n’avez plus rien à craindre. Dans quelques heures nous serons en sécurité.

Gersande marchait difficilement, mais parvenait à avancer. Tant bien que mal, Marie-Sophie l’aidait dans sa progression, tandis qu’Ellanore veillait à leur sécurité.

La bande arriva enfin au bord de l’Ain, traversèrent en deux groupes avec l’évêque bien saucissonné, les yeux bandés et bâillonné.

Le prélat fut chargé en croupe sur Athéna, la nébuleuse de la comtesse. Gersande prit place sur la jument de Marie-Sophie – Thalassa – accrochée à sa sauveuse. Les femmes chevaucheraient doucement afin de rendre les charges supportables pour leurs montures.

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