5 - Mise à jour
13 avril 2024
Samedi, comme d'habitude, je me pose à mon bureau, avachi sur ma chaise, pour scruter l’écran de mon ordinateur, scotché devant l'unique jeu disponible.
Je tape sur les touches de déplacement sur le clavier. Je dirige un avatar tenant un revolver dans sa main, le déplace dans un décor forestier. Je m’étire, puis me remets à pianoter.
Je joue en réseau avec Houssen. Je le vois dans l'encadré vidéo, il porte un t-shirt manches longues bordeaux et un pantalon en toile marron. Il s'assied toujours en tailleur sur son lit, pianote sur son ordinateur portable. Je suis plus classe avec mon t-shirt bleu à manches courtes floqué New-York City et mon jean Levi’s 501. Je ricane tout seul, puis replace mon casque de gamer sur la tête.
Soudain, la caméra s'éteint.
— Ah coupure vidéo.
— Ouais, bug récurrent, dis-je.
Je soupire.
— On a presque atteint le niveau max...
— Ouais. On a fait vite, trois mois pour arriver au niveau Maître de WAR P KOR, c’est quand même fort ! lance Houssen.
J'observe le nom du jeu inscrit à l’écran. Les lettres sont en majuscules, en gras et en gris foncé. Derrière le W est dessiné un symbole breton, représentant trois spirales noires sur fond blanc.
— Faut dire qu’il n’y a rien à faire dans ce bled pourri !
— Ah ah, c’est clair ! En plus il vente tout le temps ! ricane Houssen.
— Sérieux, ça craint trop la Bretagne.
— À qui le dis-tu, les jeunes passent leur temps au bistrot. Je n’ai rien à faire !
— Mon pauvre Houssen. C’est pas de bol qu'il te soit interdit de boire de l’alcool.
— T’y mets pas les pieds non plus, j’te signale.
— Ça ne m’intéresse pas. J’ai hâte de me tirer d’ici ! Mon père a été muté ici pour le boulot, ça me saoule !
— Pareil pour le mien, soupire Houssen. Quelle idée de vouloir travailler en Bretagne, j’te jure. Au centre de Brest ou de Quimper, j’dis pas, mais se retrouver dans la commune de Crozon... Horrible !
— C’est clair...
— La Seine, la Seine, la Seine
Tellement jolie, elle m'ensorcelle, La...
— Ne te mets pas à chanter !
— Bah quoi ?
— Une chanson de Vanessa Paradis, tu fais pitié...
Je secoue la tête en me tenant l'arrête de nez. Houssen éclate de rire, puis regarde son écran.
— Ça y est, nous sommes au niveau Max. Fini !
Je me plaque dans le fond de ma chaise, mets les mains derrière la tête.
— Hey, y a une fenêtre qui vient de s’afficher. T’as ça toi aussi ? demande-t-il.
Je fronce les sourcils, me penche en avant vers mon écran. Une fenêtre bleue vient de s'ouvrir en grand sur un arrière-plan de confettis. Des lettres apparaissent dans un style fondu. Je lis le message.
— Bravo, vous avez atteint le niveau maximum. Cliquez pour lancer DEN WAR. Hum...
— T’en penses quoi ? demande Houssen.
— À mon avis, c’est juste une fenêtre publicitaire pour un nouveau jeu.
Je clique sur la touche ECHAP. Rien ne se passe, puis tape sur SUPPR, puis ALT SUPPR. Toujours rien. Je réessaye en martelant frénétiquement avec mon index sur la croix en haut à gauche de la fenêtre. Rien.
— C’est pénible, je ne peux pas virer cette fenêtre !
— J’ai cliqué sur le bouton « accepter », déclare Houssen, penaud.
— T’as pas fait ça ?! Sérieux !
— Si… La fenêtre a disparu et un message est apparu. Je peux reprendre le jeu.
— Qu’est-ce qui était écrit ?
— Un truc du genre, « vous avez atteint le niveau Maître du jeu, merci de passer à l’étape suivante pour une expérience de jeu unique ».
Je hausse les épaules puis clique aussi sur le bouton « accepter ». De toute façon, si je n'ai plus de jeu, qu'est-ce que je vais pouvoir faire ?
— Alors voyons voir... Vous avez bla-bla-bla. Okay. Ah, il est noté « vous allez entrer dans l’univers de DEN WAR dans une minute. »
— Je ne peux plus bouger mon perso, déclare Houssen. Ça mouline grave.
