34. D'un automne à l'autre (partie 1)

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Jayu commença à travailler trois semaines plus tard, le temps que les médicaments qui devaient purger son organisme ne fassent effet. Ce soir-là, il traversa le jardin dans une brume fraiche. La litière de feuilles mortes craqua sous ses pieds comme des gâteaux secs. Son cœur le chahutait.

À l’accueil, il passa de nouveau devant le même agent de sécurité à la forte carrure. Le géant se prénommait Daewon et cultivait sa masse adipeuse en grignotant avec régularité des mets extrêmement caloriques. Il passait la plupart de la soirée assis, dans le petit salon du hall d’entrée. Là, il restait des heures et des heures, immobile, à lire. Jayu apprit plus tard qu’il était étudiant à l’université pour garçons de Susu-Gu, ce qui n’était pas rien. Il fallait être bien classé pour espérer une place dans cet établissement. Daewon étudiait les sciences politiques et il avait été recommandé pour cet emploi nocturne par une cousine de Mme Omoni. Ce travail était idéal pour lui : il commençait à la fin de sa journée de cours et puisqu’il n’y avait pas grand-chose à faire, il lui laissait pleinement l’occasion de lire. Daewon avait toujours un livre à la main, le plus souvent un ouvrage pour ses études, sérieux et pénible. C’était seulement s’il parvenait à terminer cette lecture de bonne conscience qu’il s’autorisait à enchainer sur quelque chose de plus récréatif.

Ce tout premier soir, Jayu le surprit en train de tenir, entre ses doigts boudinés, un manga avec une plantureuse jeune femme dessinée sur la couverture. L’adolescent plissa les yeux pour mieux déchiffrer le titre.

— Tu connais ? interrogea le géant.

Jayu sursauta. Il ne pensait pas que l’homme avait surpris sa curiosité. Il fit non de la tête et Daewon lui expliqua l’intrigue du livre : une jeune fille, se sentant mal aimée de sa famille, décidait de simuler son propre enlèvement, mais le stratagème tournait mal…

À cet instant, Narae interrompit leur conversation. À cette heure tardive, c’était elle la patronne. Mme Omoni lui confiait la gestion de son hôtel, pendant qu’elle-même se reposait.

— Tu auras la chambre 21, annonça-t-elle. Dépêche-toi, nous ne sommes pas en avance.

Ce numéro, le mot « chambre », firent repartir son cœur de plus belle. Il se rappela durement qu’il n’était pas là pour discuter littérature. Il suivit sans enthousiasme la femme qui serait sa supérieure pendant une durée indéterminée.

Dans la chambre 21, les draps blancs avaient été bien tirés et le chemin de lit en soie, jaune et fuchsia, n’avait pas de pli. L’adolescent entra, fit courir sa main sur les meubles d’acajou, les serviettes de bain roulées encore fumantes de la vapeur du pressing et les rideaux couleur taupe. Il regarda à travers les carreaux des fenêtres. Derrière les beaux volets de bois, les phares des voitures fuyaient dans le crépuscule.

— Les préservatifs sont dans la table de nuit, précisa Narae sans qu’il ne se retourne. Le premier homme s’appelle M. Kim. Il n’a aucune demande particulière. Ça va aller ? Tu as besoin de quelque chose ?

Jayu fut surpris que quelqu’un s’inquiète de son état d’esprit, d’autant plus que Narae ne lui avait pas donné l’impression d’être une personne très chaleureuse. Il quitta un instant la fenêtre des yeux pour dire que ça irait, et revint aussitôt à sa contemplation. La porte claqua dans son dos et il sut que, la prochaine fois qu’elle s’ébranlerait, ce serait pour laisser entrer M. Kim.

Dehors, les voitures continuèrent de se succéder, comme si de rien n’était. Une voiture noire, puis une voiture grise, deux blanches et une rouge et, enfin, on frappa à la porte. Jayu s’entendit dire, comme s’il s’agissait de la voix d’un autre :

— Entrez.

Et un homme pénétra.

La suite fut rapide, courtoise, impersonnelle. Les battements de son cœur ralentirent dès que ce fut fait, comme si la seule raison de son stress résidait dans l’anticipation de l’acte et non dans l’acte lui-même. Après coup, il ne se rappela plus du visage de M. Kim. Il se souvint que l’homme avait des lunettes, puisqu’il avait dû les déposer à côté du panier à serviette, qu’il sentait l’après rasage et que ses doigts étaient caleux comme l’écorce d’un tronc d’arbre.

Quatre autres hommes passèrent successivement le voir dans sa chambre. Puis, à quatre heures du matin, Narae vint de nouveau pour s’enquérir de sa situation et l’adolescent lui affirma que tout allait bien.

Ainsi commença sa carrière au Taejogung hôtel.

~

Au début, il fit des cauchemars. Ses nuits de travail se prolongeaient cruellement dans ses rêves insensés, où il devait satisfaire de nombreux clients. Il s’en trouvait empêché par des contraintes, toutes plus absurdes les unes que les autres. Il était sommé de cuisiner des crêpes ou d’empiler des assiettes, comme les acrobates du cirque du Soleil, ou de prendre garde à des alligators mangeurs d’hommes surgissant de nulle part, ou de nager d’île en île, là où ses clients se trouvaient disséminés. Le plus surprenant était de constater comment, dans ses rêves, ses contraintes qui n’avaient aucun rapport avec la chose, se superposaient à elle dans une parfaite logique. Ce n’était qu’au réveil, que Jayu se rendait compte que réciter l’alphabet à l’envers n’était pas d’une nécessité absolue quand on devait achever une fellation. Ces cauchemars constituaient un véritable supplice de Sisyphe. Jayu y était forcé de travailler, sans jamais apercevoir la fin de son calvaire. Au contraire, dans son délire, Jayu voyait le nombre et l’impatience de ses clients grandir au fur à mesure qu’il prenait du retard pour des raisons absurdes.

