41. Le jour des peperos (partie 2)
L’adolescent longea le fleuve Nakong en ne songeant qu’aux détails de sa déclaration d’amour. Il pensait aux bijoux, car il n’avait pas acheté que des bâtonnets de chocolat. Les friandises permettraient d’engager la conversation, de réchauffer l’atmosphère avant qu’il ne sorte son véritable cadeau. Après le baiser, il allait bien falloir qu’il embraye. Il avait donc pris un bijou, deux en réalité. Jayu avait choisi deux fines chaines d’or blanc agrémentées de deux cœurs identiques en pendentif. Un pour elle, un pour lui. Si l’ensemble pouvait manquer d’originalité, la simplicité de ces bijoux, exécutés avec élégance, lui avait paru idéale, au point de lui pincer le cœur.
Il se souvenait comment cela lui avait fait plaisir qu’elle vienne à l’hôtel la nuit de son anniversaire. Il allait lui rendre la politesse en allant directement sur son lieu de travail. Hyuna travaillait actuellement dans une blanchisserie. Ce métier, au cours duquel elle repassait des chemises et autres fripes à temps plein, c’est-à-dire soixante-huit heures par semaine, Jayu savait qu’elle ne le garderait pas longtemps. Elle aurait rapidement des brulures sur les mains et des courbatures dans les bras, puis, elle aurait mal au dos. Un beau matin, elle se lèverait et trouverait un prétexte pour ne plus y aller. Toutefois, elle avait déjà tenu plus que ce que Jayu aurait parié.
Alors qu’il était presque arrivé à destination, un feu de circulation pour piétons passa au rouge et obligea l’adolescent à s’arrêter du mauvais côté de la rue. Coupé dans son élan, il tritura les manches de sa veste. Le bonhomme lui sembla prendre beaucoup trop de temps à passer au vert. Levant les yeux, il chercha la blanchisserie et sa baie vitrée, repéra sans difficultés la silhouette familière et aimée. Derrière un comptoir, un grand sourire sur les lèvres, elle était en train de tendre un sac de linge à un client. Ils parlèrent, puis, Jayu vit Hyuna crier quelque chose. Un homme aux cheveux gris, vêtu d’une tenue de blanchisseur, parut. Il échangea quelques mots avec Hyuna et elle s’inclina comme pour le remercier.
À cet instant, le flot de passants se mit en mouvement autour de Jayu, mais lui restait sur place. Hyuna s’était dirigée à l’extérieur de la boutique. Devant les vitrines, aveuglées par le soleil, elle se fit une visière de la paume de sa main, avant de fouiller dans ses poches, à la recherche de ses cigarettes. Elle n’eut pas besoin de sortir son briquet, car déjà, l’homme qui se tenait près avait saisi le sien et allumait la clope de Hyuna galamment.
Ce jeune homme n’était autre que le client avec qui elle parlait joyeusement, quelques secondes plus tôt, juste avant de demander une pause à son patron. À présent, elle était en train de fumer, en plissant les yeux pour mieux observer son ami. Jamais Hyuna n’avait évoqué avec Jayu le fait qu’elle se soit fait des amis. Pourtant, cette conversation avait l’air familière, les deux jeunes gens riaient, en se dévisageant.
Lui était un peu plus âgé qu’elle. Il osait la regarder d’une manière qui déplut tout de suite à celui qui espionnait de loin. C’était un regard agréable, le genre de regard que tout le monde souhaiterait avoir posé sur soi. Ceux qui rendent forts, qui rendent reconnaissants, qui donnent envie de vivre. En un battement de cils, ils vous font comprendre que vous existez, que vous êtes important.
Jayu fit quelques pas de côté, afin de se retrouver à l’ombre d’un mur, réemployant des talents qu’il n’avait pas exploités depuis longtemps : disparaitre au regard du monde, comme lorsqu’il tentait d’échapper au trio de garçons qui le harcelait au collège. Les deux jeunes gens n’avaient pas remarqué sa présence.
Jayu détailla le jeune homme. Il sentit quelque chose se fissurer à l’intérieur de son cœur et le craquellement grandit, alors qu’il scrutait celui qui tenait compagnie à Hyuna.
