Au tour de la Reine...
« Bienvenue à Luna » fut la première chose que j’entendis.
Cheshire et White Rabbit me souriant jusqu’aux oreilles -et au-delà-, la première chose que je vis.
Le froid mordant et l’odeur âcre de la résine, les premières choses que je sentis.
Je sus alors que je n’étais pas morte, à défaut d’être en vie. Car ce par quoi j’étais passée, ce machin noir qui aspirait tout, n’appartenait pas à la réalité, ni à la vie en général. Peut-être étais-je entre la vie et la mort, en ce cas ? Ou bien étais-je morte en même temps que mes parents et tout cela n’avait été qu’un rêve ? Mais au final, qu’était-ce que la vie ? Qu’était-ce que la mort ? Ces concepts avaient-ils un sens ?
Je ne savais pas, je ne savais plus.
Tout se brouillait dans ma tête, si bien que l’idée même de « réalité » ou de « vérité » me paraissait… absurde, insensée.
Hum, apparement ce vortex machin-chose m'avait bien embrouillé l'esprit.
- Lu… na… ? je répétais, étourdie.
Mon champ d’horizon s’élargit soudain, tandis que mon corps arrêtait de trembler et mes tempes de bourdonner.
Le paysage qui s’offrit à moi me coupa le souffle.
Je me tenais debout au milieu d'un immense jardin qui s’étendait à perte de vue. Ses allées en marbre noir serpentaient entre des fontaines de marbre blanc, des arbres de saphir et d’émeraude, des tourelles d’ébène. Le ciel ondulait lentement, comme la surface d’un lac sous la brise. Une lune de l’argenté le plus pur qu’il m’ait été donné de voir brillait de tout son éclat dans le firmament tremblotant.
Des étoiles parsemaient le tout de petites tâches bleutés et se balançaient lentement, comme si nous nous trouvions sous la frondaison d’un arbre géant et que le soleil passait à travers les trous des feuilles.
- C’est… magnifique, soufflai-je émerveillée.
- C’est le Jardin de Minuit. Ici le jour ne se lève jamais.
- Jamais ?
- Jamais. Il faut aller très loin à l’est pour voir l’aube ou très loin à l’ouest pour voir le crépuscule. Le Jardin de Minuit se trouve à l’extrême sud de Luna. La nuit y est donc perpétuelle.
- Hum… si je comprends bien… au nord, le jour y est constant, déclarai-je, tentant de suivre leur logique.
- Non. Au nord c’est aussi la nuit qui règne.
- Mais…
- C’est entre le nord, le sud, l’est et l’ouest que le jour se trouve. C’est au centre de Luna que se trouve le château de la Reine de Cœur.
- Au centre, hein.
Je poussai un long soupir et me retournai. Le Jardin de Minuit continuait aussi dans cette direction. Aucune trace du vortex ou de l’étrange endroit que j’avais traversé. Je levais la tête, tapais du pied sur le sol, mais toujours aucun signe du mystérieux tourbillon. Bon, dans le fond ça n'a pas d'importance. Le passage s'est ouvert, le passage s'est fermé, fin de l'histoire.
Faisant à nouveau volte-face je scrutais l’immensité qui se trouvait devant moi.
- Très bien. La cinquième joueuse est de retour. Que faisons-nous maintenant ?
- Tu as joué pour revenir à Luna. C’est au tour de la Reine à présent.
D'accord, il y avait même des tours de jeu, comme dans un... vrai jeu. Je ne savais pas si je devais être reconnaissante de ce petit détail logique ou inquiète à l'idée que je ne pouvais agir que par tours...
- Donc… ? demandai-je.
- On attend.
- On attend quoi exactement ? Un lancé de dé géant, un "dong" retentissant qui nous annonce que la Reine a joué ?
Des hurlements retentirent soudain. De nombreux hurlements.
- Non, on attend ça, répondirent les enfants en tendant chacun une main vers l’horizon (toujours avec une synchronisation terrifiante).
Mon sang se glaça dans mes veines. Des reptiles volants apparurent au loin. Un nuage de reptiles volants.
