• On ne pourrait pas aller plus vite ? s’impatienta Sheamon.
• Je n’y peux rien, rétorqua Naru. Il y a tellement d’embranchements différents, et ses souvenirs sont tellement denses… Je préfère m’assurer de ne pas nous perdre plutôt que d’aller plus vite !

Sheamon retint son irritation. Il avait conscience de la pertinence des paroles de la jeune fille, mais il ne pouvait s’empêcher de s’agacer lorsqu’il la voyait hésiter entre deux chemins, ou avancer prudemment comme si, à chaque instant, un immense gouffre risquait de les engloutir… Ils progressaient ainsi depuis un certain temps déjà, avec au-dessus de leur groupe une sphère flottante de lumière éclatante, invoquée par Naru pour éclairer leur chemin.

Le tunnel qu’ils empruntaient s’élargit subitement jusqu’à ce qui semblait avoir été auparavant une entrée fermée par de massives portes en acier, mais dont les battants avaient été arrachés des charnières tordues. Sheamon n’était pas un expert en construction, mais ce n’était certainement pas l’érosion naturelle qui avait provoqué de tels dégâts…

• Quel est cet endroit ? demanda Philippa, sur ses gardes.
• Je n’en sais rien, mais cela signifie que nous sommes sur la bonne voie, répondit Naru. La sorcière s’interrompit brusquement. Attendez une seconde…

Elle s’approcha de l’un des battants gisant à terre pour épousseter d’un geste de la main le métal écrasé. De vieilles runes antiques s’illuminèrent d’une douce clarté dorée sous ses doigts, comme ravivées par sa présence.

• Que fais-tu sorcière ? s’impatienta Sheamon.

Sans répondre, Naru éleva son bâton ; la boule de lumière gagna rapidement en intensité, forçant Sheamon et Philippa à se protéger les yeux pour ne pas être aveuglés. Lorsqu’ils se furent habitués, les deux combattants purent alors découvrir devant eux une immense caverne, aussi grande que la salle principale de la forteresse de Lutécia… Des piliers de pierre et des arches avaient été construits pour donner à ce lieu une allure de cathédrale. De vieux braseros qui n’avaient plus servi depuis longtemps étaient incrustés à chaque coin, comme prêts à rendre de nouveau vie à cet endroit majestueux. Tout autour de la pièce, des runes et d’autres dessins étranges avaient été tracés dans un langage que Sheamon ne parlait pas. Il remarqua que s’il n’y avait aucun squelette, le sol était couvert de poussière, d’objets cassés ou abandonnés, et que certains murs avaient subi de nombreux impacts et fissures. L’un des piliers s’était même carrément effondré au milieu de la travée centrale.

Sheamon le savait d’expérience… une bataille s’était déroulée dans ce lieu.

Entre chaque pilier, d’autres ouvertures pratiquées dans la pierre laissait supposer que cet endroit était encore plus vaste qu’on aurait pu l’imaginer à première vue et qu’il s’étendait à des dizaines d’autres galeries souterraines. Au fond de la caverne, un imposant escalier menait tout droit à une terrasse donnant accès à une entrée aussi large que la première, à cette différence près que les portes, couvertes de grosses pointes en fer sur toute leur surface, étaient toujours en place, à peine entrebâillées.

Mais l’élément le plus impressionnant de la salle se trouvait au centre même de la cathédrale souterraine, où trônait une grande sculpture de femme aux allures d’antique divinité, étrangement intacte au beau milieu de ces ruines poussiéreuses. Elle levait l’un de ses bras en l’air et avait le regard braqué sur sa paume, comme si elle y tenait quelque chose de précieux. Curieusement, alors qu’il n’en émanait aucune énergie, Sheamon éprouva un sentiment de malaise rien qu’en la regardant. Comme si elle s’apprêtait à se réveiller d’un instant à l’autre…

Il sentit soudain la langue râpeuse de Ryku lui lécher la main et Sheamon lui gratta la tête, tout en continuant d’observer l’étrange statue d’un air méfiant.

• Je n’arrive pas à y croire ! souffla Naru, émerveillée. En étudiant les souvenirs d’Ilyann j’ai cru qu’il s’agissait d’un petit autel isolé, mais j’étais loin d’imaginer qu’il s’agissait d’un véritable temple !
• Un repaire de sorcières, comprit Sheamon, dont le regard méfiant restait braqué sur la statue. Alors celle-là, c’est…
• La Suprême Déesse, Lohizune en personne !
• Je me trompe peut-être, intervint Philippa, également sur ses gardes devant la déesse de pierre. Mais reproduire l’effigie de l’un des deux dieux fondateurs ou les vénérer n’est pas une pratique interdite par la Tétrarchie sous peine de mort ?
• Exact… reconnut Naru. C’est d’ailleurs parce que nous vénérons Lohizune, qui nous a offert nos pouvoirs, que les sorcières sont persécutées. Mais le simple fait qu’on ait pris la peine d’ériger cette statue ici et de graver tous ses enchantements dans la pierre signifie que cet endroit avait une importance particulière pour mes consœurs. C’est une véritable base de la sorcellerie. Les autres tunnels mènent sûrement à des dortoirs, des laboratoires d’alchimie, des bibliothèques… Il y a probablement de quoi accueillir des centaines de sorcières dans ce lieu ! Je me demande pourquoi elles ont déserté un tel refuge…
• Elles ont été attaquées, indiqua Sheamon en désignant les portes, puis les traces de lutte sur les murs. Je doute que Voldra soit le responsable, il est trop gros pour parvenir jusqu’ici. Mais il est certain que les sorcières se sont battues et ont manifestement perdu. Soit elles sont toutes mortes, soit elles sont parvenues à s’enfuir à temps...
• Il est surprenant que les vampires ne se soient pas installés ici, remarqua Philippa. C’est une position bien plus protégée que le cratère !
• J’imagine qu’ils n’étaient pas très rassurés de vivre au milieu de ces ruines et ces symboles, et je les comprends ; on dirait qu’un esprit hante les lieux. Même si les sorcières ont déserté cet endroit, j’ai la sensation qu’il leur appartient toujours…
• Cela ne m’étonne pas, acquiesça Naru. Si les enchantements ont pratiquement tous perdu leur puissance, certains continuent d’agir même faiblement pour éloigner les intrus… Ils provoquent l’effroi et agissent sur l’esprit pour le convaincre de renoncer à avancer. A mon avis, Ilyann était l’un des seuls à avoir le courage de passer par ici…
• Et son père aussi, ajouta Sheamon en se rappelant sa conversation avec Evander. Il a parlé du savoir des anciennes occupantes de la montagne. C’est surement là qu’il a approfondi ses connaissances en matière d’enchantements.

