39. L'amoureux
L’adolescent n’avait pas eu besoin qu’on l’alerte de ce qu’il se passait. Le cri d’Oxana, il l’avait parfaitement entendu et il était même le premier arrivé sur place. Il avait abandonné le client, il n’avait pas eu le temps de défaire son pantalon. Seule sa chemise était ouverte. À présent, il se tenait devant la chambre de son amie.
La procédure lui imposait, normalement, de ne pas intervenir, d’appeler Daewon et d’attendre. La main sur la poignée, alors qu’un nouveau cri le pressait d’entrer, il vérifia tout de même que quelqu’un d’autre se chargerait d’aller chercher l’agent de sécurité. Narae était là, les yeux gravement posés sur lui, l’oreille sur son téléphone, en train de prévenir le hall. Jayu ne savait pas ce que ce regard signifiait. Il y avait un impératif, ça c’était sûr. Mais disait-il : « agis » ou « arrête » ?
Un nouveau cri d’Oxana causa sous son nombril une torsion de ses viscères, manifestation de colère. Il abaissa sans plus attendre la poignée et poussa la porte en hurlant :
— Oxana !
Un blond se retourna vers lui. Américain, Russe. Cela avait peu d’importance, car, à voir la couleur de son visage, écarlate, folle, il n’était plus ni Anglais, ni Ukrainien. La colère n’a pas de nationalité, elle défait ce que vous êtes, elle vous transforme en monstre, sans éducation, sans culture et sans mémoire. Le genre d’homme qui ne se souvient plus du tout de ce qu’il risque en battant une prostituée sous protection.
L’agressivité dans le regard de cet homme vint animer quelque chose en lui. Il cria encore :
— Oxana !
Elle était à terre et tentait à présent de se redresser en prenant appui sur le mur. Son autre main sur le nez à tentait d’en stopper l’hémorragie. Le sang d’Oxana fit oublier à Jayu sa propre réalité, celle qui aurait dû lui dire : « tu fais deux têtes de moins, tu pèses deux fois moins lourd, va-t’en ! »
Jayu poussa une version gutturale du cri de guerre et fonça la tête en avant sur le blond. Son crâne s’enfonça entre les côtes. Le choc aurait dû couper la respiration de son adversaire, mais n’eut même pas le pouvoir de le ralentir. Ce dernier attrapa la chevelure de Jayu, sans le lâcher, le propulsa. Sa pommette heurta l’angle d’une commode. Sa vue se brouilla, la douleur lui fit perdre ses repères, au point de ne plus savoir où se trouvaient le haut et le bas, rendant sa volonté de répliquer inutile. Il entendit le cri d’Oxana, alors qu’un réflexe d’auto-préservation le forçait à couvrir son visage derrière ses bras, juste à temps, un coup de talon vint les lui meurtrir.
Puis, plus rien, plus de coups. L’homme cria. Jayu rouvrit les yeux, puis distingua, à travers le voile trouble que la douleur avait placé devant sa vision, Daewon qui soumettait le blond par la force. Il comprit qu’ils n’avaient plus rien à craindre. Il prit sur lui pour revenir sur ses jambes et vite rejoindre Oxana.
Elle se laissa tomber, assise, sur le lit. Jayu écarta les mains de son visage pour constater les dégâts. Lui-même avait encore l’impression de ne pas s’être décollé du coin du meuble, une pression lui appuyait sur la pommette, mais il ne parvenait pas à s’en soucier.
— Laisse !
— Non, protesta Jayu. Non, toi, laisse-moi voir.
Elle consentit enfin à écarter les doigts, sous ses ongles restaient encore les minuscules morceaux de chair qu’elle avait arrachés à son agresseur. Il avait eu le temps de l’amocher, sans doute à coups de poing. L’angle anormal de son nez prouvait qu’il le lui avait cassé. Il y avait aussi la lèvre fendue, les paupières si gonflées que les yeux saphir d’Oxana avaient l’air scellé.
— Putain, jura Jayu.
Narae posa une main sur son épaule à lui, qu’il chassa comme si on venait de l’agresser.
— Amène-la dans ta chambre, s’il te plait, demanda Narae. Excuse-toi auprès de l’hôte et occupe-toi d’elle le temps que le médecin arrive.
Jayu opina, puis fit passer le bras d’Oxana autour de son cou. Elle ne se servit pas tout à fait de lui comme béquille, car elle n’en avait pas réellement besoin, mais elle resta tout de même accrochée. Ils durent passer devant Daewon qui tenait sa proie contre son torse, fermement maintenu. C’était comme si cet homme était attaché à un pilier du nom de Daewon. Jayu devina qu’il serrait fort, le client geignait.