Ce mec avait tout ce qu’il n’avait pas : une grande taille, qui lui aurait permis de prendre Hyuna dans ses bras et non l’inverse, des épaules solides, pour qu’elle s’y repose sans crainte, des bras charpentés qui pourraient la soulever sans peine, une peau hâlée et marquée, des traits moins doux que les siens qui imposeraient le respect, des sourcils épais et bas qui jetteraient une ombre sur ses yeux, des poils qui perceraient son menton, avec lesquels il chatouillerait les joues sensibles, des poils qu’il aurait dû raser et une pomme d’Adam saillante qui rebondirait à chacune de ses déglutitions.
Cet homme, il le faisait se sentir poney devant un étalon. L’assurance qu’il avait en venant là, au fur et à mesure qu’il regardait cet homme, fondit, coula depuis sa poitrine jusque dans ses baskets et se répandit sur le macadam froid et stone, se mêlant à l’ombre dans laquelle il s’était réfugié.
Les attitudes de Hyuna le firent crever de jalousie. Elle secouait sa chevelure, riait pour un rien et tortillait du bassin. Elle posa une main sur l’avant-bras musclé. Aussitôt, l’homme recouvra de sa main celle de Hyuna. Jayu sut qu’il ne pourrait en supporter davantage. Il fit demi-tour et longea le fleuve Nakong dans l’autre sens, jusqu’à rentrer chez lui.
~
Les vêtements, de rage, furent jetés à terre. Jayu ne s’accorda pas même de garder son caleçon. Lui aussi rejoignit son uniforme de collégien chiffonné. Un costume censé exciter le client, habits de jeunesse. Debout, devant un miroir grave et insensible, il s’observa plus directement qu’il ne l’avait jamais fait, se tortura à parcourir ce dans quoi il devait vivre. De haut en bas, il y avait ce corps d’ange, cet enfant parfait et sage, cette anomalie.
S’approcher, poser une main sur le froid miroir et constater la réalité : être soi-même aussi lisse que la surface d’une glace. Ne pas trouver sur son corps les avantages des aspérités. Lisses étaient ses membres longs, la peau de son menton, le devant de son cou. Il chercha en vain à gonfler ses biceps. Tâter le muscle et remarquer sa finesse. Puis, faire glisser ses doigts sur son thorax, y sentir les côtes saillantes.
Enfin, il osa poser ses mains sur son sexe. Devant ses testicules imberbes, il fit rouler son pénis entre ses doigts. Il avait l’impression de rouler une cigarette. Il en jugea la taille : elle ne dépassait pas celle de son auriculaire. Si Jayu n’avait pas vu tous ces hommes à poils, il aurait pu ignorer l’aspect original de son sexe. Mais en l’occurrence, il savait.
Il plongea ensuite dans la noirceur de ses pupilles et se fit le reproche de n’être qu’un mâle inabouti. Le miroir lui renvoya sa haine. Ses poings se fermèrent, jusqu’à ce que ses ongles marquent l’intérieur de ses paumes closes.
Quand il avait pris la décision d’avouer ses sentiments à Hyuna, il n’avait pas eu peur que son amour soit à sens unique. Il avait même peu d’illusion à ce sujet. Il aurait accepté de vivre avec elle, de partager sa vie sans qu’elle ne soit capable de lui rendre l’amour qu’elle lui inspirait. Il aurait accepté de rester à une certaine distance, si c’était ce qu’elle souhaitait, de ne jamais prendre la place de l’amant.
Mais, c’était une chose de renoncer à l’amour de Hyuna et une autre d’accepter de la céder. Impossible de rester philosophe en regardant quelqu’un devenir son amant. Il allait en souffrir. Il en souffrait déjà. Il aurait voulu provoquer un duel contre ce mec, mais il n’en ferait rien. Par lâcheté, par réalisme, parce que massacrer son rival ne ferait pas de lui un homme. Ça ne le rendrait pas moins petit, pas moins malingre. Même victorieux, il serait toujours sans intérêt pour Hyuna.
À présent qu’il savait avec qu’elle genre d’homme elle aimait flirter, il ne pouvait rien faire, à part maudire son reflet, nu devant son miroir.
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