55. Le chantage
Le cap bleu battit plusieurs fois des ailes, sans pour autant s’envoler. Il émit trois petits cris consécutifs et stridents. Hyuna se demanda si elle devait le nourrir, puis, chassa cette question de sa tête. Elle s’en foutait.
Elle avait posé la cage sur la table de nuit, s’était assise sur le drap noir et encore défait du lit de Jongchul. Cela sentait l’après rasage. Se parfumait-il avant de se coucher ?
Comme elle le lui avait demandé, Jayu était resté dans le salon, avec pour mission de l’appeler si le gangster se réveillait. Il ne lui avait pas demandé pourquoi elle souhaitait être seule, preuve qu’il se trouvait encore en état de choc. Elle avait voulu s’isoler dans cette chambre pour enclencher la première étape de son plan. Elle le savait inabouti, comme l’aurait été une chaise à trois pieds, mais elle manquait de temps.
Elle tira de sa poche son téléphone portable et appela Mme Omoni. La voix grave de la gérante d’hôtel, avec son vibrato si unique de femme qui a fumé toute sa vie, cria dans l’oreille de la jeune femme :
— Hyuna !?
Elle parla à toute vitesse, sans laisser à son interlocutrice la possibilité de s’exprimer. Mme Omoni raconta comment sa seconde à tête de poire l’avait fait venir en urgence, et comment, en arrivant sur place, elle avait découvert le mort de son agent de sécurité.
— Son sang a laissé une saleté sur le sol ! Je vais devoir faire venir un spécialiste !
Elle enchaina sur la promesse de rendre œil pour œil, dent pour dent, à celui qui avait assassiné Daewon. Hyuna voulut lui dire pour Luka, pour le plaisir de l’entendre revenir sur sa parole. Mme Omoni n’aurait jamais pris le risque de s’en prendre à Luka, même pour venger la mort de l’un de ses employés. Pourtant, elle se ravisa. Elle n’avait appelé ni pour se justifier, ni pour s’excuser. De plus, Mme Omoni occupait tout l’espace de conversation.
— J’te jure ! Ça m’était jamais arrivé, jamais personne a tué qui ce soit dans mon hôtel… Comment va le petit ? Il est avec toi ?
— Oui.
Hyuna entendit un soupir, entre l’agacement et le soulagement.
— J’sais pas c’que t’as foutu, Hyuna ! poursuivit-elle. J’sais pas c’que t’as foutu ! Mais t’as intérêt à avoir une bonne raison, parce que je vais vous foutre à la porte, toi et le petit… Et s’il s’avère que tout ça, c’est de ta faute, tu vois ! Tu pourras toujours me supplier, cette fois… cette fois, moi, j’te reprendrai pas !
— Je ne vous ai pas appelée pour vous supplier de me reprendre.
— Pourquoi, alors ?
— Je voulais vous demander les dates du mondial.
— Quel mondial ?
— Ne faites pas celle qui ne comprend pas. Le mondial avec les oiseaux, bien sûr ! Il a lieu bientôt, n’est-ce pas ?
Il y eut un silence perplexe, si long que Hyuna poursuivit :
— Je sais que vous êtes qualifiée, avec l’oiseau « Podium ». Lorsque vous êtes revenue de Séoul, vous étiez différente. Cela vous va bien d’être heureuse. Vous devriez vous reconvertir, revendre vos affaires, arrêter les putes et élever des oiseaux. Vous seriez plus heureuse, non ?
— Où veux-tu en venir, petite ?
— Cela fait combien de temps que vous espériez y aller ? Au mondial ? 10 ans ? 20 ans ? Plus ? Ce n’est qu’un oiseau, mais ce sont des années de travail, de recherche ? Un rêve qui va bientôt aboutir… si je le veux bien.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Savez-vous ce que je vois lorsque j’ouvre les yeux ? Je vois un petit oiseau bleu, au bec rose, qui a fait un tas de fientes sèches et collantes au fond de sa cage. Il a une bague à la papatte. Il y a écrit son nom dessus : Podium. C’est le nom que vous lui avez donné : Podium. Moi, personnellement, je le trouve joli. Pas moche en tout cas. De là à ce qu’il gagne un mondial… ça m’échappe un peu, j’avoue.
— Tu as volé mon oiseau ? Quand ?
— Je vous le ferais bien écouter, pour vous prouver que je l’ai vraiment, mais pour ce que vous prouverait un cri d’oiseau… Vous pourrez aller vérifier dans votre volière, après notre conversation, si vous voulez. Pour l’instant, j’aimerais bien avoir votre attention.
— T’as volé mon oiseau ? Salope ! Alors que je t’ai… accueillie chez moi. Sale pute ! Tu veux quoi ? De la thune ?
