40. Le jour des peperos (partie 1)
Nous étions le jour des peperos. Jayu se rendit dans la superette la plus proche, pour y trouver les fameux bâtons de chocolat. L’affaire allait être plus compliquée qu’il ne le pensait. Il y avait beaucoup de monde et une file d’attente interminable serpentait entre les rayons, depuis les caisses jusque dans la rue. Il ne se découragea pas et entra dans le petit commerce.
À l’intérieur, le commerçant avait créé cinq pyramides de boites, chacune de plusieurs mètres de haut. Il avait dû réorganiser trois rayons pour offrir à ses clients cette présentation grandiose. Il y avait des cœurs de papiers, aux couleurs vives, suspendus au plafond et au cas où l’on ne comprendrait toujours pas le message, une banderole ordonnait :
« Aujourd’hui ! déclarez-lui votre amour ! »
Une directive presque péremptoire. Il fallut quelques instants à Jayu pour détacher ses yeux de cette banderole et observer les pyramides de boites. Il y avait un choix fou. Il y en avait pour tous les goûts : enrobés de chocolat noir, au lait ou blanc. Ils étaient parfois additionnés d’éclats d’amande, de morceaux de pistache. Les couleurs variaient elles aussi, en saturant les biscuits de colorants : bleu, vert, rose, rouge etc.
Jayu se mit à la recherche du modèle qu’il avait en tête, depuis ce jour où il avait vu l’émission « We got married », à la télé. Il avait souri en regardant les deux participants, un chanteur et une chanteuse pop, jouer au jeu du pepero. Le garçon et la femme avaient dû manger le même bâtonnet, chacun placé d’un côté et de l’autre du biscuit enrobé de chocolat. Ils avaient grignoté, petit à petit, le biscuit allongé et leurs lèvres s’étaient rapprochées. D’abord amusé par la situation, Jayu avait commencé à remarquer le jeu de sensualité qui s’était installé entre les deux joueurs. Le sourire en coin du jeune homme en particulier. Il n’était presque plus rien resté du pepero et le chanteur, dans un dernier mouvement de lèvres, était parvenu à baiser les lèvres roses et charnues de cette très belle jeune femme.
Le jour des peperos, les personnes qui s’appréciaient s’offraient entre elles des peperos. Il n’y avait pas que les amoureux qui participaient à cette tradition, les amis aussi, les parents et même les collègues. Pour Jayu, il était donc tout naturel d’offrir des peperos à Hyuna. Mais depuis l’émission, l’adolescent avait compris qu’il pourrait tenter d’approcher Hyuna en lui proposant de jouer avec elle au jeu du pepero. Il la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle accepterait. Bien que Hyuna détestât le hasard pour des raisons évidentes, elle aimait trop faire l’enfant. Elle adorait tous les jeux, tous les défis. Jayu savait qu’elle viendrait forcément chercher la friandise jusqu’à l’extrémité de sa bouche. Par avance, il sentait monter une vague d’excitation.
Le pepero qu’il avait imaginé utiliser pour appâter Hyuna était le plus classique des peperos : long d’une vingtaine de centimètres, enrobé d’un nappage de chocolat au lait. Il lui fallut plusieurs minutes de recherche dans les pyramides d’emballages pour trouver le modèle qu’il voulait. Il prit deux boites, en sachant qu’une seule aurait été suffisante. Il les glissa ensuite sous son bras, avant d’aller rejoindre la désespérante file d’attente.
Il y avait autant d’hommes que de femmes qui avaient fait le déplacement, pour la gourmandise, pour le geste, pour la tradition ou pour la grande déclaration. Comme tous ces gens, il se mit à observer les articles dans les rayons pour faire passer le temps. Ses yeux rencontrèrent des magazines et des journaux. Il y avait côte à côte les journaux peoples et politiques, en passant par les spécialisés : ceux qui parlaient de randonnée et ceux qui évoquaient les faits divers les plus sordides de la région. Parmi les gros titres, Jayu lut :
« L’Entailleur frappe encore. La police incapable de protéger nos enfants. »
Il en aurait presque sursauté. Il n’avait plus pensé à Luka depuis des mois. Le retour soudain de ce mauvais souvenir dans son esprit lui comprima la poitrine. Sans réfléchir plus que cela, il saisit le journal et commença à lire, comme si sa vie en dépendait.
« La police a confirmé hier que l’homicide d’un adolescent de 13 ans, ayant eu lieu la semaine dernière, était bien lié à la série impliquant le meurtrier récidiviste que l’on appelle l’Entailleur. La victime, Seungwhan, était âgée de seulement 13 ans. Elle a été retrouvée sans vie à son domicile. L’état du corps, égorgé et gravement mutilé, a immédiatement dirigé l’enquête sur la piste de l’Entailleur. L’autopsie a confirmé cette hypothèse et amené à considérer qu’il s’agit bien d’une victime supplémentaire de l’Entailleur.
