2.7 – L’évêque

7 minutes de lecture

Il faut bien mentir quelques fois quand on est évêque.”

Jean-Jacques Rousseau, Les confessions

D’abord, il fallait brouiller les pistes, un travail où Ellanore excellait. N’étant pas très loin du lieu où elles se rendaient et ne sachant pas quand débuteraient les recherches pour retrouver l’évêque et sa prisonnière, elle devrait redoubler d’habileté pour rendre leur passage indétectable.

Elle repéra un affluent de l’Ain suffisamment peu profond pour y entrer avec les chevaux. Lentement, le convoi pénétra dans la rivière, puis la spécialiste effaça minutieusement les traces de sabot conduisant dans l’eau avant de reprendre la route.

Par chance, la lune était pleine et s’élevait dans le ciel leur offrant une vue dégagée sur quelques dizaines de mètres. Après une éternité, tant il fallait avancer avec prudence, elles trouvèrent une berge rocailleuse sur laquelle débarquer, perdant encore un moment précieux à tout effacer derrière elles.

À travers bois, elles cherchèrent alors un chemin obliquant au Nord-Est, afin de rejoindre l’auberge, en passant par la route en provenance d’Helvétie. La grise lueur précédant l’aube les éclairait désormais, lorsqu’Opale fit mettre pied à terre, non loin d’un lac.

Enfin descendues, Isabelle et Manon tombaient de sommeil et se tenaient par la main près de leurs juments ; Marie-Sophie laissait Gersande s’appuyer sur elle ; Adélaïde et Ellanore avaient sauté de leur monture.

— On décharge l’évêque ! commanda la comtesse.

Adélaïde souleva la masse saucissonnée, de la croupe d’Athéna comme s’il s’était agi d’un simple paquet et le mit à terre. Les liens serrés lui cisaillaient les chairs, mais personne ne s’en inquiétait. Le redressant pour qu’il soit à genoux, elle le maintint de ses deux mains puissantes pendant que sa compagne avait sorti sa dague et, avec un œil sadique, elle coupait lentement les cordes qui le retenaient attaché, appuyant un peu la lame pour lui faire sentir la qualité de la pointe. On lui avait enlevé son bandeau afin qu’il puisse profiter du spectacle. Ses deux yeux exorbités exprimaient la terreur. Bien.

— Hier, Monseigneur, vous condamniez cette malheureuse femme à mort, sans aucune preuve tangible, avec comme seul argument, des aveux arrachés à l’aide de la torture.

Opale de Montbrumeux se lançait-elle dans un jugement ? Isabelle et Manon se regardaient, effrayées à l’idée de ce qui pourrait se produire devant leurs yeux.

— Elle a a…avoué !

Le prélat transpirait à grosses gouttes, pourtant l’air était plutôt frais.

— Les aveux obtenus par la torture ne valent rien et vous le savez aussi bien que moi ! Souhaiteriez-vous que l’on vous montre tout ce que l’on peut obtenir par ce biais ?

Il devint aussi pâle qu’un cadavre.

— Non, non, de grâce ! Je vous en prie !

On sentait la solennité de l’instant dans le ton qu’employait la comtesse. Pour bien lui faire comprendre de quoi il s’agissait, Ellanore fit glisser sa lame sur le torse de leur victime. On distinguait la sueur de l’homme qui perlait sur son front. Elle arrêta la pointe de la dague sur le cœur.

— Si je perce, ici…

Elle appuya un peu la pointe de son arme, imaginant la petite goutte de sang qui perlait sous les vêtements. Toujours joueuse, Ellanore fit admirer à l’homme la teinte vermeille dont le bout de l’arme s’était emprunt.

— Oh et cette gorge ! La peau en est assurément assez fine !

La lame caressa légèrement le cou tendu. Elle se passa la langue sur les lèvres.

— Elle ne va pas faire ça, souffla discrètement Manon à Isabelle.

— … J’espère pas.

La comtesse s’adressa à la guérisseuse.

— Approchez, Gersande !

Soutenue par Marie-Sophie, celle-ci s’avança péniblement près de l’évêque. Ellanore se retourna et lui tendit la dague.

— Sorcière ! continua la comtesse. Vous avez tout pouvoir sur cet homme qui vous a condamné ! Alors allez-y, appliquez la sentence que l’on vous destinait. Désirez-vous la mort de cet homme ? N’ayez pas peur, enfoncez le couteau. Personne ne vous jugera.

L’assemblée réunie retenait son souffle, pendant que, d’un pas mal assuré, Gersande s’approchait de l’homme d’Église, pointant le couteau tremblant dans sa direction. Elle le fixa dans les yeux et ce qu’elle vit l’emplit de dédain, cet être, prêt à faire souffrir autrui par plaisir crevait de trouille devant sa propre mort.

Le persécuteur devenant le persécuté ne put retenir plus longtemps un liquide chaud qui mouilla ses braies. C’était trop pour lui, il n’avait jamais été la proie.

La femme cherchait à rassembler toute la haine qu’elle pouvait trouver au fond d’elle-même. Tuer cet homme qui l’avait promise au feu ? Elle n’était pas une meurtrière. Cette haine, elle ne la trouva pas. Alors elle se retourna, et rendit l’arme à sa propriétaire, secouant la tête. Ses yeux rencontrèrent un sourire bienveillant.

— Tu viens de passer le premier test avec succès, Gersande. Bienvenue parmi nous.

Se tournant alors vers le prélat, Opale de Montbrumeux annonça la sentence.

