Chapitre 7 : L'Homme qui valait un million, Partie 2
Meira Lynn marchait d’un pas énergique le long du chemin couvert et bordé de longues colonnes romaines. De chaque côté se trouvaient des statues d’anges célèbres, des combattants ayant eu l’occasion de s’illustrer en servant l’Eglise, jusqu’à gagner leur place parmi les légendes, respectés par tous pour leur bravoure, ingéniosité et virtuosité. Certains avaient combattu ici même pendant l’Aube Ecarlate : la forteresse d’Arignan, célèbre bastion de l’Eglise, avait en effet été un avant-poste stratégique des anges lors de la guerre divine qui avait déchiré le monde plus de quatre-mille ans auparavant. Cet édifice du sud de la France avait sa propre histoire. Meira avait passé des heures à admirer chacune de ces statues ; elle avait l’habitude d’incliner respectueusement la tête devant l’image de ses ainés ayant combattu pour l’Eglise. Mais pas aujourd’hui, car le temps était précieux. La capitaine avait été convoqué par le maitre des lieux, le Révérend Liorann.
Elle s’arrêta devant une massive porte en chêne gardée par deux anges en armure complète, qui lui ouvrirent le passage à son approche. Ce n’était pas la première fois qu’elle rencontrait leur supérieur. Meira pénétra dans la grande pièce octogonale et salua immédiatement avec respect l’homme assis derrière un bureau ovale, une lettre à la main.
- Révérend Liorann, déclara Meira.
- Repos, capitaine, répondit celui-ci en se tournant vers elle.
Grand et musclé, une barbe fournie et les cheveux rasées sur les côtés pour ne laisser qu’une crinière brune nouée en une longue natte, Liorann ressemblait à un ancien dieu de la guerre nordique. La cicatrice verticale barrant son cou indiquait qu’il avait vu la mort passer de très près… mais il était toujours vivant. C’était un vétéran, n’ayant pas attendu d’atteindre cette position pour se forger une réputation. Sa nomination en tant que Révérend d’Arignan n’était que le fruit de sa volonté indéfectible à servir Dieu et protéger ses idéaux.
- Comment se portent vos hommes ? l’interrogea-t-il.
- Bien. Les blessés ont été soignés rapidement et mes hommes ne manquent de rien. Ils attendent mes ordres en s’occupant de leur mieux.
- Je vois.
- Vous m’avez fait demander pour m’informer de nouveaux éléments concernant Triss Nocturii et Sheamon Wave ? demanda Meira, impatiente d’en savoir plus.
- En partie.
Liorann posa la lettre sur le bureau et examina la gigantesque carte placardée au mur situé sur sa gauche.
- La situation internationale est tendue, continua-t-il. Chez les humains, on est au bord de l’implosion. Beaucoup exigent des explications concernant la catastrophe qui a frappé Nice : même nos contacts au gouvernement français ont du mal à étouffer l’affaire. Nous sommes peut-être arrivés au point de rupture...
- Mais la Poussière Divine voile leurs yeux, objecta Meira. Ils ne devraient pas être capables de comprendre la vérité.
- C’est le cas, mais nos plus sages ont observé une augmentation du nombre de clairvoyants, capables de discerner la réalité. Même si ce n’est encore qu’une minorité, les humains aveuglés commencent à s’apercevoir de l’existence d’un monde surnaturel parallèle au leur.
Meira accusa le coup. En effet, cette nouvelle était des plus préoccupante. Si l’humanité se rendait compte que tout ce qu’elle avait pris pour des légendes existait réellement… Nul ne pouvait prévoir la réaction des humains. Ils pourraient bien décider de déclarer la guerre au monde magique. Les anges ne craignaient pas les humains, même si ces derniers avaient commencé à développer des armes de plus en plus meurtrières… Mais une guerre entre le monde humain et le monde magique risquait de détruire l’équilibre si longtemps préservé entre les deux.
- Mais j’ai bon espoir que la situation soit maitrisée rapidement. Nos équipes de relations humaines travaillent d’arrachepied pour calmer les tensions chez les mortels. Cependant, ce n’est malheureusement que la partie émergée de l’iceberg.
Liorann désigna la lettre d’un signe de tête.
- J’ai reçu des informations venant tout droit de l’Eden, ajouta celui-ci. Il y aurait apparemment des troubles du côté des autres Seigneurs Primordiaux. Les forces de Dracula sont particulièrement agitées en ce moment.