La sorcière, qui ne l’écoutait pas vraiment, laissa échapper un frisson de plaisir.

• Quand je pense à tout le savoir enseveli dans ce lieu… murmura-t-elle, pensive, mais apparemment ravie de sa découverte.
• Ce n’est pas le moment de se réjouir, sorcière, intervint Sheamon d’une voix agacée. Il faut que nous avancions, maintenant. Quel chemin devons-nous prendre ?

Le visage de Naru redevint sérieux, même si elle jeta un dernier regard de regret au symbole qu’elle observait avec curiosité. La sorcière examina les lieux, puis pointa l’une des entrées vers la gauche.

• C’est par là, indiqua-t-elle résolument. Nous ne devrions plus être très loin maintenant…

Ryku, Sheamon et Philippa lui emboitèrent le pas rapidement. Le renégat crut soudain sentir le regard de la statue peser dans son dos ; pourtant lorsqu’il se retourna, elle n’avait pas bougé d’un pouce. Il réprima un frisson avant de s’engouffrer dans le tunnel à la suite de l’espionne.

Contrairement aux autres galeries traversées précédemment, ce couloir avait été construit avec soin : il était en effet orné de fresques étranges mettant en scène des guerriers et des monstres se livrant bataille, accomplissant d’étranges rituels ou festoyant devant un immense banquet. S’il n’avait pas été aussi pressé, Sheamon se serait sans doute arrêté pour examiner ces curieux dessins, mais ses pensées étaient entièrement tournées vers Triss.

« Tu vas arriver trop tard… » susurra une voix sournoise dans son esprit. « Encore une fois… »

Sheamon se força à l’ignorer… mais c’était impossible.

Naru n’avait pas menti. Le tunnel, qui desservait plusieurs autres salles sombres et inquiétantes, remontait lentement comme s’il aspirait à rejoindre la surface. Au bout de dix minutes, ils finirent par atteindre la sortie : une longue échelle menant à une trappe solide. Il s’agissait d’une issue datant probablement d’avant l’arrivée des vampires dans le cratère, mais ces derniers l’avaient probablement aménagée par la suite pour leur propre commodité.

• C’est tout ce qu’Ilyann savait, déclara Naru. Il n’a aucun souvenir lié à des prisonniers...
• Evidemment, puisqu’Evander lui cachait cette partie de l’histoire… grommela Sheamon. Comme à pratiquement tous les autres, d’ailleurs. Apparemment, seuls certains de ses fidèles connaissaient toute la vérité. Mais ce n’est pas un problème, puisque le devin m’a indiqué où se trouvait la prison.

Il avisa Ilyann, toujours évanoui sur le dos de Ryku. Si le tigre était aisément capable de grimper jusqu’en haut avec ses griffes, il lui serait difficile de porter le vampire en même temps. Sheamon choisit donc la solution la plus simple, en délestant Ryku de son chargement pour l’étendre au sol.

• Que faites-vous ? s’inquiéta Naru. Vous n’allez tout de même pas l’abandonner dans ce souterrain…
• Ben sûr que oui, sorcière. Il ne risque rien ici. De toutes manières, il va dormir encore un peu et je n’ai pas envie de m’encombrer. Je le récupérerais en repartant… si j’y pense.

Sur ces mots, il empoigna les barreaux et grimpa rapidement. Il s’aperçut que peu à peu la roche cédait la place à des parois en ferraille découpée grossièrement. Ils avaient surement pénétré à l’intérieur de l’ancien vaisseau ; plus précisément d’après ses souvenirs, dans la partie nord de la cale à moitié détruite et maladroitement réparée par toute une infrastructure de piliers et de poutres. Or d’après Jonas, les prisonniers se trouvaient dans la partie sud encore solide.

En haut, une trappe de fer les attendait. Avec l’aide de ses pouvoirs il fit sauter la serrure sans difficulté pour entrer dans une sorte de cave pleine de bouteilles et d’amphores. Il y avait une forte odeur cuivrée qui n’était pas sans rappeler celle du sang et qui émanait des amphores. Sheamon devina qu’il s’agissait de la réserve des vampires, là où ils entreposaient le sang de leurs victimes... Philippa fut la seconde à se glisser à son niveau, suivie par Naru, et enfin par Ryku dont les griffes crissèrent sur le sol quand il se hissa hors du trou.

• Bien, maintenant il va falloir que vous vous dirigiez vers l’entrée principale, déclara Sheamon. Je m’occuperai des prisonniers. Ryku viendra avec vous ; à mon avis, son aide ne sera pas de trop. Vous savez ce qu’il vous reste à faire : attendez le bon moment et frappez par surprise pour récupérer Triss. