Chapitre 3
Gvär et Thoron, ainsi qu’une vingtaine d’hommes, avaient commencé les chantiers. Deux équipes s’étaient constitué en fonction de leurs affinités, l’une sur le chantier d’élévation des pierres, l’autre pour creuser l’immense tombeau.
La prospérité du village était revenue et les mauvais souvenirs de l’hiver oubliés, les habitants mettaient beaucoup de cœur à l’ouvrage.
Des arbres avaient été coupés, puis de gros rondins de bois de taille respectable avaient été débités. Un autre groupe d’hommes avait passé des jours entiers de labeur à détacher des morceaux de roche d’une carrière pas très loin du village. Avec une bonne coordination, ils les faisaient rouler sur les rondins jusqu’au site à ériger. De grosses cordes de chanvre, tressées par les femmes, étaient ensuite passées autour des pierres. Il fallait au moins une dizaine de paires de bras pour pouvoir les soulever. Avec son groupe, Gvär tirait sur la corde de toutes ses forces, ses muscles bandés lui faisaient mal ; le monolithe se dressait vers le ciel.
Des pierres plus petites, qui pesaient quand même plusieurs quintaux, étaient destinées au tumulus, elles étaient hissées sur des charrettes à bras qui avaient été construites par les artisans charpentiers du village, de grandes roues pleines en chêne flanquaient la carriole.
Thoron avait lui choisir de creuser la terre sur cet autre chantier. La profondeur de la future tombe était impressionnante. Il restait beaucoup de travail pour élever de chaque côté des murets faits de boue et de pierre.
Trois lunes plus tôt, le chef du village avait rejoint le royaume des morts; alors il fallut désigner un nouveau chef sans attendre le solstice. C’est tout naturellement qu’on désigna son fils aîné Juric. Celui-ci ne s’était jamais particulièrement distingué au sein de la tribu, mais il se murmurait parmi les villageois qu’il assurerait la continuité sans créer d’ennuis.
D’une nature plutôt effacée au temps du règne de son père, il prenait à cœur son nouveau rôle. Quelques jours plus tard, il demanda à une femme du clan de lui confectionner une tunique. Pas n’importe quel vêtement, pas un manteau en peau de mouton comme tout le monde. Non, il avait vu une fois un voyageur qui portait un habit cousu de tissu. Personne dans le clan n’avait ce genre de vêtement. Il savait que dans un autre village de la région, une artisane avait appris à tisser des fibres de lin qu’un marchand leur avait offert en échange du gîte. Avec ce lin, elle avait tissé un magnifique ruban. Juric, lui, voulait une tunique entière tissée en lin ! Le marchand s’étant installé non loin de là, la femme retourna le voir.
Dans les semaines qui suivirent, l’on vit Juric parader dans l’allée principale du village. Il ne quittait plus sa tunique, sauf la nuit. Il arborait à présent un port altier tout à fait artificiel. Ce n’était plus le Juric réservé que personne ne remarquait. Cela faisait sourire Gvär, pas plus étonné que cela du changement de comportement de l’individu, car il savait que le pouvoir change les hommes. Mais que cette tunique était jolie et bien tissée.
D’ailleurs un villageois du nom de Milsen qui s’était ouvertement moqué du nouveau Juric, avait confié à Gvär en aparté que cette tunique de lin était beaucoup trop belle pour ce chef prétentieux. Pendant qu’il parlait, le fermier observait son visage. L’envie, la convoitise, transpirait par tous les pores de sa peau. Gvär se dit à ce moment que l’homme aurait pu tuer pour s’approprier ce bel habit.
Milsen était affecté à la mine de silex, un puit de dix mètres de profondeur se situait de l’autre côté du coteau. Cet homme était très doué pour faire éclater la roche et en extraire de beaux morceaux, qui passaient ensuite dans les mains des meilleurs polisseurs, pour en faire des armes au tranchant redoutable, haches, pics ou pointes de lance. Le silex affûté servait aussi aux tanneurs, pour débarrasser les peaux de la fourrure animale. Parfois, de la roche étaient extraits des morceaux d’une beauté rare avec des reflets changeants de plusieurs couleurs. On pouvait les négocier au prix fort sur le marché de l’échange.
La dureté de la tâche à la mine de silex était un travail de force épuisant et très salissant, alors qu’aurait fait Milsen d’une tunique de lin ? Gvär se dit intérieurement que les hommes sont décidément cupides et dénués de toute raison quand la jalousie les submerge.
Dans les jours qui suivirent, Juric tenta bien de donner des ordres sur les deux chantiers. Il baguenaudait de l’un à l’autre, s’agitait, donnait son avis. En réalité, personne n’écoutait ses consignes. En réalité les hommes n’avaient pas besoin de lui pour faire ce qu’ils avaient à faire. L’enseignement avait été dispensé par les anciens. Juric n’avait pas les compétences pour diriger ce chantier. C’était plutôt une œuvre collective, le fruit de l’intelligence mise en commun par le groupe.
Le nouveau chef était relativement isolé au sein de la communauté, il n’avait pas conscience que sa désignation avait été en réalité la conséquence d’un compromis entre les hommes forts du clan. Il était la solution la moins mauvaise pour tout le monde. Avec lui, disait-on, au moins on n’aurait pas de tracas.
Sentant bien que ses congénères avaient peu d’affection pour lui, il ouvrit son cœur au chaman de la tribu, Nemneas.
La tribu vénérait la nature et les bêtes sauvages étaient élevées au rang de demi-dieux par les villageois, qui les craignaient, même s’ils savaient les chasser pour se défendre. Nemneas, Chaman du Loup, était couvert la plupart du temps d’une peau de l’animal. Il se livrait à des incantations lors de chaque pleine lune, à la nuit tombée, entouré de la tribu. Les chants et des danses pouvaient durer toute la nuit autour du feu, pour calmer les esprits, demander la clémence des Dieux et de meilleures récoltes. Il était aussi appelé quand il le fallait pour soulager les maladies et appliquer des onguents à base de plantes sur les plaies et les fièvres.
Le personnage était la plupart du temps taciturne, enfermé dans sa hutte sale et odorante. Son statut lui interdisait d’avoir une famille, et même des amis. Il était craint de quelques villageois qui le pensaient doté d'un pouvoir surnaturel ; notamment, un grand costaud simple d’esprit du nom de Kämna. Ce dernier était orphelin, il considérait Nemneas comme son père de substitution, il le suivait partout, cela agaçait le chaman. En revanche, quand il y avait des tâches domestiques à faire ou des travaux de force, il savait à qui les demander. Kämna ne demandait rien d’autre que d’aider son maître.
[…]
Quand Juric vint parler au chaman pour évoquer ses doutes de chef et son désarroi, Nemneas eu des paroles de réconfort, mais au fond de lui, il était comme les autres villageois, il savait bien que Juric n’avait ni la carrure ni la prestance d’un chef. Pendant que Juric lui parlait, il ne l’écoutait pas vraiment, il le dévisageait avec dédain. Il se disait qu’il aimait bien sa tunique.
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