— Oui. Je veux deux billets pour Tokyo, un pour Jayu et un pour moi. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les noms qui figurent sur nos fausses cartes d’identité… J’ai aussi besoin de liquide. Deux-cents millions, en Yens. Voyez, je ne demande pas grand-chose. Ce n’est pas cher payé contre votre Podium.
— T’sais ! Moi, j’ai pas l’habitude de céder au chantage.
— Vous ferez bien une exception. Personne ne le saura jamais. Ce marché restera entre nous, pour que votre réputation soit intacte. Je vous le promets.
— Hum… J’ai toujours su que tu me ferais des emmerdes. Dès que j’t’ai vue. Des emmerdes !
— Oh ! La ferme ! Jayu vous a rapporté plus d’argent que ce que je vous réclame. Vous n’allez pas perdre au change.
— C’est pour l’principe ! J’t’aime pas quand même. Ça n’a rien à voir avec le petit ou les affaires. T’es une salope, une fille malsaine. Tu vas t’mettre tout le monde à dos, parce que, tu sais, tu penses qu’à ta gueule. Je n’sais pas ce que te trouvait Haïja. Vraiment pas ! Je ne sais pas non plus ce que te trouve le gamin. Oh ! Celui-là. Un jour, il comprendra qui t’es vraiment et, tu sais quoi, il…
— … Vous allez m’amener ce que je vous demande, oui ou non ?
La vieille ne mit pas bien longtemps à répondre :
— Ouais ! C’est entendu. Quand en as-tu besoin ?
— Tout à l’heure. Vous saurez tout sur place. C’est Jayu qui récupérera tout et vous indiquera comment faire pour récupérer l’oiseau. Il vous attendra à une heure du matin, devant le casino Jusawi numéro un, vous savez, celui de la plage.
— Le Jusawi !?
Hyuna craignait qu’elle ne réagisse de cette façon. Mme Omoni était suffisamment bien renseignée pour connaitre son tremblement, son besoin de vengeance et les circonstances de la mort de sa mère. À tous les coups, la proxénète venait de comprendre qu’elle voulait tenter l’impossible, dans l’espoir d’atteindre l’intouchable Lee Baehyun. Même celle qui savait tenir les gangs à distance avait peur du patron du Jusawi.
— Qu’est-ce que tu prépares ? T’es folle ! T’sais, si tu me fais tremper dans un sale coup ! Je te le ferai payer d’une manière ou d’une autre. N’oublie pas ce que je sais ! N’oublie pas qu’en quelques mots, je peux le retourner contre toi.
Cette menace atteignit Hyuna durement. Elle voulut tirer la langue de cette vieille oiseleuse avec un hameçon et la lui couper avec un sécateur.
— Soyez là, à l’heure ! Et en robe de soirée ! Sinon, je tue le piaf.
Hyuna ne laissa pas à la femme le temps de répondre, elle raccrocha. De rage, elle shoota dans la cage de l’oiseau, en y mettant tout son cœur. Mme Omoni n’avait jamais pu la sentir ! Très bien ! Elle non plus n’avait jamais pu sentir cette vieille peau. Elle ne pouvait rien casser entre elle et Jayu. Jamais ! Qu’elle essaie pour voir !
Un cri sortit de la bouche de la jeune femme, couvrant les piaillements de l’oiseau bleu. Dans sa cage renversée, il virevoltait, se cognait contre les parois. Des plumes bleues, étonnamment longues pour un si petit oiseau jonchèrent le sol. Elle se pencha pour ramasser la cage. Derrière elle, des bruits de pas, et une voix inquiète :
— Hyuna, ça va ?
— Retourne dans le salon. Je vais très bien.
— Tu es sûre ? Tu as l’air de mourir de chaud. Tu es fatiguée. Tu devrais peut-être…
— Mon cœur, s’il te plait. S’il te plait, je veux rester un peu seule. Retourne là-bas. Laisse-moi, je te rejoins dans cinq minutes.
Comme elle avait parlé à voix basse, sur un ton presque désespéré, Jayu finit par obéir.
— Bien, dit-il. Si c’est ce que tu veux.
De nouveau seule, Hyuna se laissa tomber sur le lit et mit la tête dans ses mains. Ça n’allait pas ! Ça n’allait pas du tout !
Elle n’était pas à la hauteur de ce qu’elle était en train d’affronter. Il y avait trop d’incertitudes dans son plan. Les frayeurs successives de ces dernières heures étaient en train de contaminer son sang et, comme si tout cela ne suffisait pas, elle subissait une descente bien raide. Tous les signes le confirmaient : gorge sèche, membres tremblants, épuisement et angoisse.
