3.12 – La cabane
“Ma cabane au canada
Est blottie au fond des bois
On y voit des écureuils
Sur le seuil”
Line Renaud
Au bout d’une semaine de travail acharné, la cabane était enfin terminée. Gersande et Marie-Sophie admiraient le travail accompli. Elles avaient fabriqué sommairement les meubles nécessaires en utilisant de savants brêlages dont la sage femme avait le secret. Ne manquait plus qu’à déposer leurs affaires.
Afin d’entreposer les herbes qu’elle ferait sécher, les onguents qu’elle fabriquerait, en somme toute la panoplie du matériel qu’une soigneuse requérait, il faudrait encore construire maintes étagères et acheter nombre de bocaux et autres contenants.
Gersande était satisfaite. Ce soir, elle pourrait enfin dormir dans un lieu qui lui ressemblait : simple et suffisamment accueillant. Non pas comme l’auberge, trop confortable, qui lui donnait l’impression d’avoir volé quelque chose.
Au printemps, elle se ménagerait un petit jardin. La chaumine était au bord d’une clairière et l’espace libre serait suffisant pour un honnête potager. Il ne la nourrirait pas entièrement, mais avec l’argent qu’elle gagnerait en vendant aromates et soins aux gens de l’Auberge des Quatre Chemins, elle pourrait acheter ce qui lui manquerait.
Devant le travail qu’elles avaient effectué ensemble, Gersande pensa à Marie-Sophie. Elle avait du mal à cerner les motivations qui l’animaient. Pourquoi cette jeune femme brillante tenait-elle à rester près d’elle ? La chevaleresse l’avait libérée, elle avait pris soin d’elle comme jamais personne auparavant. Elle s’avérait différente des gens qu’elle avait pu connaître, bouleversait sa vision de l’humanité. En échange de son attention, elle ne lui avait rien demandé, seulement une place dans sa cabane, alors qu’elle disposait d’une grande chambre dans un château, quelque part, au loin.
— Tu rêves ?
La remarque la fit sursauter.
— Oh ! Un peu, oui, j’imagine déjà le travail qui nous reste à accomplir.
— Ce qui reste ? Oui bien sûr ! Nous avons un joli petit coin pour nous maintenant ! J’espère ne pas avoir été un fardeau pour toi.
— Tu rigoles, tu as été bigrement efficace !
— Merci, tu me surestimes. Que dis-tu de fêter cela ?
Gersande la regarda.
— Fêter ? Quelle sorte de fête voudrais-tu ? On ne va pas inviter toute l’auberge et boire des litres d’alcool !
— On pourrait… Je ne sais pas… Chanter des chansons, se préparer un bon repas, pourquoi pas danser un peu ?
La soigneuse sourit.
— Ta fête me plaît. Elle me semble simple et sans chichi. Cela me convient.
— On pourrait aussi un peu se raconter notre vie. Nous ne savons rien l’une sur l’autre.
— Je n’ai jamais raconté ma vie à personne, d’ailleurs, je crois qu’elle n’est pas très intéressante. Et la tienne ?
— Pas aussi amusante que l’on pourrait l’imaginer… Si l’on vit pendant quelque temps dans la même cabane, il nous faudra bien un jour nous le dire, alors, pourquoi pas ce soir ?
— Va pour ce soir, mais d’abord, voyons ce que nous avons pour manger.
§
Le repas de fête fut sobre. Tout juste un peu de viande se mêla aux légumes. Les aromates de Gersande accomplirent des merveilles et le plat principal se révéla très appréciable. Là-dessus, elles entonnèrent des chansons de leur terroir respectif.
Quand Marie-Sophie entama des airs entraînants, elle se leva et dansa devant la blonde qui la regardait, souriante. Lorsque la chevaleresse tendit ses mains à son amie, celle-ci, après avoir hésité, les saisit. Alors devant le feu qui les réchauffait, elles se laissèrent aller au rythme de leurs chants.
Gersande finit par se rasseoir, regardant la jeune femme aux cheveux sombres et cuivrés avec un sourire. Puis la chevaleresse vint la rejoindre.
— C’est le moment des histoires, annonça-t-elle.
Gersande n’avait pas l’habitude de parler d’elle-même et l’exercice lui coûtait. Pourtant elle eut le courage de se lancer la première.
— Eh bien… Je suis née dans une maison de sorcière comme celle-ci. Ma mère est la seule famille que j’aie jamais possédée.
— Et ton père ?
— Je ne l’ai pas connu. Ma mère a servi sur les champs de bataille comme soigneuse. C’est probablement là qu’elle l’a rencontré. Elle s’est probablement unie à maints autres hommes, d’ailleurs, mais aucun avec qui elle serait restée. J’imagine qu’elle était incapable d’aimer vraiment.
— Élever une petite fille dans ces conditions n’a pas dû être simple, tu as dû en pâtir.