Oxana cracha sur le blond en passant devant lui.
— Connard, insulta-t-elle.
Jayu consulta Daewon des yeux, il vit immédiatement qu’ils s’étaient compris. L’adolescent s’était souvent demandé comment un être aussi pacifique que Daewon allait pouvoir faire preuve de violence le moment venu. Il sut qu’il s’était inquiété pour rien. L’étudiant n’avait rien d’une brute, mais voir Oxana dans cet état allait suffire à ce qu’il mette du cœur dans son passage à tabac.
Le client de Jayu ne fit pas de difficulté pour quitter la chambre. Pour cause, il n’y était déjà plus quand ils arrivèrent. Il avait dû être dérangé par la bestialité de cris et avait préféré s’enfuir, de crainte d’être mêlé à cette lutte ou de voir la police débarquer.
Avec Oxana, ils allèrent directement dans la salle de bain. Jayu y prenait généralement plusieurs douches par nuit. La vapeur d’eau résiduelle de sa dernière toilette conférait à la salle moiteur et chaleur. Le garçon aida Oxana à s’asseoir sur un tabouret d’osier. Il prit ensuite un gant de toilette blanc qu’il passa sous l’eau chaude, avant de s’accroupir devant son amie et de laver les blessures.
— Il n’avait pas l’air violent, expliqua la prostituée. Vraiment pas l’air violent. C’était un impuissant. Il a regardé sa bite toute molle, en me touchant les seins. Il a commencé à parler à sa bite « Dresse ! Dresse-toi ! Je t’en prie ! ». Ça m’a échappé : j’ai ri. Il est devenu fou, tout de suite. M’attendais pas à ça. J’ai mis trop de temps avant de penser à crier. J’aurais pas dû rire… Et crier plus vite.
— Tu ne pouvais pas savoir. C’était un connard.
— Tu as raison… Parle, toi, plutôt. S’il te plait. Je veux qu’on parle d’autre chose.
— Que veux-tu que je te raconte ? C’est toi la reine des rumeurs, pas moi.
— Je veux un secret.
Jayu songea d’abord à l’allumette, puisqu’il n’en avait jamais parlé à Oxana. Puis, ce souvenir lui parut presque insignifiant au regard d’une autre révélation qu’il avait envie de lui faire, depuis un moment déjà. Il n’avait pas pensé qu’une agression serait à l’origine de cette confidence, mais on ne sait jamais à l’avance quand on passera aux aveux.
— Et si ce n’est pas un secret ?
— Quoi ?
— Un aveu.
— Tu as toute mon attention.
Ses yeux le fixèrent comme ils purent. Entre ses paupières contusionnées, elle devait à peine le distinguer. Il prit une inspiration et parla comme on se jette dans le vide.
— Je suis amoureux de Hyuna.
Oxana eut un si grand sourire que Jayu lui vit les dents, laides, rougies, une incisive avait été déchaussée. Jayu sentit une douleur empathique le maltraiter à son tour.
— Je le savais déjà, ça ! rit-elle avec superbe.
— C’est pour ça que je t’ai dit que ce n’était pas un secret.
Il alla faire couler de l’eau sur le gant de toilette. Elle ne devint pas rouge, elle prit plutôt une jolie couleur de bonbon à la fraise. La spirale engloutie par le siphon tourna comme une robe de danseuse. Le soigneur releva les yeux et vit pour la première fois son visage depuis sa lutte avec le client violent. Une ecchymose tatouait sa joue droite. Il posa la main dessus, elle était brulante. S’il n’y mettait pas de la glace, elle serait difforme le lendemain.
— Mais elle ? demanda Oxana, tandis qu’il revenait auprès d’elle avec un gant propre et humide. Elle est amoureuse ?
Jayu n’eut pas à réfléchir longtemps. Il confia naturellement ses craintes.
— Je ne pense pas.
— Mais tu lui as pas demandé, hein ?
L’adolescent baissa la tête. Avait-il besoin de le faire ?
— Je le sais. Je sais qu’elle ne m’aime pas. Je le vois dans ses yeux quand elle me regarde.
— Et tu vois quoi dans les yeux ?
— De la gentillesse.
Les lèvres d’Oxana se plissèrent, confirmant ce que Jayu soupçonnait : la gentillesse n’est pas un signe d’amour passionnel.
— Tu sais, Oxana, je ne sais pas comment faire pour faire changer son regard, pour qu’elle me voit avec plus que de la gentillesse. J’aurais besoin de comprendre comment séduire une femme. Avec les hommes, j’ai tendance à savoir quoi faire, mais, avec Hyuna, ça ne fonctionne pas. Je crois qu’on ne peut pas séduire une femme de la même façon qu’un homme.
