23. et aux allumettes (partie 1)
Jayu déposa son sac de cours dans l’alcôve qui lui servait de chambre. Après avoir ôté ses chaussures, il s’avança d’un pas, mais il s’arrêta net, en constatant que sa mère n’avait pas remarqué son arrivée. Elle possédait une machine à coudre et s’en servait pour arrondir les fins de mois. Le tac-tac-tac de son pied activait l’aiguille de la machine. Le bruit du mécanisme avait dû masquer son entrée.
Jayu resta immobile à l’épier. Elle lui sembla différente tout d’un coup, parce qu’elle était concentrée sur sa tâche et que son expression neutre, sans joie ni mépris, avait le don de le rassurer. Jayu était stupéfait de découvrir comme sa mère avait un beau visage. Certes, un peu ridé, un peu ancien, crevassé de fatigue et terni par la tristesse, mais jeune, elle avait dû être si séduisante. Son chignon bien fait dévoilait une nuque étroite. Elle avait un nez droit, bien dessiné, une belle bouche et un menton fin.
Comme elle avait dû être jolie. Comme elle était belle lorsqu’aucune préoccupation particulière ne venait noircir ses traits. Qu’est-ce que cela serait si elle souriait ? Un beau sourire de joie… Jayu essaya de se rappeler, de toutes ses forces, le dernier vrai sourire de sa mère. Malgré tous ses efforts, il ne pouvait s’en souvenir. Pourtant, il lui semblait qu’elle n’avait pas toujours été comme ça. Ce devait forcément être avant qu’il ait atteint l’âge de huit ans. Avant, parfois, elle le prenait sur ses genoux, devant cette même machine à coudre et elle lui faisait sentir le travail de sa cuisse lorsqu’elle activait la pédale. Il rebondissait alors sur elle en riant. Elle glissait les fils dans ses petites mains et brodait des tissus pour lui seul, son fils, dont elle caressait parfois le crâne avec amour, posant légèrement ses lèvres près de son oreille de tout petit garçon. Elle devait alors lui sourire, mais l’image ne lui revenait plus. Le souvenir trop ancien s’était effacé.
Soudain, la couturière tourna la tête vers l’entrée, vers lui. Dès qu’elle le vit, sa décontraction disparue, elle afficha une mine sombre, préoccupée et chargée de tant de petits riens désagréables. Un frisson glacé parcourut Jayu qui baissa légèrement les yeux.
La mère arrêta aussitôt de travailler et cela n’était pas habituel. Normalement, l’arrivée de Jayu ne l’empêchait pas de continuer. Elle se leva, s’assit sur l’un des coussins qui entouraient la table basse où ils prenaient leurs repas. Elle ordonna :
— Viens t’assoir en face de moi. Il faut que je te parle.
Jayu obéit. Il se posa en tailleur, en face d’elle et incrédule, car elle ne demandait jamais à lui parler.
— J’ai reçu un courrier de l’école, de ton école. Ils veulent me recevoir.
L’adolescent avala sa salive.
— Quand est-ce… quand est-ce que ? trembla la voix qui n’avait pas encore muée.
— Demain. Ils ne demandent pas la présence de ton père. Alors, je ne pense pas lui en parler pour l’instant. Je préfèrerais ne pas avoir à le faire.
Un maigre espoir naquit chez le garçon. Sa mère tentait-elle de le protéger ?
— Est-ce que… est-ce qu’ils précisent pourquoi ?
Jayu pensait bien sûr aux paroles de Jihong.
— Ils disent qu’ils ne peuvent pas en dire plus dans le courrier et qu’il s’agit d’un truc que le médecin scolaire a évoqué avec toi. Il sera là, lui aussi… le médecin… Minsik ! Je te le demande, de quoi est-ce que t’as causé avec le médecin scolaire ? Et dis-moi la vérité ! Sinon, je dis tout à ton père.
