42. Le jeu des peperos
De pénibles courbatures pinçaient le dos de Hyuna. Elle s’étira en se plaignant.
— J’ai mal partout, partout.
Un soupir de malheur résonna bruyamment, puis elle se laissa tomber sur le canapé et entreprit de retirer ses bottes, qu’elle lança à côté du meuble à chaussures.
— Petit oiseau ! T’es où ? hurla-t-elle, en se tordant le cou pour tenter de voir son petit frère.
Elle entendit vaguement une réponse, en provenance de la chambre.
— Mon cœur ! J’en peux plus, j’ai besoin d’un câlin. Allez ! Viens !
Il ne venait pas.
Un peu contrariée, Hyuna attendit quelques minutes, vautrée dans le sofa, avant de se décider à se trainer vers la chambre. Son petit frère était en train de plier du linge et de le ranger dans l’armoire. Son estomac se contracta sous l’effet du rejet.
— Si je vois encore quelqu’un plier un t-shirt, je hurle ! Arrête ! Arrête tout de suite !
Il ne se tourna même pas vers elle. Lui, qui habituellement obtempérait à ses ordres dans la seconde, attrapa une jupe et commença à la plier. Ce geste d’affront lui rendit l’énergie qu’elle n’avait plus. Toute courbaturée qu’elle pouvait être, elle se jeta sur lui. Qu’il se préoccupe un peu moins du linge et un peu plus d’elle ! Elle le saisit par la taille et le projeta sur le lit. Il se débattit, bien sûr, mais elle prit le dessus en le retenant pas les poignets, qu’elle plaqua contre le matelas. Il plongea alors ses yeux d’obsidienne dans les siens, même après tant de mois, ils parvenaient encore à la bouleverser. D’autant plus qu’à ce moment-là, ils la brulèrent à l’aide d’un mélange de révolte et d’intelligence. On aurait dit un chat surpris en train de chasser, les yeux encore fous de ses envies de meurtre.
— J’ai dit arrête ! répéta Hyuna.
— Il faut bien que quelqu’un range de temps en temps.
— Il faut bien que quelqu’un range de temps en temps. Des obligations ! Toujours des obligations ! Tu parles comme un vieux.
— Et toi, tu ne penses qu’à t’amuser, reprocha-t-il.
Mais Hyuna s’en foutait pas mal de ne penser qu’à s’amuser. Ils étaient parfaitement heureux et ce n’étaient pas quelques t-shirts chiffonnés sur le sol qui allaient gêner leur bonheur.
— Nous sommes complémentaires, toi et moi ! Complémentaires. Plus tu seras sérieux, plus je m’amuserai.
— Si c’est vraiment ce que tu veux, j’arrête de plier.
Hyuna accepta enfin de le relâcher. Assise sur le bord du lit, elle demanda :
— C’était bien ta journée ?
— Normale, et toi ? éluda-t-il.
Il tourna les yeux vers elle en posant sa question, comme si la réponse était importante pour lui.
— Terrible ! dit-elle. C’est l’enfer de travailler dans une blanchisserie. Il y fait chaud et moite, c’est mauvais pour la peau. Et les gens sont des cons. Un connard m’a fait refaire son linge à cause de l’odeur de la lessive. Il trouve que la lavande, ça pue ! Connard ! Il pourrait faire un effort, le dire avant, j’sais pas ! Connard !
— Tous les gens sont pas des connards. Je suis sûr que tu as des clients sympas.
— Ouais, c’est vrai, concéda-t-elle, il y en a quelques-uns des sympas. Mais, on s’en fout de mon boulot ! Arrêtons d’en parler, tu veux ?
— Si tu veux. Qu’est-ce qu’on fait alors ?
— J’ai une surprise pour toi, annonça-t-elle.
Elle constata, un peu déçue, qu’aucune curiosité n’éveilla le garçon. Elle le trouvait bien sérieux, comme il pouvait l’être sur ses mauvais jours.
Depuis la promesse qu’elle s’était faite de le rendre heureux, Jayu était devenu plus bavard, enthousiaste, et son rire franc venait régulièrement chasser les fantômes du passé. Mais elle n’était pas parvenue à le soigner totalement. Est-ce possible de guérir tout à fait d’une enfance comme celle de Jayu ? Il lui arrivait de s’éteindre, certains soirs. Ses yeux devenaient sombres, sa parole rare et il préférait s’isoler. Dans ces moments-là, il s’asseyait à l’extérieur, sous les cerisiers du jardin, appuyé contre un tronc. Elle se mettait discrètement à la fenêtre pour l’observer, comme si elle avait peur qu’il ne fasse une bêtise. Elle pouvait le voir sortir le briquet qu’elle lui avait offert et, obsessionnellement, le craquer, encore et encore. La flamme rougeoyante éclairait ainsi son visage lunaire et son expression stone.
Jayu était peut-être dans l’un de ses mauvais soirs ? Elle attrapa sa main et l’entraina dans le salon. Ils allaient passer une bonne soirée, qu’il soit d’accord ou non. Devant l’alcôve de l’entrée, elle lui demanda :
— Ferme les yeux !