Harcelé, une fois de plus par ses songes, il se réveilla exténué, les draps rejetés, trempés de sueur. Une main caressa son épaule. Une voix aimée et rassurante :

— Réveille-toi, c’est un rêve. Ce n’est qu’un rêve.

Ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre et il reconnut sa noona. Aussitôt, le cauchemar n’eut plus beaucoup d’importance, la réalité lui rappelant que les songes ne sont toujours que des moindres maux.

Dans la pièce où les deux jeunes gens trouvaient le sommeil, tous les volets étaient tirés. La lumière du jour perçait malgré tout avec détermination, utilisant tous les interstices pour se rappeler aux dormeurs. Il devait être presque midi. Jayu lova sa tête entre la poitrine et l’aisselle de sa protectrice, les bras qui le recouvrirent lui permirent de s’oublier. Paupières closes, il trouva la force de se rendormir.

~

Dans la grande ville de Nasukju, il y avait trois millions d’habitants, il devenait alors théoriquement possible de marcher durant une année entière sans croiser deux fois le même visage. Face à cette constatation, Hyuna décida qu’elle pouvait sortir à visage découvert sans prendre trop de risques. D’autant plus qu’elle n’était connue que des membres du Pian Kkoch, gangsters qui résidaient à la presqu’île de Seo. La jeune femme chercha donc un emploi proche de la zone où ils habitaient. Dans tous les commerces, elle déposa son curriculum vitae, falsifié de l’entête à la signature. Jayu et elle avaient beaucoup ri en inventant le nom, le prénom et le parcours professionnel de la nouvelle Hyuna, allant jusqu’à imaginer des qualités et des défauts qui ne lui correspondaient pas. Comme un défi, elle avait laissé Jayu inscrire ce qu’il voulait. Un stage de cirque, dans les années 90, était venu s’ajouter à ses formations.

— Le lancer de couteaux, avait souri l’adolescent.

— Tu étais mon assistant, j’imagine.

— Évidemment.

Il avait imposé « noraebang[1] » dans « activités » et « aimable » dans « qualités ». Il avait refusé de lui attribuer des défauts.

Elle fut prise en tant que saisonnière dans un camion ambulant qui vendait des brochettes. Jayu la vit disparaitre tous les matins en fin de matinée, peu de temps après que lui-même ne rentre de l’hôtel. Elle ne fut plus là à son réveil, termina tard, ils ne se croisèrent quasiment plus.

Pour occuper son temps libre et solitaire, Jayu, outre dormir et travailler, dépensait sa paie. Il avait plus d’argent qu’il n’en avait l’utilité. Pour goûter, il s’acheta des mets très chers : des sushis japonais dont la chair provenait d’un poisson en voie de disparition, du safran, de la viande de serpent et du caviar. Il ne trouva pas cela meilleur que du riz. La seule découverte qui, selon lui, valait la somme folle qu’elle coûtait, fut le champagne. Il aima le claquement des bulles sur sa langue, les picotements derrière son palais, les chaleurs de l’alcool et la joie de l’ivresse.

Quand il ne dépensait pas, il flânait sur les bords du fleuve, en regardant les couples d’amoureux, se demandant toujours comment ils s’étaient connus, depuis combien de temps ils sortaient ensemble et ce que diraient leurs parents s’ils les surprenaient si démonstratifs, en public.

À cette même période, Hyuna redécora leur appartement. Elle commença par accumuler des accessoires inutiles, comme ceux de sa chambre d’autrefois : des figurines, des coussins, des tapis etc. Elle acheta aussi des pots de peinture et, ensemble, ils repeignirent les murs en couleurs vives. La jeune femme se plaignit longtemps des odeurs dégagées par la peinture fraiche, tandis que lui n’en éprouvait aucune gêne, ce qui évidemment agaça beaucoup Hyuna, elle qui aurait voulu que Jayu partage tous ses goûts et dégoûts.

Ils acquirent une chaine hifi, qu’ils utilisaient pour diffuser de la musique pop. Hyuna se déhanchait en petite culotte, debout sur le lit ; il faisait de grands gestes en dansant, les bras ouverts sur le monde, se balançant rapidement de droite à gauche, comme un enfant qui imiterait un avion.

Un parfum d’insouciance plana durant toutes les fêtes de fins d’années.

~

Un jour, alors qu’il rentrait à l’appartement après le travail, l’adolescent trouva Hyuna sur le canapé du salon, une bouteille de champagne à la main, saoule et exubérante. Elle avait été renvoyée. Ses patrons n’avaient plus voulu d’elle au restaurant ambulant. Jayu pensa qu’elle avait été une fois de plus en retard, mais en réalité, un collègue un peu plus âgé s’était mis en tête de la séduire. Ce jour-là, il avait cherché à lui voler un baiser par la force, Hyuna lui avait planté un pic à brochette dans la cuisse.

— Tu n’as pas fait ça ?

— Je crois que, des fois, la violence me manque.

— Tu as trop bu.

Jayu retira la bouteille de la main de sa noona et, autant par envie que pour lui éviter d’en reprendre, il vida ce qu’il en restait dans son gosier. Ce licenciement, il le vécut comme l’occasion d’avoir un peu plus Hyuna pour lui. Ils passèrent d’ailleurs la journée ensemble.

La jeune femme énonça une longue liste de raisons pour lesquelles elle haïssait son ancien job. Jayu l’écouta sans l’interrompre, sans lui faire remarquer que lui-même n’évoquait jamais les inconvénients de sa propre vie professionnelle.



[1] Noraebang : karaoké

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