Jayu tomba de haut, de très haut. À cause de la conversation qu’il avait eue avec le trio malfaisant, il n’avait pas envisagé qu’il puisse s’agir d’autre chose que de son renvoi, mais il venait de comprendre qu’il s’agissait de tout autre chose. L’allusion au médecin scolaire était très claire. Il se rappelait très bien le fameux entretien, évidemment. Il se sentit trahi, il lui avait pourtant promis que cela resterait confidentiel…
Au cours de la semaine précédente, Jayu avait, pour une fois, écouté ce que racontait l’enseignant. Un élève avait demandé :
— L’homosexualité, c’est une maladie, monsieur ?
Le maître s’était trouvé très gêné. Il s’était mis à balbutier :
— Les gens qui sont atteints d’homosexualité, les homos… ils font du mal. Leur mal est contagieux, il me semble. Et être homosexuel, c’est gâcher sa vie. C’est une maladie incurable qui les oblige à gâcher leur vie. Ils ne pensent plus qu’à leurs obsessions sexuelles, à faire l’amour avec n’importe qui…
— Mais, c’est mortel ?
—Pas vraiment… mais, quand un homme couche avec un autre homme, il peut attraper le VIH. Ce virus, lui, est mortel.
— Ça fait moins d’homos ! Tant mieux ! avait commenté un élève qui ne fut contredit par personne.
Jayu s’était senti mal, très mal. Ne pouvant plus garder pour lui seul le doute qui s’était emparé de lui, il était allé voir le médecin scolaire. Il n’avait osé que parce que ce dernier avait promis aux élèves qu’ils pouvaient se confier à lui sans crainte, parce qu’il était tenu au secret professionnel. C’est d’ailleurs par là que Jayu avait commencé son entretien avec lui :
— Vous promettez que rien, rien de ce que je vais vous dire ne sortira d’ici.
— Je te le promets. Tu ne m’en veux pas si nous parlons et que je range mes livres en même temps ?
Jayu avait fait non de la tête. Il était resté assis pendant que l’homme de santé rangeait ses livres sur les hautes étagères de sa bibliothèque.
— Je voudrais poser des questions sur le VIH.
— Hum hum, je t’écoute.
Il avait souri à l’élève, puis plissé les yeux pour déchiffrer le titre d’un ouvrage.
— En cours, on nous a dit qu’on attrapait le virus en couchant avec d’autres hommes. Est-ce que c’est vrai ?
— En fait, ton enseignant a fait un amalgame. Un homme peut attraper le VIH en ayant des rapports sexuels non protégés, avec des femmes ou avec des hommes.
Le garçon était resté interdit un moment, avant de trouver le courage de poursuivre.
— Je me demandais surtout si… lorsqu’un père… et son fils… font… est-ce que ça donne la maladie ou pas ?
Le médecin scolaire avait interrompu son classement. Les jambes coupées, il était pratiquement tombé sur sa chaise.
La voix accusatrice de la mère de Jayu fit irruption dans les pensées de son fils :
— Est-ce que tu as raconté à quelqu’un ce que ton père aime te faire ?
— Non… se défendit-il.
— Est-ce que tu sais que ça peut causer des ennuis à ton propre père ? À moi aussi ? Et toi ? Tu auras des problèmes aussi...
Face à elle, le jeune garçon se resserra, ses yeux s’étaient mis à piquer. Sa mère ne voulait pas en parler à son père, mais ce n’était pas pour le protéger lui. En réalité, elle protégeait son mari. Elle se protégeait elle.
— Le problème, osa Jayu, c’est que je ne veux plus faire ça.
— Quoi ?
— Je ne veux plus me doucher avec mon père. Je veux qu’on arrête. Je veux arrêter. Je voudrais que quelqu’un lui dise d’arrêter.
Parce que moi je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à lui dire d’arrêter. Je n’arrive pas à lui dire « non ».
Sous l’effet de l’émotion, les lèvres du fils tremblèrent. Il n’osait pas regarder sa mère dans les yeux, tant ils étaient grands ouverts, exprimant à son encontre un sentiment de dégoût et de colère.