Il le fit.
— Tu ne triches pas.
— Jamais… de toute façon, je sais ce que tu fais.
Hyuna se raidit. Elle venait de ramasser son sac à dos rouge, qu’elle avait laissé près de la porte. Son geste interrompu par la phrase se Jayu, elle se retourna en fronçant les sourcils. Il n’avait pas ouvert les yeux et était toujours immobile.
— Quoi ? Comment tu peux savoir ce que je fais ? Tu as les yeux fermés !
— Noona, je sais quel jour on est. Je sais que tu m’as pris des peperos et j’en ai pris pour toi aussi.
— Mince ! Tu pourrais faire semblant, pour me faire plaisir.
Le garçon eut un sourire en coin, malicieux petit diable !
— Je peux garder les yeux fermés, si tu veux.
— Oui ! Oui, s’il te plait.
Elle ouvrit facilement le carton.
— Tu connais l’histoire du pepero day ? demanda-t-elle pour faire patienter son petit frère, le temps qu’elle vienne à bout de l’emballage en plastique.
— Oui, dit Jayu. C’est Lotte, les fabricants numéros un des peperos qui ont inventé cette journée, parce que c’est le 11 novembre et que ça ne fait que des barres sur le calendrier, des barres, comme la forme des peperos ! Alors, ils ont eu l’idée de dire à tout le monde d’attacher leurs produits à cette date… c’est purement commercial.
— Pfff ! Non, pas la vraie histoire. Celle qu’il faut raconter aux enfants.
— Tu vois un enfant où, toi ?
L’emballage de plastique venait enfin de céder et elle put attraper un bâtonnet de biscuit enrobé de chocolat.
— C’était deux amies, raconta-t-elle, en faisant semblant de ne pas avoir entendu ce que Jayu venait de dire. Elles achetèrent des peperos. Elles étaient toutes les deux jolies et minces. Mais elles avaient peur de prendre du poids, plus tard. Alors, elles ont pris un paquet de peperos, ces bâtonnets tout sveltes, tout menus, fins comme des mannequins de la Séoul fashion week et elles ont fait un vœu, toutes les deux. En s’offrant chacune un paquet de peperos et en les mangeant ensemble, elles souhaitèrent de rester toutes les deux minces et belles. On raconte que leurs vœux furent exaucés et que depuis les gens s’offrent des peperos le 11 novembre. C’est pas mignon ? Tu ne trouves pas ?
Elle coinça le pepero unique entre ses dents et se plaça devant Jayu, les genoux fléchis, pour se mettre précisément à sa taille.
— Des filles qui mangent des biscuits pour rester maigres ! C’est débile !
— Ouvre les yeux, Jayu, dit-elle avec une drôle de diction, à cause du pepero serré entre ses dents.
À l’instant où les deux billes noires apparurent, Hyuna ferma ses propres paupières. Oserait-il ?
La situation avait le goût impertinent de la bêtise, celle que l’on fait justement parce qu’on sait que c’est défendu. Le jeu du pepero permettait de braver un interdit, celui du baiser entre deux personnes qui ne devraient pas. L’idée de cet acte à venir fit monter les premiers symptômes du fou rire chez Hyuna. C’est cette gêne délectable qui la poussait à fermer les yeux, fort.
La première chose qu’elle sentit fut un souffle chaud sur l’arête de son nez. Puis, elle entendit conjointement le craquement du biscuit qui cède et une vibration qui se répercutait sur ses dents.
Elle ouvrit les yeux soudainement, le vit si près que ce fut l’étincelle qui déclencha l’explosion de rire. Hyuna recula et lâcha le morceau de biscuit sur le sol de l’appartement. Elle rit plusieurs minutes, les mains sur les côtes. Jayu chercha le cadavre de pepero par terre. Il le souleva entre ses doigts.
— Qu’en penses-tu ? demanda-t-il en présentant un fragment qui devait mesurer environ trois centimètres.
Hyuna voulut lui répondre que ce n’était pas mal, pour une première fois, mais elle n’arrivait plus à parler, des larmes perlaient déjà aux coins de ses yeux.
— Moi, je trouve que ce n’est pas un bon résultat, décréta le garçon en souriant.
— Je suis tout à fait d’accord, admit-elle entre deux spasmes.
Cette fois, ce fut son petit frère qui mit le biscuit entre ses lèvres. Il sembla se raviser, ôtant le pepero de sa bouche, le temps de prendre la parole :
— Cette fois, Hyuna, tu ne recules pas, hein !
— Oui, oui.
— Alors, attends.
Il tendit le pepero vers sa bouche à elle. Elle accepta immédiatement de le prendre. Elle tenta de reprendre son sérieux. Ses genoux fléchirent. L’assurance de Jayu, sa façon de ne pas détourner le regard auraient pu l’inciter à en faire autant, mais non, Hyuna avait considérablement envie de rire.