Le plus belliqueux des quatre. Que l’Empereur-Dragon Ecarlate manœuvrât en secret n’était pas bon signe. Meira n’aimait pas ça. Dracula, Némésis… beaucoup de puissances, encore silencieuses jusqu’alors, commençaient à s’agiter. Cela ne pouvait pas être une coïncidence.
- Et pour ne rien arranger en Amérique, la Cathédrale du Mont Di Angelo a été détruite.
- N’était-ce pas là qu’était enfermé le Phénix ? s’étonna Meira en fronçant les sourcils.
- Exactement. On ne sait qui a pu réussir ce coup d’éclat, mais l’attaque a été si rapide que la garnison sur place n’a pas eu le temps d’appeler des renforts. L’ennemi qui a attaqué a littéralement rasé la forteresse et réussi à briser le sceau gardant le prisonnier…
- Ce qui veut dire que…
- Oui… Raziel le Phénix a été libéré. Nous ignorons qui pourrait avoir eu la puissance suffisante pour briser le sceau. C’est Notre Seigneur lui-même qui l’a créé. Seul Lui ou l’un des quatre archanges aurait pu l’enlever. Imaginer que quelqu’un d’autre soit assez puissant pour le détruire… C’est pratiquement impossible.
- Qu’en est-il de la situation ? Raziel s’est-il enfui ?
Liorann secoua la tête et grimaça.
- Non. Le Phénix, l’Orgueilleux qui porte si bien son titre, a décidé de s’établir sur le Mont Di Angelo et se bâtit une immense forteresse sur les ruines de la cathédrale… Sitôt la nouvelle de sa libération propagée à travers le monde, nombre de ses anciens fidèles sont venus le rejoindre. Il a également attiré une quantité impressionnante de monstres errants. En conséquence, il dispose maintenant d’une importante armée et en l’espace de quelques semaines, il a étendu son influence sur tout l’Arizona. La majorité des humains qui y vivent sont tombé sous son contrôle sans même s’en rendre compte. Il nous défie… et il ne compte pas s’arrêter là. Si on ne l’en empêche pas, il va étendre son pouvoir sur toute l’Amérique du Nord.
- Alors nous devons rassembler une armée ! s’écria Meira Lynn. Que le seigneur Michael commande nos forces, et nous écraserons Raziel une bonne fois pour toutes !
- Ce n’est pas aussi simple. Vous savez que le Phénix est immortel dans tous les sens du terme. Jusqu’à présent, et ce n’est pas faute d’avoir essayé, personne n’a été capable de le tuer. Ce n’est pas un adversaire à prendre à la légère. De plus pour ne rien arranger, Satan nous a accusés d’avoir orchestré la libération de son fils pour affaiblir son pouvoir. Car à cause de cela, les partisans de Raziel en Enfer se sont ouvertement rebellés. Béhémoth et ses fidèles en ont profité pour se déchainer à leur tour. On murmure que les deux camps veulent s’allier pour vaincre Satan. Résultat, le Roi-Démon doit faire face à une double guerre civile. Il croit que nous sommes derrière ces évènements. Vous savez à quel point les démons s’enflamment vite. L’autre problème concerne les exorcistes, car les troupes du Phénix n’hésitent pas à lancer des raids sur les anges déchus. Nous avons instauré un blocus sur l’Arizona pour contenir leurs débordements mais cela ne plait pas vraiment aux exorcistes. Ils exigent que nous leur accordions le droit de passage pour détruire le Phénix eux-mêmes… ce que nous avons refusé bien sûr. Il n’est pas exclu en effet que les exorcistes veuillent s’emparer de la position stratégique du Mont Di Angelo. Voilà, hélas, où nous en sommes. Chacun accuse les autres et garde la main sur son épée, prêt à dégainer à la moindre menace. En vérité, nous nous méfions beaucoup trop de nos voisins pour tenter d’arrêter Raziel qui lui, gagne en puissance.
- Alors pourquoi n’agissons-nous pas ?
- Les archanges ont déjà commencé à intervenir. Sariel a été envoyé par Michael en Arizona avec mission d’exterminer le plus de partisans possible tout en évitant la confrontation directe avec Raziel. Pour l’instant du moins, il semble obtenir de bons résultats. Parallèlement, Zadkiel mène une enquête pour démasquer celui qui a libéré le Phénix. Tant que nous n’avons pas trouvé le responsable et ce qu’il voulait, il est trop dangereux de lancer un assaut direct contre Raziel.