Ce terrible meurtre a eu lieu dans le quartier Nam-gu, au bord de la plage. À proximité du plus beau parc de la ville, dans un paysage entre le bleu de l’eau et le vert des arbres. C’est dans ce quartier riche, résidentiel et tranquille de Nasukju, à l’intérieur d’un pavillon bien entretenu, que le mal a frappé.
Le jeune Seungwhan a vécu l’horreur. La victime, qui était scolarisée à l’école Moon Banki, a été vraisemblablement suivie par son futur agresseur durant plusieurs semaines. En effet, les actes ont eu lieu précisément entre 16h15 et 18h15, un mardi. Ce qui confirme que le meurtrier devait savoir que Seugwhan se trouvait habituellement seul ce jour-là, avant le retour de sa mère.
La pauvre femme a été la première à découvrir la scène de crime. « Comme toujours, l’Entailleur abandonne sa victime attachée à son lit », a commenté le procureur de justice. « Il ne nettoie pas et laisse la scène de crime en l’état. », a-t-il ajouté.
« Le choc a été terrible pour elle. », a pour sa part déploré une amie proche de la mère de Seungwhan souhaitant rester anonyme. « J’avais entendu parler de l’Entailleur. Mais, tout cela se passait dans d’autres quartiers. Les maisons sont surveillées ici. Il y a des alarmes, des rondes de voisinage… Mais personne n’a rien vu. Maintenant, nous avons très peur. »
Effectivement, il est facile de vérifier sur place et de constater que les maisons sont toutes sécurisées et équipées d’alarmes. Pourtant, le calvaire de Seungwhan s’est déroulé en plein jour, dans ce quartier connu comme étant le plus sûr de Nasukju. Voilà qui va participer à faire grandir la psychose des habitants. L’Entailleur montre avec ce crime qu’il n’a pas peur de s’en prendre à des garçons de bonnes familles.
Rappelons que le principal suspect de cette affaire est soupçonné à ce jour d’avoir torturé, violé et tué 21 jeunes victimes, toutes de sexe masculin, et jamais âgée de plus de 14 ans. Jusqu’à présent, aucune piste n’a permis de remonter jusqu’à lui. Les enquêteurs restent très discrets sur les derniers évènements, mais d’après les rumeurs, une fois encore, aucun indice ne semble avoir était trouvé sur place. »
— Houhou !
Jayu leva les yeux, plongé dans sa lecture, il s’était avancé automatiquement et il se trouvait déjà devant la caisse. C’était le caissier qui l’interpellait, le faisant sursauter.
— Vous achèterez aussi le journal, j’imagine !
— Je… oui, évidemment.
Jayu mit quelques billets sur le comptoir pour acheter ses biscuits et le journal. Devant la boutique, il replongea dans sa lecture :
« D’après les premiers éléments de l’enquête, la voisine de l’appartement adjacent a expliqué aux enquêteurs : « Je ne réalise toujours pas qu’un tel drame avait lieu là, juste à côté. Je n’ai rien entendu. Pourtant, on m’a dit que le petit avait été torturé. Comment se fait-il que je n’ai rien entendu ? »
En effet, comme les précédentes victimes de l’Entailleur (la plus jeune de toutes n’avait que dix ans) Seungwhan a été attaché, défiguré et écorché. La mort, elle, est survenue par égorgement.
« J’espère qu’ils finiront par coincer cet homme et qu’il y aura la peine de mort pour lui. Comment peut-on faire des choses aussi affreuses ? » déclare la voisine de Seungwhan.
Le procureur a pourtant une explication toute faite à ce sujet :
« La motivation sexuelle est évidente », rappelle-t-il. « Cet homme cible des garçons qui ont des âges assez similaires. Les physiques peuvent varier, soit athlétiques soit graciles, mais ils restent tous assez angéliques et avantageux. Beaucoup de tueurs en série sont narcissiques et aiment signer leur crime, jouer avec les policiers. L’Entailleur ne joue qu’avec sa proie, il ne laisse aucune signature et ne relève aucun trophée. Tous ses crimes sont, jusque-là, très longuement prémédités. Il n’agit jamais impulsivement, ce qui rend sa traque particulièrement difficile. »
La police a fort à faire, et nous espérons tous que l’Entailleur finira par commettre une erreur. »
Appuyé contre un mur, Jayu referma le journal pensivement. Il avait de l’empathie pour Seugwhan, au point de ressentir parfois des douleurs projetées, comme à la mention de l’égorgement, où il avait eu l’impression de sentir une lame glisser contre sa propre jugulaire.
Finalement, le lecteur se racla la gorge et roula le journal serré dans sa main. Peut-être qu’il parlerait de tout ça à Hyuna, mais pas ce jour-là. Pas le jour des peperos. À peine le nez relevé, Jayu se souvint de ses projets immédiats. Une vague d’angoisse exaltante le souleva. La pensée du tueur qui entaillait ses victimes aurait dû le hanter davantage, heureusement, il était trop préoccupé par le sentiment amoureux pour que ce soit le cas.
Annotations
Versions