Jan
Pas facile de se reconvertir à 45 ans. Surtout, pour faire quoi ? La seule chose dont Jan était sûr, c’est que la finance, il ne voulait plus en entendre parler. Toutes ces années à encoder des chiffres, analyser des courbes, chercher des capitaux, numériser des documents et taper des rapports avaient eu comme effet de le distancier petit à petit du monde réel. À force, il ne voyait plus les uns et les autres que comme des variables, de subtils calculs à devoir manipuler avec précaution pour qu’ils correspondent à ce qui est socialement admis. Ne pas les froisser sans s’y intéresser, un véritable numéro d’équilibriste qu’il croyait maitriser comme toute autre équation.
À force de vivre dans l’abstrait, Jan avait bâti des murs de plus en plus hauts entre la réalité et lui. Mais le jour de ses 42 ans, personne ne l’avait contacté pour son anniversaire, ce qui avait déclenché une sirène d’alarme dans son esprit et mis l’ordre de ses calculs sens dessus dessous. Les parois de sa forteresse avaient alors commencé à s’effriter, et derrière les fissures, il n’y avait rien.
Un matin plus vide que les autres, une affiche placardée sur une aubette de bus lui a proposé de changer. Travailler pour la société nationale du chemin de fer belge. Jan a dit oui. Il a suivi une formation courte et comme il maitrise le flamand et le français, on l’a affecté au contrôle des billets sur une ligne omnibus qui traverse les deux communautés linguistiques.
Jan n’aime pas particulièrement son nouvel emploi, mais il est conscient que celui-ci lui permet de se reconstruire. Fini les calculs et les prévisions hypothétiques, Jan vit dans l’instant présent. Ses clients sont aussi variés que les couleurs de l’arc-en-ciel, avec l’unique caractéristique commune de devoir présenter un titre de transport valable lorsqu’il apparait devant eux.
Il y a de tout. Ceux qui disent poliment bonjour-merci-au revoir, ceux qui ne disent pas un mot, ceux qui ne détournent pas les yeux de leur téléphone, ceux qui dorment, ceux qui avancent en même temps que lui dans les voitures pour essayer de ne pas payer, les ivrognes, les étudiants, les travailleurs, les écoliers, les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres…
Jan affiche la plus grande neutralité devant chacun. Non pas pour les ignorer mais pour les respecter. Cela le change tellement de son ancienne vie. Après avoir fui les autres, il les observe. Il veut apprendre à les découvrir. Il garde son calme en toute situation, accepte de discuter et même d’écouter les personnes âgées qui saisissent la moindre occasion pour raconter leur vie.
Cette vieille femme qu’il vient de contrôler, elle en avait des choses à dire. Quel âge pouvait-elle avoir ? 75 ans ? 80 ? Il n’a pas tout retenu, le discours était décousu. Il l’a laissée parler, il avait le temps. À cette heure-ci, le train est presque vide. Le beau sourire affiché quand il l’a quittée lui laisse penser qu’elle a apprécié sa disponibilité.
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