— Eh bien, nous allons exiler ce brave évêque vers cette île, en plein milieu du lac. Mais avant j’ai une leçon pour vous, Monseigneur.

L’assistance se détendit à ses mots. Surtout Isabelle et Manon qui avaient cru à une exécution sommaire ! Elles ne s’en seraient pas remises avant longtemps. Cette Opale était décidément un personnage intéressant.

— Monseigneur, j’ose imaginer que vous connaissez les Évangiles ? s’enquit cette dernière.

Le condamné lui-même avait repris un peu de poil de la bête. Malgré ses braies trempées.

— Naturellement, je suis un éminent connaisseur de la parole de Dieu.

— Connaître peut-être mais assurément pas appliquer, à ce que je puis constater, continua la comtesse. Vous souvenez vous de la parabole du bon samaritain ?

— Naturellement !

— Bien, je vais vous raconter une parabole proche de celle-ci. Un évêque devait juger une femme dont le métier était de soigner les gens. Naturellement lorsque l’on soigne, il y a malheureusement des échecs, et des gens viennent à mourir. C’est ce qui arriva à cette pauvre guérisseuse. Plusieurs frères décédèrent de maladie malgré les soins prodigués. Les malheureux parents, dévastés par le chagrin, décidèrent alors qu’il fallait punir celle qui en était la cause, l’accusant d’avoir voulu cette situation… Avez-vous tenté de tuer ces enfants, Gersande ?

— Non, pas du tout madame, je n’ai jamais cherché la mort de personne.

— Et je vous crois, mais je m’éloigne un peu du sujet. Je disais donc, que l’évêque devait juger cette femme, au nom d’une soi-disant justice divine. Comme c’est un homme cruel, il la condamna au bûcher. Par pur plaisir, est-ce que je me trompe ?

— Vous n’insinuez tout de même pas que…

— Non je ne me trompe pas, je l’ai lu dans vos yeux. Quoi qu’il en soit, la sage femme (1) fut libérée, et à son tour, elle eut l’occasion de le juger. Mais au contraire de lui, elle ne le condamna pas. J’ai donc une question à vous poser Monseigneur. Lequel des deux a été le prochain de l’autre ?

Il regarda la comtesse.

— Eh bien… Vous me piégez. Si je donne la mauvaise réponse, mon hypocrisie vous sautera aux yeux ! Nous savons tout deux que je ne suis point assez bête pour ne pas la trouver. Si je dis la vérité, je me rends d’autant plus coupable et mon humiliation sera d’autant plus visible.

— Si la réponse ne me convient pas, nous pourrons également jouer de la dague !

— Bon alors, je répondrai, que c’est la sorcière.

— Bravo, bonne réponse ! J’ai une autre petite devinette. Vous rappelleriez vous par hasard ce que Jésus lui-même dit, lorsqu’une femme coupable d’adultère allait être lapidée ?

— « Moi non plus, je ne te condamne pas ; vas-y et désormais ne pèche plus ».

— Ah ! Intéressant. Heureuse de ce rappel ! Donc il ne l’a pas condamnée. Alors… Pourquoi vous permettez vous de condamner en Son nom ?

À bout de force, il s’étala dans la boue lorsqu’Adélaïde le lâcha.

— Alors je vais vous laisser méditer sur ces paroles, sur cette île. Adélaïde, Ellanore, voulez vous conduire Monseigneur dans ses nouveaux appartements ? J’ai aperçu une petite barque de pêcheur là-bas. Je suppose que quelqu’un viendra par ici dans la semaine. D’ici là vous n’avez qu’à manger vos chausses.

— Alors vous me condamnez, vous aussi !

— J’applique la justice humaine, pas la justice Divine ! Eh puis, un peu d’isolement pour réfléchir ne peut vous faire que du bien. Je repasserais bien dans quelques jours pour avoir le résultat de vos pensées, mais il se trouve que j’ai d’autres affaires qui m’attendent. Méditez sur ce commandement : tu ne tueras point.

Adélaïde l’entraîna fermement à sa suite en direction de la barque. Les deux compagnes conduisirent le condamné vers son exil.

Lorsque tout le monde fut enfin réuni, les femmes applaudirent toutes Opale, exceptée Gersande, ne tenant pas bien debout et Marie-Sophie qui la soutenait.

— Quelle prestation, Madame la comtesse, rit Ellanore faisant attention à ne pas trop élever la voix. Tu m’en bouches un coin !

Un léger sourire apparut même sur les lèvres de la sorcière.

— Et si Gersande avait décidé de le mettre à mort ? demanda Isabelle.

— Tu y as cru un seul instant ? s’esclaffa la comtesse.

Les quatre chevaleresses éclatèrent de rire.

— Oh… je vois ! Quelle habileté !

Le sourire qu’elle adressa aux deux jeunes filles, était empli de bienveillance.

— Quand vous aurez mon expérience, vous le serez tout autant. Maintenant, en route pour l’auberge !

Elle ne prononça pas ces derniers mots trop fort afin que l’évêque ne les entendît pas.

Manon passa son bras autour des épaules de sa douce.

— Si on pouvait avoir des doutes au début, je pense que l’on peut les abandonner, nous sommes bien tombées, lui souffla-t-elle à l’oreille avant de la gratifier d’un baiser.

De beaux yeux et une belle âme, ne put s’empêcher de penser Marie-Sophie.

————————————————————

1 – la sage femme au moyen-âge était une soigneuse

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Haldur d'Hystrial ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0