— Mon écran est devenu tout bleu ! C’est un virus !
— Le mien aussi...
— Y a un décompte maintenant ! Houss ! Si ce virus me bousille mon PC j’te défonce, c’est clair ?
— Désolé... Ah, le jeu redémarre.
Soudain, j'entends toquer à la porte de ma chambre.
— Maxence ?
C'est Anaïs. Elle a le don pour débarquer à l'improviste.
— Quoi ? dis-je, agacé.
— Comment ça quoi ? s’interroge Houssen.
— Grand frère ! Le dîner est prêt ! insiste Anaïs.
— J’ai pas faim ! crié-je.
— Hein ?! demande Houssen.
— Sors de là ! Viens manger ! ordonne Anaïs.
— Casse-toi ! J’suis en pleine partie ! m’emporté-je.
— De quoi ? s’interroge Houssen.
— T’es un bouffon ! pleurniche Anaïs.
— La ferme ! hurlé-je.
— Mais j’ai rien dit ! s’insurge Houssen.
— Aaah Houssen ! dis-je, irrité. Deux secondes tu veux ? Je parle à ma chieuse de petite sœur !
— Ah d’accord ! répond Houssen, soulagé. Je comprends mieux.
— Dégage Anaïs, j’suis occupé !
— T’es vilain !
— Ouais, ouais. Alors où en étais-je…
J'entends des bruits de pas précipités dans l’escalier.
— Ça y est, elle est partie. Alors, voyons voir…
Une barre de téléchargement vient de s'afficher.
— La mise à jour prend 30 minutes…
— C’est trop long ! se plaint Houssen. En plus, j’ai un débit pourri.
— Grave. Je vais en profiter pour aller bouffer un truc. À toute.
— Ok. À tout à l’heure.
Je me lève, enlève mon casque, le pose sur mon bureau, puis sors de ma chambre.
Je descends l’escalier, me dirige vers la salle à manger. Je ne prends même pas un instant pour saluer mes parents assis à table. Je me dirige vers l’assiette de cuisses de poulet et le saladier rempli de frites.
— Ah, tu viens manger avec nous finalement ? demande mon père.
— Non, je me sers juste et je remonte dans ma chambre.
J'attrape une cuisse de poulet, la croque, puis chope une assiette et prends à pleine main une poignée de frites que je mets dedans.
— Ah Maxence, t’es sale ! remarque Anaïs avec un air de dégoût.
— Tais-toi, dis-je, la bouche pleine.
— Ta sœur a raison ! ajoute ma mère. Tiens-toi correctement !
J'avale un morceau de poulet.
— Quand on aura quitté cet endroit !
— Maxence, nous en avons déjà parlé, soupire mon père. Nous sommes ici pour mon travail.
— Je n’ai rien demandé moi ! Je ne voulais pas vivre dans ce bled pourri !
— Ce n’est que pour deux ans…
— Ça fait plusieurs mois que tu me sors le même refrain ! Va te faire foutre !
— Maxence ! s’écrie ma mère. Sois poli !
— Ouais, quand nous serons rentrés chez nous… À Paris !
— Fais un effort tout de même ! Devant Anaïs qui plus est, tu devrais mieux te comporter.
Je détourne les yeux, ouvre le frigo pour attraper une bouteille de soda, puis sors de la salle à manger. Pourquoi ne comprennent-ils pas mon agacement de vivre dans cet endroit perdu ? À mon âge, je devrais sortir m’amuser avec des amis dans les bars et les restaurants parisiens, et non pas à me lamenter ici. Je mange mon repas, sans envie. Du couloir, je jette un œil à mon père. Il s’amuse avec Anaïs comme si de rien n’était. Ma mère picore du bout de la fourchette les légumes de son assiette. Je lève la tête vers l’escalier, puis monte vers ma chambre. Je m’enferme dans mon monde virtuel pour échapper à cette sinistre et insipide vie réelle. Et alors ? Honnêtement, je me sens soulagé de ne pas les avoir en face de moi à table. Je ne saurais dire pourquoi, leur présence me met mal à l’aise.
Arrivé dans ma chambre, je pose l’assiette et la bouteille sur le caisson à gauche de mon bureau, essuie mes mains sur un t-shirt sale, puis me remets au jeu.
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