Ce que je cherchais dans l'étrange jardin
Dans mon esprit, c’était encore très clair, l’homme était au milieu du jardin à l’anglaise, sous le kiosque près du bosquet qui répandait ses puissants parfums de fleurs au gré du vent. Par une journée au ciel couvert d’un été qui se faisait désirer, il était assis là, étincelant. Il parlait.
Il était confortablement installé et il souriait, sa courte barbe pâle en prit le pli. Sa chemise blanche semblait luire, si bien qu’un halo lumineux l’entoura et éclaira le petit kiosque en bois de sa lumière réconfortante, perçant la grisaille du jour.
Je le contemplais depuis le bas de la colline herbeuse en m’aventurant entre les parterres fleuris. Il parlait, ses lèvres bougeaient, mais je ne l’entendais pas. L’air autour de moi était lourd et immobile, si bien que les mots ne flottaient pas jusque moi, je n’en percevais pas un murmure. Seulement un triste silence.
Je sentais que le cœur bouillonnant de cette vision m’échappait. J’en avais tous les aspects, mais ce qui était dit, et qui me semblait la chose la plus importante au monde, demeurait inaudible. J’avais beau chercher à me rapprocher, il continua de parler sans montrer de réaction à mon désarroi et poursuivit d’émettre sa profonde parole de la même façon.
Quand je repris conscience, j’étais troublé de ne pas avoir compris le message prononcé, comme un CD-ROM endommagé ne diffusant que l’image sans le son. Pas exactement de la même manière, car je me souviens bien du chant du vent sifflant dans les bosquets, de mes pas grouillant dans les graviers et du vol fuyant d’un corbeau dans les cimes bordant le jardin. Mais de la voix de l’homme dans le kiosque, je n’ai que la certitude qu’elle fut douce sans savoir pourquoi.
Je suis retourné dans ce jardin, fruit de mon esprit à de multiples reprises. Sillonnant les allées de gravier finement sculpté entre les plaines émeraude, empruntant les solides pontons de bois peint en blanc bordés par ces larges garde-corps, surplombant le calme ruisseau qui se glissait lentement en contrebas.
En suivant le ruisseau du regard, on arrivait face à un grand lac profondément endormi, blotti autour d’une colline. Le temps comme l’eau semblait y stagner, des saules pleureurs y trempaient leurs chevelures à l’abri du vent, aucune ride ne trahissait le calme plat de l’étendue liquide. Au sommet de la colline centrale trônait le petit kiosque de bois entouré des bosquets fleuris, de leurs couleurs chatoyantes aux différentes teintes de rouge et de rose qui ne faisaient que ressortir davantage le sobre blanc du bois peint.
Le sentier me menait face à cette colline, passant sur une passerelle plus large que les autres pour rejoindre cette île mystérieuse. Un pont de bois arrondi enjambant le lac. De ce côté-ci du pont, un étrange malaise se faisait ressentir. Dès le premier pas sur le territoire insulaire, je pouvais constater que plus aucun chemin ne se traçait sous mon pied. Il ne me restait alors qu’à marcher droit vers le sommet, marchant sur l’herbe tendre, mais, là encore, la pente surprenait. De loin, la colline ne paraissait pas si haute, pourtant l’ascension s’accentuait à mesure que j’approchais du sommet. Une éprouvante traversée qui n’offrait aux courageux marcheurs qui s’y aventuraient que peu de satisfaction, puisque le touffu bosquet fleuri entourant le kiosque ne présentait aucun passage vers l’intérieur.
Cette partie du jardin était si étrange, elle me laissa un sentiment dérangeant. L’incohérence de son paysage ne pouvait être expliquée logiquement. J’étais attiré ici, mais il n’y avait qu’épreuves et déceptions, si loin de l’image de bien-être et de confort qui émanait de la paisible nature recouvrant ce lieu.
Je restai longtemps là-haut, incapable d’entrer dans le kiosque, là où, peut-être, je pourrais retrouver la trace de l’homme et de ce qu’il avait pu me dire. Le soir tombait et la grisaille du ciel s’assombrissait. J’entrepris de faire demi-tour, traverser le pont et reprendre le chemin de gravier. J’avais l’impression que l’on m’observait tout ce temps, ce qui me poussait à jeter des regards derrière moi dans l’horizon assombri que je délaissais.
La pression se fit sentir davantage et j’accélérai le pas. Le regard sur moi se fit si persistant que je pus bientôt le sentir comme si l’on me touchait. C’était un contact doux et sans danger. Un regard figé, un peu triste. Je ne parvenais pas à en déterminer l’origine ; il semblait me tomber dessus et m’englober de toutes parts. Je percevais dans mon esprit des yeux orangés, telle une force omnisciente plus facile à sentir par l’esprit que par la vue.
Je finis par m’habituer à ce contact placide comme une composante normale du jardin, après tout, il ne me montrait aucune animosité. Je progressai donc à reculons à travers le soir tombant sous ce regard tristement orangé, mais le chemin ne me ramena pas à l’extérieur. D’ailleurs, je ne me souvenais plus de l’extérieur, je ne me souvenais que du jardin, du grand lac et du petit kiosque, rien d’autre. Le jardin, comme un monde en soi, me semblait être un tout, et le regard intangible une condition.
La nuit s’épaississait et, alors que je suffoquai à l’idée d’être englouti par l’obscurité, ignorant où je devais aller, une calme lueur s’alluma au sol. Une lumière pâle, presque fluorescente, émise par les végétaux recouvrant le jardin. L’herbe se mit à briller et les plaines et les collines m’apparurent sous un nouveau visage, le paysage se redessinait de cette lueur fantomatique.
Au loin, j’aperçus la colline principale avec à son sommet le kiosque, d’où je pouvais à présent déterminer la provenance du regard triste. J’y retournai aussi vite que je le pus, en espérant y rencontrer quelqu’un. J’avançais et, dans mon esprit, la sensation du regard s’appuya et je crus sentir par moment l’homme à la barbe dans cet œil.
Devant le kiosque, les fleurs scintillantes de la lumière pâle offrirent un passage qui n’avait pas été découvert plus tôt, et ainsi je pénétrai dans le kiosque où m’attendait l’homme au regard omniscient. Il était tourné vers l’horizon, mais je sentais encore son regard persistant à l’intérieur de moi. Ses vêtements blancs reflétaient toute la lumière du jardin, alors je compris qu’il faisait intimement partie de ce monde, ce jardin et lui ne faisait qu’un.
Lentement, il se retourna, et alors que je restai figé de stupéfaction, il s’adressa à moi de sa voix langoureuse, et, pour la première fois, je pus mettre des mots sur ces paroles.
— Koppeling, dit-il d’un ton apaisé, tu me viens enfin, mon ami !
— Je suis Koppeling ? Je ne sais plus. répondis-je un peu déboussolé.
— Ton esprit est brillant, mais il semble embourbé dans une matière visqueuse et collante qui te retient.
À ses mots, je sentis une boue violacée, visqueuse et infectée recouvrir mes mains, puis tout le reste de mon corps, même sous mes vêtements.
— Qu’est-ce que c’est ? demandais-je, inquiet.
L’homme ne répondit pas tout de suite.
— Tu ne comprends pas, parce que tu cherches trop à comprendre justement.
Ses yeux ocres, ancrés en moi, se détournèrent soudain vers une direction inconnue, comme attirés par un bruit lointain. Je ne le sentis plus en moi. Le temps infime de confusion que me fit ce constat suffit pour qu’il eût disparu du kiosque sans que je n’aie pu le voir. Il s’était évaporé et la lumière qui l’entourait se dissipa lentement dans l’air.
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