- Le fait qu’il ait pu se rendre maitre d’un état entier en l’espace de quelques jours prouve qu’il dispose de puissants soutiens, approuva Meira Lynn en hochant la tête. Quelqu’un, qui savait pertinemment ce qu’il faisait, l’a libéré et l’aide à étendre son pouvoir… probablement dans le but de nous déstabiliser. Je comprends. Si nous attaquons Raziel, ce mystérieux ennemi en profitera pour nous poignarder dans le dos.
Meira resta silencieuse pendant quelques instants. Liorann ne l’avait pas convoquée par simple souci de l’informer des récents évènements. Il y avait un sens caché à ses paroles…
- Tout ce que vous me dites n’est pas sans lien avec ce qui s’est passé à Nice, j’imagine… insinua-t-elle.
Liorann esquissa un bref sourire.
- En effet, cette lettre répond également à votre rapport concernant Sheamon Wave et Triss Nocturii. Le Chorus estime qu’au vu de la situation internationale, il n’est pas prudent d’armer une expédition pour retrouver la jeune Nocturii.
- Quoi ?! C’est impossible, Révérend ! protesta Meira. Retrouver la jeune fille est d’une importance capitale, vous le savez aussi bien que moi !
- Cela n’a jamais été remis en question. Cependant, et si les rumeurs sont vraies, de nombreux mercenaires se rassemblent dans la région de Paris pour intercepter Sheamon Wave. Ils semblent persuadés qu’il passera là-bas, et je ne vois qu’une seule raison susceptible de pousser l’exorciste à se jeter dans la gueule du loup. Il veut descendre en Enfer. Or, si nous affrétons plusieurs centaines de soldats et deux ou trois navires de guerres pour nous lancer à sa poursuite dans le royaume des démons, c’est la guerre assurée. Jamais Satan ne laissera passer une telle expédition sans réagir. Cela fait bien mille ans que nous n’avions pas atteint un tel niveau de tension entre anges et démons. Nous sommes à un stade où le moindre faux pas peut déclencher une nouvelle Aube Ecarlate.
- Alors pourquoi ne pas demander la coopération des démons pour retrouver les deux fugitifs ? proposa Meira.
- Vous n’y pensez pas, capitaine ! Comment croyez-vous que Satan réagira s’il apprend qu’une princesse vampire, insensible à la lumière du soleil et possédant un puissant pouvoir magique, est en ce moment même sur son territoire ? Pensez-vous réellement qu’une fois celle-ci capturée, il nous la remettra sans discuter ? Satan cherchera plutôt à tirer avantage des pouvoirs de la jeune fille. Il ne doit jamais apprendre son existence !
Meira dut reconnaitre que Liorann avait raison. Si Triss Nocturii tombait entre les mains de Satan, le pire était à prévoir.
L’ange ne put s’empêcher de s’interroger : neutraliser la jeune fille était-ce la seule solution ? Lorsque leurs lames s’étaient croisées, un respect pour cette jeune fille qui se débattait devant l’implacable cruauté du monde était née en elle. Elle avait tout de suite senti que Triss n’était pas animée par une volonté de dominer le monde. Il lui aurait suffi pour cela de se rendre à Némésis. Et Meira pouvait imaginer sans peine le poids d’une culpabilité illégitime qui devait peser sur ses épaules en tant que dernière survivante d’Umbrella. Triss voulait simplement être libre dans un monde qui l’ostracisait. Cependant, la résolution de Meira n’avait pas changé pour autant. La jeune fille, bien malgré elle, restait dangereuse et devait donc être écartée pour le bien de tous.
- Si je comprends bien, nous abandonnons la traque de Sheamon Wave et de Triss Nocturii, lâcha Meira, contrariée.
- Ce n’est pas non plus ce que veut le Chorus, répondit Liorann. En fait, il a émis une suggestion… qui ne sortira jamais de ce bureau.
Il s’empara de la lettre et la jeta dans la cheminée éteinte. Des flammes mauves apparurent et dévorèrent aussitôt le papier. L’ange se tourna ensuite vers Meira ; la gravité sur son visage indiqua à cette dernière que ce qu’il s’apprêtait à lui dire n’était pas à prendre à la légère.
