L’après-midi, je me rends en salle de surveillance radioactivité.

Mon prédécesseur, un garçon d’une trentaine d’années, assez insignifiant, m’informe qu’il n’y a rien à signaler… comme la plupart du temps.

Me préparant à deux longues heures d’ennuis, je m’installe confortablement dans le fauteuil en cuir en ouvrant le livre que j’ai heureusement pensé à emporter.

L’histoire en elle-même ne semble pas prenante, mais l’auteure, fille d’un philosophe, a les mots pour happer le lecteur.

Je passe ainsi tranquillement le premier quart d’heure, jetant de temps en temps un regard sur l’énorme écran d’ordinateur où calculs et schémas sans intérêts s’affichent.

Nous apprenons à les déchiffrer dès l’âge de six ans, il faut dire que tout cela est d’importance, ces nombres et diagrammes nous informent sur la radioactivité du dehors, qui pourrait s’infiltrer dans l’abri (cela ne s’est encore jamais produit).

Généralement, ce poste est plutôt tranquille, nous savons que nous ne risquons rien, mais comme on dit « mieux vaut prévenir que guérir ».

Alors que je me demande si la mère de l’héroïne du roman va enfin arriverà son rendez-vous, j’entends une voix derrière moi.

Ravie, je saute du fauteuil et embrasse Paul, mon père, sur les deux joues.

- C’est gentil de passer me faire un coucou.

- Oui, chaton. Mon géniteur se racle la gorge, je suis venu te faire part de quelque chose de pas facile, hum…

- Ah oui, quoi ? dis-je remarquant soudain son regard fuyant.

- Junior m’a parlé tout à l’heure. Il m’a raconté qu’Ycare t’avait brutalisé.

- Oh, il ne faut rien exagérer, mentis-je.

Je ne veux pas faire de peine à mon père. Mais ce dernier n’est pas dupe.

- Je connais Ycare, je sais de quoi il est capable pour toi… et ce n’est pas toujours du meilleur.

- Ce n’est pas grave, dis-je en souriant tristement. J’imagine que ça ira mieux lorsque nous serons mariés. Il n’aura plus de raison d’être inquiet, je serais toute à lui.

Mon père me regarde gravement, l’air presque douloureux.

- Et si ce n’était pas le cas, si cela empirait ?

- Alors, je ne sais pas, j’aviserais en temps voulu. Pour l’instant nous ne pouvons faire que des suppositions et ça ne sert à rien.

- Peut-être, cependant j’aimerais t’éviter d’avoir à le vérifier.

- Que veux-tu dire ?

Papa pousse un soupir résigné.

- Léa, il faut que je t’avoue quelque chose… quelque chose dont je ne suis pas fier.

- Oui ?

- Cette rumeur, c’est moi qui l’ai lancé.

Comment dire ? Mon père vient de lâcher une bombe et j’attends juste qu’elle me tombe dessus.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Je t’ai vu sortir de la chambre de Dirk.

Bien, ce n’est plus une bombe, c’est une massue et tout un tas d’accessoires très lourd qui s’abat sur mon crâne.

- Tu n’es pas sérieux ? Comment as-tu pu me faire ça ?!

Le ton de Paul est désolé.

- Je ne sais pas ce qu’il s’est passé entre toi et ce garçon…

Je l’interromps mortifiée :

- Absolument rien !

Mon père me jauge du regard, semblant chercher la vérité sur mon visage.

- Peut-être bien ; je me disais que si Ycare croyait le contraire, l’humiliation et la jalousie lui feraient rompre votre engagement. Je voulais que tu sois libre.

Tout en sachant que son geste partait d’une bonne intention, je ne peux retenir la colère qui envahit chaque pore de ma peau.

- C’est idiot d’avoir fait ça ! Non seulement Ycare n’a rien rompu du tout, mais il se méfie de moi ! Je n’ai plus le droit de voir Dirk. Et admettons que le mariage soit annulé, je doute qu’Ycare reste sans rien faire. Il se vengera sur toi et maman, il l’a déjà dit… c’est pour ça que vous avez dû lui donner ma main alors que vous ne le désiriez pas.

Les lèvres de mon père se plissent, ses traits s’assombrissent. Je sais qu’il revit en mémoire l’ultime demande de fiançailles de mon prétendant.