- Dragons, identifièrent les jumeaux avec une moue déçue. Pas très originale, la Reine.
- Des…dra…dragons ?! Les trucs des légendes qui crachent du feu ?
Cheshire et White Rabbit me regardèrent en souriant.
- Qu’est-ce qu’on fait, Alice ?
- Comment ça « qu’est-ce qu’on fait » ? Ce serait plutôt à vous de trouver une solution ! C’est vous qui m’avez amenée ici, que je sache !
- Certes, mais c’est toi la joueuse. Alors ? Quelle tactique allons-nous adopter ?
Je ne réfléchis pas longtemps, tellement cela coulait de source :
- Celle qui permet de rester en vie quand une bande de lézards géants fonce sur vous alors que vous ne possédez pas d’arme : on court dans la direction opposée bien sûr !
Les gamins me sourirent plus largement, visiblement ravis.
- C’est une partie de chat ! Ou de loup ! Il ne faut pas qu’ils nous attrapent !
- Cela vaudrait mieux…
Et nous partîmes en courant, le plus vite possible, le plus loin possible.
Les grognements se firent plus féroces à mesure que la distance entre eux et nous s’amenuisait. Le vent sifflait à mes oreilles –hélas pas assez pour couvrir leurs cris-, mon cœur battait à tout rompre, irrégulier. Le marbre poli glissait sous nos pieds et nous renvoyait notre reflet vu du dessous. Enfin, c’était le cas des enfants, parce que moi je n’en avais pas, de reflet. Peut-être étais-ce dû au fait qu’elle était morte…
J’eu un sourire crispé.
L'absence de reflet révèle le vampire était l’une des grandes phrases que l’on retrouvait souvent dans les livres de contes et de mythes. On disait aussi que les vampires étaient très rapides. Je ne devais en être une qu’à moitié vu que, malgré le fait que je sprintais de toutes mes forces, Cheshire et White Rabbit me devançaient d’un bon mètre et ne semblaient pas le moins du monde essoufflés par notre course.
- Dîtes… y aurait-il un… endroit… où on… serait… en sécurité ? Ou… alors… un moyen de… les… semer ? haletai-je, les affronter n’étant pas une option, pas pour moi en tout cas.
- Courir plus vite est la seule solution pour le moment.
- Courir… mais… pour combien … de temps ? N’est-ce… pas au tour… de la Reine maintenant ? Vu que l’on s’est enfuit…
- Les dragons sont voraces. Trois tours ils te mangeront. Tu as le droit à trois actions avant qu'elle ne puisse jouer à nouveau. T'enfuir était la première. Maintenant, il va falloir que tu te souviennes de ta règle.
- Et... comment ?
Les jumeaux s’arrêtèrent et se retournèrent, l’air grave. Leurs yeux brillaient d’une lueur étrange, presque surnaturelle, ce qui me fit oublier un instant la meute de dragons qui se rapprochait dangereusement.
- Tu es le reflet, le reflet est toi. Petite tu seras quand les souvenirs de ce jour assaillerons ton coeur. La clef de ta mémoire réside dans la devinette lunatique. Dans la flèche qui perce la mer brumeuse, un sage tu rencontreras. Soit Alice ou soit ne l’es pas. Sur ordre de ton ennemie, il se mettra en chasse, mais toutes les ombres ne sont pas de glace. Termine le jeu et dans ton monde retournes, ou meurs ici en silence. La rose sans épine est la lame la plus acérée.
- Q-quoi ? Attendez ! Vos phrases n’ont aucun sens ! Qu’est-ce que…
Et une fois de plus les événements s’enchaînèrent et échappèrent à mon contrôle. White Rabbit s’enfonça la main dans la poitrine (carrément, largement, trop dedans) et en ressortit une montre. Une vraie montre en argent qui faisait tac-tic et dont l’aiguille des secondes tournait dans le sens inverse. Une petite chaînette reliait l’étrange objet au cœur de l’enfant. Puis le cadran se mit à briller d’une violente lumière et… tout disparut. Jardin de Minuit, dragons, ciel, terre, Cheshire et White Rabbit.
J’étais à nouveau seule dans les ténèbres.
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