- Le Chorus pense que si une poignée d’anges ayant été bannis de l’Eglise pour mutinerie se lançaient à la poursuite des deux fugitifs en Enfer, ils pourraient réussir à les retrouver en toute discrétion, sans que personne ne puisse accuser l’Eglise d’une quelconque ingérence en cas d’échec. Cependant, cela signifierait que ces guerriers deviendraient des parias, avec interdiction de reprendre un quelconque contact avec notre peuple avant la réussite de leur mission. Leur honneur serait alors entièrement lavé. Dans le cas où ils échoueraient en revanche, il va sans dire que l’Eglise nierait toute implication dans les forfaits de vulgaires criminels.
Meira comprit aussitôt.
- Vous voulez que je continue la traque en tant que paria, pour éviter d’impliquer l’Eglise. Entrer dans le monde du crime, pour pouvoir passer outre les contraintes entre les quatre Seigneur Primordiaux et mener ma mission à bien.
- Ce n’est pas un ordre, objecta Liorann. Le Chorus lui-même est conscient des lourdes conséquences que peut avoir ce choix. Dans une situation pareille, les probabilités d’échec sont bien plus élevées que celles de succès. Mais nous ferions tout, bien sûr, pour assurer votre réussite. Les soldats qui vous accompagneraient dans cette mission seront triés sur le volet selon vos exigences. Je ne doute pas des capacités de vos propres subordonnés, mais vous aurez besoin de mettre toutes les chances de votre côté pour réussir cette mission. Tout cela bien sûr, dans le cas où vous accepteriez la…
- Je suis volontaire, déclara Meira.
Liorann haussa les sourcils. A l’évidence, il s’attendait à un refus, ou du moins à davantage de réflexion avant d’obtenir une réponse positive. Cette mission était pratiquement suicidaire. S’infiltrer en Enfer aurait été extrêmement dangereux même en temps de paix. Mais en cette période troublée, les démons pourraient tout aussi bien les exécuter sans sommation en cas d’échec. Ceux qui seraient volontaires pour cette mission porteraient un lourd fardeau.
Mais Meira était prête.
- Si c’est la volonté de Dieu, je l’accomplirai avec joie, continua-t-elle elle mettant la main sur son cœur. J’y pose cependant une condition ; mon second, Zelrinn, je souhaite qu’il m’accompagne s’il est d’accord.
Liorann esquissa un sourire respectueux.
- Votre courage et votre dévotion sont exemplaires, capitaine, reconnut-il en inclinant la tête. Je n’y vois aucune objection. Nous vous fournirons le nécessaire pour votre expédition, mais dès que vous aurez quitté cette forteresse, vous serez considérés comme des parias et votre bannissement sera officiellement publié. Il sera inutile de demander l’aide de l’Eglise. Nous aurons ordre de vous traiter en criminels si vous deviez reposer un pied sur notre territoire. En un mot…
Le commandant regarda Meira droit dans les yeux, avec une intensité telle que la guerrière tressaillit.
- Vous serez seule. Et vous devrez être prête à tout pour accomplir votre mission : neutraliser Sheamon Wave et récupérer Triss Nocturii en vie si possible. Mais si elle refuse de vous suivre ou si elle risque de tomber entre les mains des Nocturii… vous devrez faire ce qu’il faut. Je n’ai pas besoin de vous rappeler tout ce qui en dépend.
Pendant quelques secondes, Meira fut tentée de renoncer. L’idée de devoir être prête à tuer Triss Nocturii l’horrifiait. Elle savait que le sort du monde pouvait en dépendre, mais pour autant, le cœur de Meira se refusait à éliminer la jeune fille. Devait-elle vraiment payer de sa vie le prix de sa naissance ?
Puis, sa résolution balaya sa culpabilité en se rappelant les paroles de Sheamon Wave. Cet homme vendrait le monde entier pour accomplir son objectif. Puissant et déterminé, le renégat était dangereux, et Triss risquait d’être consumée par ses ambitions.
C’était pour cette raison qu’il incombait à Meira de l’arrêter. Quoi qu’il en coûtât.
- J’accepte l’honneur qui m’est fait, répondit Meira avec gravité. Je jure qu’en tant que capitaine de l’Eglise, je poursuivrai Sheamon Wave jusqu’aux plus profondes entrailles des Enfers. Je ramènerai Triss Nocturii devant Dieu. Et si elle s’y refuse… Je ferai ce qui s’impose.
A suivre...
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