3.3 – Le couvent
“Certes, on ne se fait pas putain comme on s'fait nonne. C'est du moins c' qu'on prêche, en latin, à la Sorbonne… ”
Georges Brassens
Elles ressortirent de l’échoppe et se mirent à parcourir les différents ateliers : forgeronne, cordière… Théodora demanda à chacune de parler un peu de son métier au cas où celui-ci pourrait intéresser les deux nouvelles. Mais celles-ci avaient leur idée fixe : la chevalerie.
Quand elles eurent fini, la guide se tourna vers elles :
— Dernier point à voir, et pas des moindres : le couvent.
— Je suis très curieuse de le découvrir. Quel genre de sœur viendrait dans un lieu comme celui-ci où l’on autorise l’amour entre femmes ! s’exclama Manon.
— Les sœurs de la congrégation de Sainte-Brigitte de Kildare, mais Mère Lucile vous en parlera beaucoup mieux que moi. Venez !
Théodora sonna la cloche à la porte du couvent.
— Je vous préviens, Mère Lucile est un peu… comment dire… bizarre, mais elle est gentille.
Ce fut une femme entre deux âges qui ouvrit la porte.
— Bonjour sœur Eufrasie ! Voici deux nouvelles à Montbrumeux, pouvez-vous leur montrer les lieux.
— Oui, naturellement ! Mesdemoiselles, si vous êtes intéressées par le noviciat, sachez que vous êtes les bienvenues.
Les trois jeunes femmes suivirent la sœur dans un cloître, dont elles firent le tour, atteignant enfin une porte en bois massif que sœur Eufrasie s’empressa d’ouvrir pour les laisser passer. Elles débouchèrent dans une grande salle où des moniales copistes effectuaient leur travail.
Parmi les œuvres recopiées, Isabelle reconnu le petit codex que la comtesse de Montbrumeux leur avait confié. Elle ne put retenir une exclamation de surprise.
— Ne vous étonnez pas de ce livre, Mademoiselle, il faut que les jeunes femmes sachent comment fonctionnent leurs corps, cela leur évite d’aller à l’encontre de déconvenues.
— J’en possède un exemplaire.
— Ah ! dit-elle faisant passer son regard de l’une à l’autre, je suppose que ce n’est pas le même que celui-ci, il est destiné à celles qui vont se marier avec un homme !
— Mais, vous, l’Église… balbutia-t-elle.
— Nous sommes un peu… en dehors de la norme ! Nous préférons bien étudier les textes tels qu’ils ont été écrits, plutôt que de suivre à la lettre ce que nous dit le pape. Connaître le fonctionnement du corps humain n’est pas un péché, de notre point de vue. Trouvez-moi un passage des Évangiles qui nous dirait le contraire ! Et les jeunes femmes auxquelles ces ouvrages appartiennent vivent bien plus heureuses, je crois que le jeu en vaut la chandelle, si je puis me permettre.
La religieuse partit d’un rire flûté.
— Il nous parait sain que chacun puisse savoir en tout état de cause, ce qui peut être pratiqué au sein d’un couple. Je vous le dis : si nous devons beaucoup de choses à Saint-Paul, il en a écrit beaucoup d’autres regrettables. Venez, suivez-moi, je vais vous présenter à Mère Lucile.
Elles passèrent dans un bureau à l’arrière. Là, une dame assez âgée, le dos voûté, rangeait délicatement des ouvrages dans une bibliothèque. Elle se retourna, présentant un visage émacié, tout ridé et dont les yeux bleus semblaient ressortir.
— Oh bonjour mes petites jeunes filles, dit-elle d’une voie chevrotante et traînante. Vous êtes venues chercher la bonne parole, mais oui ! C'est bien mes p’tites demoiselles… Je ne vous connais pas, vous êtes des nouvelles, n’est-ce pas ? Elles sont gentilles les petites nouvelles, n’est-ce pas sœur Eufrasie. Oh ! C’est bien ce que vous faites pour les jeunes, sœur Eufrasie, vous êtes si gentille sœur Eufrasie.
Il ne faisait aucun doute que la vieille dame n’avait pas toute sa tête. Au moins, elle n’était pas méchante.
— Comment vous appelez-vous, mes petites jeunes filles ?
— Manon.
— Isabelle.
— Oh Manon ! C’est un beau prénom ça, ça vient de Myriam et Myriam, ça veut dire : aimée. C’est bien ça, et Myriam ça vient de Marie, la mère de notre Seigneur. Et Isabelle, ça vient d’Elisabeth, la cousine de Marie, vous devez bien vous entendre toutes les deux ! Oh oui ! Je me dis que vous vous entendez bien. Vous êtes de bonnes petites jeunes filles !
Peut-être qu’il ne fallait pas se fier aux apparences, l’ancienne avait ses lettres et lisait leurs sentiments comme dans un livre ouvert. En tout cas, elle était ennuyeuse au possible.
— Vous devez vous dire, “mais qu’est-ce que c’est que celle-là, qui nous ennuie avec ses phrases à rallonge ?”, mais c’est pas grave, je vous aime bien. Vous voulez que je vous raconte l’histoire de Sainte-Brigitte de Kildare ? Ah oui, vous êtes venues pour ça bien sûr ! Alors Sainte-Brigitte est née en l’an 451, ça fait déjà un moment, n’est-ce pas ? Et elle est morte en 525, ça fait qu’elle a vécu soixante-quatorze ans ! C’était une sacrée bonne femme, c’est sûr ! Elle est née sur l’Ile des Saints comme on dit, L’Irlande, elle a connu Saint-Patrick. Comme lui, elle est une des saintes patronnes de l’Irlande.
« Son père a voulu la marier pas mal de fois, même avec un roi, mais elle a refusé, désirant garder sa virginité. Il y en a qui disent qu’elle devait préférer les dames, comme notre bonne Dame Opale, elle est bien gentille la Dame Opale ! Mais Brigitte, elle a fondé un monastère, elle a pris le voile. Voilà ce qu’un livre explique du jour où elle s’est fait nonne :
Brigitte et certaines vierges allèrent avec elle recevoir le voile de l’évêque Mel à Telcha Mide. Il était heureux de les voir. Par humilité, Brigitte resta en arrière afin d’être la dernière à recevoir le voile. Une rose rouge tomba sur sa tête, du faîte du toit de l'église. L’évêque Mel dit alors : “Avance-toi, O sainte Brigitte, que je puisse orner ta tête du voile avant les autres vierges.” Elle s’est alors avancée. Et par une grâce du Saint-Esprit, c’est le rituel d’ordination épiscopale qui a été lu sur elle !
Macaille dit que l’ordination épiscopale ne devrait pas être donnée à une femme. L’évêque Mel répondit : “Je n’ai aucun pouvoir en la matière. C’est Dieu qui a conféré cette dignité à Brigitte, au-devant de toute (autre) femme.”
« Alors, c’est rigolo quand même ! Hein les jeunes ! Elle est devenue évêque tandis qu'on la faisait juste abbesse ! Et c’est qu’au bout d’un moment, Sainte-Brigitte a accepté des moines, des hommes, dans son monastère, c’est tout de même pas commun !
Malgré le discours désordonné de Mère Lucile, nos deux tourterelles furent impressionnées par l’histoire, et aussi un peu rassurées, si une sainte avait pu préférer les femmes… Même si c’était une légende.
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