— Tu feras toujours exactement ce que ton père attend de toi, toujours, jusqu’à que tu sois capable de ne plus vivre sous son toit. C’est ainsi que cela doit se passer. Je ne lui demanderai rien, parce que moi, j’obéis à ton père, et toi, tu dois aussi lui obéir.
— Mais… mais les gens disent que c’est mal.
— Les gens n’ont rien à dire. Ils ne sont pas tes parents. Tu leur as dit quelque chose ? Tu leur as dit quoi ? Réponds !
La main de sa mère se leva. Jayu se recroquevilla et cria :
— Rien… je ne leur ai rien dit.
Sa mère le toisa. Il eut peur d’avoir l’air de mentir. Après un moment, au court duquel Jayu crut qu’elle allait frapper, elle baissa la main.
— Tu as bien fait. Ils t’auraient jugé autant que les autres. Ton père serait mal vu et s’il est mal vu, on sera tous mal vu. Toi aussi. Surtout toi ! Que crois-tu que les gens pensent des garçons dans ton genre, hein ?
— Je n’ai jamais voulu.
— Tu n’as jamais dit « non ». Ça fait six ans que tu ne te plains jamais… et tout d’un coup ! Pourquoi tu fais ça ? Tu veux attirer l’attention sur nous ? Tu n’as jamais dit quoi que ce soit… Tu ne cries même pas quand… et des fois… des fois. Je t’entends. Je t’entends pousser des soupirs. J’aimerais bien, moi, que ton père me traite de cette façon. Il te montre de la tendresse.
Jayu ne savait plus quoi dire. Il ne savait même plus quoi penser. Il avait envie de vomir, de pleurer, de crier, de protester, de courir et de demander pardon, de s’aplatir devant sa mère, de demander pourquoi il était ce qu’il était, d’implorer sa pitié et son amour et, finalement, il eut envie de mourir, tout bonnement de mourir. De ne plus exister dans ce monde pourri. Là où la compagnie de sa mère lui parut intolérable.
— Demain, à cet entretien, je veux que tu présentes des excuses pour avoir attiré l’attention sur toi et sur ta famille inutilement, que tu t’excuses pour avoir dit des mensonges. Je veux que tu répètes exactement ce que je te dirais de dire et que tu hoches la tête, que tu te mettes à genoux, par terre s’il le faut. Tu comprends ?
— Oui
— Oui, mère !
— Oui, mère.
— Et essuie-moi ces larmes ! Les vrais hommes, eux, ne pleurent pas !
Jayu essuya ses larmes avec le dos de sa main.
— Passe en cuisine et ne dis rien de tout ça à ton père.
Cette dernière consigne, il n’aurait pas de mal à la suivre.
L’allumette cracha une petite flamme lorsqu’il la fit craquer. Il s’en servit pour allumer la plaque, puis, plutôt que de la souffler immédiatement, il observa la flamme avaler le petit bâton de bois jusqu’à ce qu’elle soit suffisamment proche de son doigt pour le brûler. Dans le regard éteint de Jayu, l’image du feu dansait à la gloire de l’éphémère. Il expira in extremis, au moment où son épiderme digital changeait légèrement de teinte et commençait à l’affecter. Une légère fumée forma des arabesques au-dessus du bâtonnet, devenu noir et tordu. Il se retint d’allumer une deuxième allumette et de voir s’il pouvait entretenir la flamme plus longtemps.
Tout le temps où il fit la cuisine, en attendant le retour de son père, Jayu se sentit malade, mourant même. Il n’était pas différent de la flamme d’une allumette, le bâton qui le faisait vivre arrivait à son terme, trop maigre pour justifier que l’on reste longtemps en vie. Il lui fallait plus de combustible, quelque chose à avaler pour affronter la vie, ou bien il allait s’éteindre définitivement. Seulement, quel avenir peut bien avoir la flamme d’une petite allumette ?
Par la fenêtre du conteneur, Jayu vit la lumière décliner. Plus le soleil descendait, plus son angoisse allait en augmentant. Tous les soirs, l’inquiétude dissolvait ses entrailles, jusqu’à ce qu’il se sache épargné pour cette fois… ou pas.
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