Chapitre 5

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Ce matin-là, l’effervescence régnait dans le village. Le jeune fermier se réveilla avec un mal de tête dû aux méandres que son esprit avait parcouru toute la nuit. Les yeux encore embrouillés, il jeta un œil par l’ouverture dans le mur au-dessus de sa couche. De là il avait un point de vue sur le centre du village. Un bruyant attroupement entourait une charrette.

Piqué par la curiosité, les badauds se pressaient autour du voyageur qui venait d’arriver. Marta était déjà affairée à marchander. Gvär se joignit à la foule.

Un long voyage avait amené l’étranger jusqu’ici, il disait venir d’une région lointaine, près de la mer. Les yeux pleins d’étoiles à cette évocation - aucun d’entre eux n’ayant jamais vu la grande mer bleue dont parlent les légendes - les villageois étaient avides d’en savoir plus. Alors le marchand racontait les golfes clairs dans lesquels miroite le soleil couchant ; les bons poissons et coquillages que les pêcheurs de son pays rapportaient. L’assistance buvait ces paroles en imaginant un pays merveilleux.

La charrette, tirée par un âne, était remplie de pains de sel. C’était une denrée rare dans ces contrées, alors le sel sur le marché du troc avait une grande valeur. Tout le monde en voulait. Le marchand ne savait plus où donner de la tête au milieu des sollicitations. C’était à qui voulait échanger un pain de sel contre deux jarres de vins ou un grand sac de céréales. L'étranger avait une préférence pour l’orge et le blé qu’il revendrait dans son pays à un bon prix, là où ces graines n’étaient pas cultivées.

Au bout d’un moment, alors qu’il lui restait encore une demi-douzaine de blocs de sel, le marchand décréta qu’il n’en avait plus à vendre, et que les derniers avaient été réservés par un client important.

Profitant de la joyeuse cohue qui régnait, le jeune fermier vit un groupe qui discutait des bonnes affaires qu’ils venaient de faire, les rires et la bonne humeur de ces habitants faisaient plaisir à voir. Gvär se dit que c’était le bon moment pour aller inspecter leurs maisons. Les habitations étaient modestes, la plupart ne comportaient qu’une seule grande pièce, il était aisé de vérifier si une tunique de lin se trouvait dans un coin ; mais nulle découverte ne fut mise au jour. Il vérifia aussi les appentis adjacents, les divers tas de bois dans lesquels un sac aurait pu être dissimulé. Rien.

Au cours des jours suivants, il explora méthodiquement une bonne douzaine de huttes, maisons, sous-pentes ... Toujours rien, la tunique s’était envolée. Disparue. Volatilisée.

Le temps pressait avant l’échéance macabre. Gvär tenait à son ami autant qu’à ses enfants, il ne pouvait pas le laisser aller à une mort certaine.

Puisque la fouille du village n’avait rien donné, il décida de changer de stratégie. Et puis il était impossible de fouiller toutes les maisons, certains habitants sortaient peu de chez eux. La solution devait se trouver parmi ceux qu’ils soupçonnaient déjà. Un indice avait dû lui échapper.

Dès le lendemain, Gvär alla de nouveau retrouver Milsen le tailleur de silex. L’entretien tourna court, les deux hommes faillirent en venir aux mains. Les accusations portées par le fermier avaient fait sortir l’homme de ses gonds. Le jeune fermier revint chez lui avec une certitude, ce n’était pas le coupable qu’il recherchait. Son attitude défensive était sincère, aucune trace de fourberie dissimulée chez lui. Et puis il fallait se rendre à l’évidence, un homme seul comme Milsen n’aurait pas pu attirer Juric une nuit au Dolmen, pourquoi le chef l’aurait suivi ? Et puis comment aurait-il fait pour couper une corde en compagnie du chef, c’était impossible. De surcroît, Milsen n’avait aucun ami dans le village susceptible de l’avoir aidé dans cette entreprise funeste. Il n’était pas le meurtrier de ce crime, c’était évident.

D’autres personnes furent interrogées de façon assez subtile. La technique qu’il avait mise au point, était d’aborder le villageois par la flatterie, puis progressivement d’amener la discussion là où Gvär voulait qu’elle aille. Le but était d’obtenir des informations sur la tunique.

Personne ne donna le moindre indice. L’échec était retentissant. Le moral du fermier tomba en chute libre.

Il faisait les cent pas dans le village, l’air soucieux, en jetant des regards à droite à gauche, il n’avait plus aucune stratégie, il comptait sur le hasard. Comme si par magie une tunique allait apparaître sous yeux.

Un puits avait été creusé quelque temps auparavant, il évitait aux villageois d’aller et venir à la rivière. Cette source d’eau était une bénédiction pour tout le monde. Gvär jeta un œil dans le puits. Il fallait vraiment être désemparé pour imaginer que la tunique puisse se trouver là. Traînant les pieds, la mine déconfite, il fit demi-tour pour rentrer chez lui.

En bordure de village, il vit le géant Kämna assis sur un tronc d’arbre, occupé à tailler un pieu. Instinctivement Gvär se dit qu’il jouait sa dernière chance. Alors d’une manière faussement enjouée, le jeune fermier l’interpella et s’approcha du colosse.

D’abord ils parlèrent des défenses que le village devait encore renforcer pour se protéger des bêtes sauvages environnantes. Voilà pourquoi Kämna affûtait des pieux. Et puis la saison était fraîche et les pluies plus abondantes qu’à l’accoutumée en cette saison. Gvär était à la manœuvre. Il amena doucement la conversation sur les gens du clan. Pendant qu’ils discutaient, Kämna, qui était un vrai glouton, sortit de sa besace un morceau de viande séché dans lequel il mordit avec entrain. Gvär observait le spectacle avec un sourire amusé. Puis intrigué. En effet, trouvant la viande par trop insipide, Kämna plongea son énorme paluche dans l’autre poche et en ressortit une poignée de petits grains blancs comme la neige. Il saupoudra délicatement son goûter carné d’une pincée de sel.

Dans la tête de Gvär se fut comme une détonation. Il lui fallut un grand effort pour masquer son trouble à son interlocuteur. Alors il continua la conversation et commenta, l’air de rien, que la viande devait être bien meilleure assaisonnée ainsi. Le géant balança sa grosse tête de haut en bas, tout en mâchant un énorme morceau. Puis il ne se fit pas prier pour en expliquer la provenance. Le marchand de sel évidemment. Kämna se vanta d’avoir encore beaucoup de pains de sel dans sa hutte. C’est tout ce que le fermier voulait entendre. Il en profita également pour évaluer la taille des pieds de Kämna. A présent, il savait. Le sel se négociait au prix fort sur le marché du troc. Il fallait posséder de bonnes marchandises et en quantité. Alors qu’avait pu donner en échange ce rustre de Kämna, lui qui n’avait rien, si ce n’est une belle tunique de lin.

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