Ce n’était pas le moment. Hyuna avait, au contraire, besoin d’une bonne dose de courage. Elle se mit à fouiller la pièce, ouvrant chaque placard, chaque tiroir. Ses gestes étaient précipités, désordonnés et en même temps, ils atteignaient toujours leur but, comme un ivrogne qui tituberait sur une corde raide, sans jamais tomber. Elle termina son inspection en se mettant à quatre pattes pour regarder sous le lit.
Bingo !
Elle tira à elle une boite en fer, de la taille d’un tome encyclopédique. Elle contenait des seringues, des aiguilles, une lanière en cuir, de l’alcool, des cotons, de l’eau, une bougie, une petite cuillère en argent, au manche très recourbé, et enfin une feuille d’aluminium pliée avec soin. La jeune femme déplia le paquet, dans un froissement métallique. Au cœur de la feuille luisante se trouvait une infime quantité de poudre, semblable à des cristaux de sel extra-fin. Hyuna souffla :
— De l’héro… merde !
Quand elle vivait à la presqu’île de Seo, Hyuna aurait eu de multiples occasions de prendre de l’héroïne, mais elle n’y avait jamais touché. La phobie des piqûres. Elle n’avait jamais compris l’intérêt d’en passer par là, alors que cette drogue parfaite, que l’on appelle cocaïne, se prenait sans douleur, sans effusion de sang et surtout sans aiguille.
Mais elle n’avait plus de cocaïne. Le manque était tellement fort, la situation si tendue, que Hyuna se résolut à se piquer. Déterminée, elle jeta la boite sur le matelas. Son pantalon tomba à ses pieds et elle s’assit à côté du nécessaire du parfait héroïnomane.
Elle connaissait les gestes, pour les avoir souvent vus exécutés par ses anciens camarades criminels : fixer l’aiguille au corps de la seringue, la stériliser, elle et la cuillère arquée avec un coton imbibé d’alcool ; déposer l’équivalent d’une tête d’allumette de poudre d’héroïne pure - surtout pas davantage - dans la face concave de la cuillère, tandis que la face convexe chauffait dans la flamme d’une bougie ; ajouter treize gouttes d’eau en les faisant rouler sur l’aiguille ; observer la poudre se diluer dans l’eau qui bouillonne, tel un mini jacuzzi ; aspirer dans la seringue le liquide translucide et chaud ; enfin, presser un peu sur le piston pour chasser l’air.
Hyuna reposa à côté d’elle la seringue prête à l’emploi, serra le garrot sous son aine, au-dessus de la cuisse. Sa mâchoire se crispa d’appréhension. Si elle n’avait pas eu autant besoin d’un remontant chimique dur, elle n’aurait jamais eu le courage de regarder ses propres veines. Les lignes bleues serpentaient sous sa peau translucide, comme les nervures irrégulières des algues. Elle tâta plusieurs veines et en choisit une. Elle reprit son aiguille d’héroïne, serra fortement les dents, un frisson d’appréhension la prit quand elle piqua sa cuisse.
La morsure désagréable de l’aiguille lui arracha un miaulement plaintif. C’était comme s’arracher un cheveu minuscule, mais très bien accroché. Son propre sang, sous l’effet de la capillarité, remonta dans la seringue, se mélangeant à l’héroïne. Elle pressa rapidement le piston pour que cela se termine. La pression du liquide entrant dans ses veines lui donna l’impression que l’aiguille sous sa peau s’allongeait.
Elle retira l’aiguille et voulut prendre un coton pour essuyer la goutte écarlate qui perlait à la surface de sa peau. Mais elle en fut incapable. La drogue courut le long de sa jambe pour mieux revenir vers le haut de son corps. Ses bras furent paralysés par le choc, avant d’avoir le temps de saisir ce coton.
Son cœur gonfla et se gela, il battit à toute allure. À chaque pulsation, Hyuna frémissait comme sous l’effet d’un choc électrique.
Merde !
Mais le juron ne franchit pas la barrière de ses lèvres. Elle ne parvenait même pas à respirer convenablement.
Merde ! C’est trop fort ! Qu’est-ce que j’ai foutu !
Ses yeux ne percevaient plus ce qui l’entourait. Sa cuisse, celle qui avait été piquée, la démangeait, comme si des milliers de fourmis étaient en train de la grignoter. L’air lui manquait.
À l’aide !
Elle tomba en arrière, s’enfonçant dans le matelas. Elle aurait juré qu’elle venait de tomber à l’eau. Elle était trempée, son corps entier flottait au-dessus d’une surface violemment agitée. La houle lui donnait le mal de mer. Elle trouva la force d’étendre ses bras, pour flotter et pour ne pas couler dans la mer.
À moins qu’elle ne soit déjà sous la surface. L’humidité la recouvrait en tout cas. Elle sentait sur sa peau des courants d’une eau parfois glacée, parfois bouillante. La nausée la fit finalement basculer sur le côté et vomir son dernier repas, à côté du lit.
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