— Je pense qu’elle n’a pas spécialement choisi de m’avoir. J’imagine que cette fois-ci, les herbes abortives n’avaient pas fonctionné, je devais être trop coriace ! Toujours est-il qu’elle m’a enseigné le savoir-faire ancestral des femmes de notre lignée en matière de soins, de survie dans la nature, de connaissance des herbes. Elle n’a pas été dure ou violente avec moi, mais jamais elle ne m’a manifesté de tendresse ou d’intérêt quant à mon bien-être. Au moins je lui dois mon métier.
— Une femme dure, tu as dû en souffrir.
— J’avoue ne pas avoir eu une enfance très amusante. C’est peut-être pour cela que je n’ai pas reproduit les mêmes erreurs qu’elle en amour. J’ai toujours évité les hommes. Je n’en avais de toutes manières pas envie. Si j’avais été comme elle, il est certain que j’aurais déjà eu un enfant.
— Tu n’en veux pas ?
— Pour reproduire ce qu’elle a fait avec moi ? Il n’en est pas question. Tout au plus, je prendrai une jeune apprentie, pour que le savoir ne se perde pas. J’ai toujours vécu dans les environs de Champagnole. Quand ma mère est décédée, il n’y a pas si longtemps, j’ai continué son œuvre, je soignais les gens. Jusqu’à ce jour maudit, mais ça tu le sais déjà. Puis je t’ai rencontrée, et… tu m’as fait beaucoup de bien, merci. J’ai raconté, maintenant c'est ton tour.
— Je suis fille d’un Marquis…
Elle lui raconta l’histoire déjà contée à Berthilde : Orphéa, son amour, son supplice.
— Je ne savais pas, quelle horreur ! Comment des gens pareils peuvent-ils exister ?
— Oh tu sais, c’est le même genre que ceux qui t’ont condamnée ! Les humains sont tellement inventifs en termes de méchanceté. Surtout quand ils ont un tantinet de pouvoir.
— Je suis vraiment désolé pour toi. Je comprends mieux pourquoi tu m’as tant aidée. Merci d’avoir partagé ta souffrance avec moi.
Un long silence s’écoula durant lequel Gersande scrutait attentivement son interlocutrice.
— Cherches-tu une compagne en moi, quelqu’un à serrer dans tes bras ? Je préfère te le dire immédiatement : ce serait une mauvaise idée.
Marie-Sophie baissa les yeux.
— Mais pourquoi ? Tu viens de me dire que tu évitais les hommes, peut-être qu’avec une femme… ce serait différent ?
— Oh ma chère amie… si je devais aimer une personne, ce serait certainement toi. Mais voilà, je ne suis simplement pas faite pour l’amour. Les choses de la chair ne m’attirent pas, me laissent froide. Pourtant, tu as tout fait pour moi ! Tu as été si patiente, si gentille, je me sens ingrate de me refuser à toi.
Aucune des deux ne pouvait retenir ses larmes. L’estomac de Marie-Sophie se nouait. Pourtant elle avait tout fait pour que ça marche ! Elle prit quelques grandes inspirations dans le but de reprendre le contrôle de ses émotions. À côté d’elle Gersande était dévastée à l’idée d’avoir blessé son amie.
— Gersande, je me suis méprise, j’en suis désolée, je n’insisterai pas.
— Néanmoins tu es le soleil qui illumine ma vie. Peut-on comprendre quelque chose à ce mystère ? Je t’aimerai toujours, Marie, mais comme une sœur, si tu veux bien.
Fondant en larmes, Marie-Sophie acquiesça, puis se réfugia dans les bras de celle qui venait de la rejeter. Lorsque la chevaleresse eut séché ses larmes, la soigneuse lui donna conseil :
— Ce n’est pas en restant ici que tu trouveras celle qui fera vibrer ton cœur. Il y a beaucoup de femmes qui attendent que tu viennes les sortir de leurs ennuis. Dans toutes celles-là, l’une d’entre elles correspondra à tes attentes. Alors retourne à Montbrumeux, il est temps. Tu m’as sortie de mon marasme, maintenant, c’est à moi de te pousser.
— D’accord. Je ne t’ennuierai plus.
— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit ! T’as intérêt à venir me voir souvent. Désormais tu es ma frangine ! Il y aura toujours un lit pour toi ici et j’espère t’y trouver le plus souvent possible.
La réplique les fit rire toutes deux, mais au fond d’elle-même, Marie-Sophie ne pouvait se défaire de son amertume. Au bout d’un temps de réflexion, elle se redressa.
— Tu as raison. Si je reste un peu, je remettrai toujours mon départ au lendemain, et au bout d’un moment, je vais même en oublier l’idée. Le mieux sera de partir demain matin.
Elle se leva pour se coucher.
— À demain frangine !
Marie-Sophie dormit très mal cette nuit-là.
Annotations
Versions