Oxana voulut rire, mais le rire tira sur ses lèvres et la fit grimacer.
— C’est bien fait pour toi ! dit Jayu sur un ton sans méchanceté, attendri. Tu te moques de moi.
— Mais… Bien sûr qu’on ne peut pas séduire une femme comme un homme.
— Mais alors quelle est la différence entre les deux méthodes ?
— La différence. Si tu n’en veux qu’une, je n’en dirai qu’une ! La différence, c’est que c’est plus difficile avec une femme.
Jayu fit claquer la langue sur son palais.
— Ça ne m’arrange pas, ça. Tu es sûre que tu ne peux pas me donner une piste ? Même si tu n’as jamais séduit un homme, tu dois savoir comment un homme peut te séduire ? Dis-moi ce qui te plait chez un homme !
Oxana attrapa le gant de toilette et l’appuya sur son visage.
— Moi ? Le seul homme que j’ai aimé m’a brisé le cœur. Si je voulais qu’une qualité chez un homme, ce serait la fidélité.
— Je suis fidèle. Quoi d’autre ?
— Il faut trouver ce que, elle, elle veut : argent ? Les femmes adorent les beaux cadeaux. Tu devrais penser à un bijou !
Jayu parut gêné. Il y avait déjà pensé, bien sûr, mais il n’avait jamais osé.
— Si je lui offre un bijou, elle va comprendre que je la drague.
Un nouveau rire, suivit d’un couinement de douleur, blessa un peu Jayu.
— Mais… c’est le but, oui. Tu ne veux pas la draguer ?
— Si, répondit-il un peu sèchement. Si, c’est ce que je veux.
— C’est bien, il faut que tu saches ce que tu veux. Ça, ça plait aux femmes. Il faut que tu lui dises que tu l’aimes.
— Comment ? Comment je lui dis que je l’aime ?
— Je ne sais pas ! Tu le sais comment que tu es amoureux d’elle ?
— Je…
— … eh bien ? Dis-le-moi ! Vas-y ! Quand as-tu aimé Hyuna ?
— Tout de suite. Je l’ai tout de suite aimée, mais pas comme aujourd’hui non plus. Au début, je voulais juste la suivre partout où elle irait. Je cherchais sa protection, sa chaleur… sa joie. Je l’aimais déjà, au point de me dire que je n’avais jamais aimé autant, et c’était vrai. Je n’avais jamais aimé autant. Elle m’a appris à aimer, je ne savais pas ce que c’était avant de la connaître. Forcément, il y a un an, si tu m’avais demandé, je t’aurais dit qu’on aime plus fort sa sœur que sa femme. Parce que je pensais que c’était la forme la plus intense d’amour, ma noona.
Il se tut un instant et son interlocutrice ne le supporta pas :
— Et…
— Et j’avais tort… évidemment. L’amour que j’avais pour elle, à l’époque. Ce n’était pas le plus intense possible. Je le sais maintenant, puisqu’il est devenu plus fort… J’ai l’impression de devenir fou. J’ai l’impression que cet amour ne s’arrêtera jamais de grandir. C’est comme un arbre dans mon corps, il pousse vite… les racines s’entortillent sur mes intestins, ça me donne mal au ventre. Les branches cognent sur mon cœur et comme mon corps, lui, reste petit, l’amour que je ressens pour elle pousse sur les parois, à l’intérieur. C’est comme si les branches allaient finir par me crever la poitrine. Ici.
Il se frappa le torse, au niveau du plexus solaire.
— Si cet amour grandit encore, je vais exploser. Je suis trop petit pour un si grand amour.
Jayu se rendit seulement compte à ce moment, qu’il avait fermé les yeux, comme si ce geste lui permettait de mieux se sonder, à l’intérieur. En les rouvrant, il chercha à déchiffrer l’expression d’Oxana. Pas évident. Son visage avait encore enflé, si bien qu’il n’arriva pas à savoir ce qu’elle pensait. Sa confidente s’obstinait à ne rien dire, accueillant la fin de son monologue par son silence.
— Oxana ? supplia-t-il.
— Tu devrais le lui dire, articula la femme sans plus aucun amusement dans la voix, elle s’exprimait à présent avec tout le sérieux qu’il lui était possible. Comme ça… avec les mêmes mots et le même ton. Si elle comprend pas, elle idiote. Parce que, moi, si un jour un homme me dit ça… je l’épouse.
Elle ajouta tristement :
— J’aurais voulu être aimée autant.
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