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Nori examinait le cadavre rachitique en prenant soin de rester à une distance raisonnable pendant que Tomoe inspectait les nombreux parchemins présents sur les étagères. Kagi, quant à lui, illuminait les murs.
- Regardez, il y a des bouts de papiers avec des symboles bizarres qui entourent la porte.
Tomoe se tourna vers l'entrée et examina de plus près ces étranges artefacts.
- J'ai déjà vu ça. C'est des talismans. Dans l'ancien temps, les gens disposaient ce genre de trucs au-dessus de leurs entrées pour soi-disant chasser les démons ou le mauvais œil ou les esprits maléfiques... Ça expliquerait pourquoi le fantôme n'est pas entré. Je crois qu'on est protégé...
- Super, s'exclama Nori. Alors on va pouvoir attendre ici le lever du jour.
La jeune femme s'approcha plus près encore, caressant du bout des doigts l'encre.
- Les gars... Je crois que c'est lui qui les a mis là, expliqua-t-elle pointant du doigt le corps momifié sur le sol. Je pense pas que ce soit de l'encre, mais du sang.
- C'est bizarre, il semble avoir aucune plaie sur ce corps. La momie a l'air intact.
- Je pense qu'il a dû s'enfermer ici, et mourir de faim.
Kagi ressentit un frisson lui parcourir l'échine. Il ferma les yeux une seconde en imaginant le calvaire qu'aurait pu vivre cet inconnu.
- Il a recouvert les autres murs de son sang... Je crois qu'il raconte ce qui lui est arrivé.
Le caméraman lut à voix haute ces fameuses inscriptions :
"J'étais le dernier. J'ai essayé de quitter le village sans jamais y arriver. Tout a commencé avec ce voyageur, nous promettant monts et merveilles. Il nous avait offert cette graine qu'il disait divine, censée faire repartir nos cultures. Il y avait cependant une condition : un sacrifice humain. La graine devait être plantée dans un cadavre encore frais. Tout s'est déroulé très vite. Après un vote, nous avions décidé que c'était la fille du cordonnier. Ses pauvres parents avaient tout essayé pour nous en empêcher, mais aveuglé par la faim, le village entier les avait enfermés et procédé au sacrifice. La pauvre enfant était terrifiée. Nous l'avons entraînée au sommet de la colline et le forgeron lui a transpercé l'abdomen de son wakisashi*. Nous l'avons ensuite enterrée en prenant soin de disposer la graine bien au fond de son estomac. Au bout de quelques jours, la plante était bien visible. Nous étions enfin emplis d'espoir et nous avons libéré le cordonnier et sa femme qui se sont confinés chez eux et n'en sortaient plus. Au fur et à mesure que la plante grandissait, les cultures se faisaient de plus en plus abondantes. La plante divine nous avait sauvé de la famine. Nous avions décidé à ce moment de construire un temple autour de ce kami, afin d'en prendre soin et de nous assurer qu'il ne nous laissera jamais tomber.
Un matin, le cordonnier traversa le village, le corps inerte de son épouse dans les bras. La pauvre femme n'ayant pas supporté la perte de sa fille, s'était laissé dépérir, refusant de se nourrir. L'homme l'enterra à côté du temple, près de sa progéniture.
Le jeune garçon du forgeron a été le premier à disparaître. Inquiet et furieux, l'homme se dirigea en direction de la maison du cordonnier, persuadé que, par vengeance, ce dernier l'avait tué. À notre grande surprise, la maison était vide depuis un moment. Nous en avions déduit que l'homme, rempli de tristesse après la perte de sa femme et sa fille, avait quitté le village après le décès de son épouse, quelques semaines auparavant. Nous avons cherché le petit garçon pendant des jours, sans résultat. Puis, ce fut au tour de la compagne du forgeron, et ensuite, le forgeron lui-même. Nous pensions qu'ils étaient à leur tour partis, incapables de rester au village après la disparition de leur fils. Mais les disparitions continuèrent, encore et encore. Au crépuscule, nous entendions des gémissements venant du temple. Les villageois prirent peur et ne se rendaient plus jamais sur la colline la nuit. Certains prêchaient le fait que le départ du cordonnier et du forgeron avait rendu furieux notre kami. Les offrandes abondaient alors, de peur que sa colère s'abatte sur la bourgade. Mais les disparitions continuèrent et nous comprenions alors que ces derniers ne quittaient pas le village, mais le kami les enlevait un à un. La construction des Torii fut cessée à ce moment-là, car nous nous étions rendu compte que chaque Torii construit égalait à une disparition.
Un matin, la fille et l'épouse du cordonnier apparurent au centre du hameau. Statiques, translucides, avec une expression terrifiée figé sur le visage de l'un et de souffrance sur l'autre. Horrifiés, nous nous attelions à rentrer à l'abri, mais elles attrapèrent l'un d'entre nous. Une racine énorme sortit de terre et emporta ce dernier aussi vite qu'elle était apparut. Nous comprenions alors que nous avions laissé entrer non pas un kami, mais un Yokai dans notre village. La colère de la mère et sa progéniture nous suivait chaque nuit qui passait. Nous ne pouvions plus quitter le village, emprisonnés. Petit à petit, de plus en plus nombreux, leur apparition ne se limitait plus qu'à l'obscurité. Un Torii supplémentaire apparaissait comme par magie après chaque enlèvement.
J'étais le dernier. J'ai essayé de quitter le village sans jamais y arriver. Je me suis enfermé ici, disposant des talismans de part et d'autre de cette pièce pour me protéger, mais aujourd'hui, ironiquement, je meurs de faim."
- Le reste est incompréhensible, commenta Kagi. L'homme devait être trop faible et proche de la mort.
Un silence de quelques minutes suivit la lecture. Nori pivota sur lui-même, les larmes aux yeux puis déclara :
- Je ne pense pas qu'ils disparaîtront au lever du jour. Nous les avons réveillés. Il faut trouver un autre moyen de s'échapper.
*Wakisashi : sabre japonais courbe similaire au katana mais plus petit dont la taille se situe entre 30 et 60cm. Il peut être porté avec un katana et glissé dans la ceinture. On appelle l'ensemble "daicho".
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