Puis, Jayu la saisit aux bras, comme s’il avait eu l’intention de la secouer. Il serrait fermement, si bien que, même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pas pu reculer. Consentante, elle l’attrapa à son tour, au niveau des hanches. Elle était toujours maintenue, lorsque le visage de Jayu s’approcha d’elle en entrouvrant les lèvres. La scène se déroula comme dans un film, au ralenti. Il se plaça à l’autre extrémité du bâtonnet, le glissa dans sa bouche sans le toucher et s’avança vers elle, lentement.
Hyuna se crispa. Elle avait souhaité garder les yeux ouverts, mais, lorsqu’une pression légère s’exerça sur ses lèvres, elle ne put s’en empêcher : elle les ferma. Le baiser ne dura pas même une seconde, elle entendit Jayu croquer le biscuit et se retirer. Elle mordit à son tour, dans le vide. Elle comprit que Jayu avait réussi à couper le pepero à la bordure de ses dents. Il serait inutile de chercher le fragment central, il n’y en aurait pas.
Lorsque Hyuna rouvrit les paupières, Jayu la tenait toujours fermement. Son visage se trouvait si proche du sien qu’elle ne voyait plus que les deux yeux qui la fixaient. Ce regard agit tel un électrochoc sur la jeune fille et brisa certaines de ses illusions.
Tout d’abord, Jayu n’était plus en train de jouer. Ensuite, l’enfance de son « petit frère » s’était achevée. Ce n’était pas difficile de croire en cette illusion de jeunesse éternelle lorsqu’on se fiait seulement à l’apparence. À l’extérieur, rien ne laissait deviner qu’il avait grandi. Seuls ses yeux trahissaient son âge. On pouvait y lire l’expérience et la maturité. Le regard de Jayu était trop lucide pour être celui d’un enfant. Son oiseau n’était plus si petit que ça.
Hyuna n’avait pas vu Jayu grandir ou n’avait pas voulu le voir. C’était une réalité trop injuste. Elle aurait préféré qu’il reste enfant, toujours, pour qu’elle puisse continuer de veiller sur lui. Tout ce que ces changements pouvaient entrainer, à commencer par une plus grande indépendance du garçon, la terrifia. La jeune femme s’était trouvé et approprié un petit frère. Le temps ne pouvait pas le lui enlever, pas si vite !
Hyuna pouvait encore sentir le souvenir des lèvres de Jayu sur les siennes. Les mains qui la retenaient étaient fermement refermées sur ses biceps. Ses yeux, en plus d’être sérieux et adultes, étaient aussi porteurs de quelque chose de terrible. Elle y lisait du désir. Hyuna était aimé d’amour par celui qu’elle avait adopté comme un frère.
Soudain, les mains d’homme, posées sur elle, entrainèrent une peur instinctive, animale. Elle recula, jusqu’à ce que le petit ne puisse plus la toucher. Elle détourna le regard.
Entre le moment où Hyuna avait ouvert les yeux et le moment où elle s’évinça, il n’y eut pas plus d’une demi-seconde. Sans doute, Jayu n’aurait pas eu le temps de se rendre compte du trouble de sa partenaire. C’est ce qu’elle souhaitait : feindre de ne rien avoir compris. Peut-être que si elle faisait semblant de ne pas voir le problème, il disparaitrait. En tout cas, elle n’était pas prête à l’affronter.
— Eh bien ! Ça c’est un bon résultat, commenta Hyuna, faussement enjouée. Mais ce jeu ne m’amuse plus. Allons manger.
Elle tourna les talons. Dans son dos, il s’étonna :
— Déjà ! Tu ne veux pas recommencer.
— On a gagné, qu’est-ce que tu veux de plus ?
Ils ne reparlèrent pas du jeu du pepero, ni ce soir ni les suivants. Hyuna en vint même à se demander si elle n’avait pas rêvé ou mal interprété ce regard. Tout s’était passé bien vite et, souvent, les souvenirs sont ce que l’esprit veut bien en faire. Il les modifie à sa guise, les efface, parfois. Mais certains sont coriaces. Et plutôt que d’être façonnés par l’esprit, ce sont les souvenirs qui font de lui ce qu’il est. Pour Hyuna, le souvenir réitéré des mains de Baehyun sur son corps d’adolescente l’empêchait de laisser un homme l’approcher.
La jeune femme avait adoré prendre dans ses bras son Jayu. Elle avait embrassé ses cheveux, baiser ses joues et voler sa chaleur quand elle avait froid. Elle ne le pouvait plus. Elle était trop réfractaire à toute forme de contact charnel, entre elle et un homme. Elle était prête à mordre, à griffer et même à tuer plutôt que de laisser un homme la toucher. Avec Jayu, c’était différent, du moins tant que ce n’était qu’un gamin. S’il était homme, elle renoncerait à cette tendresse qui pourtant lui semblait être la plus belle chose qui lui soit arrivée.
Dire qu’ils étaient si heureux ! Pourquoi fallait-il que les choses changent ?
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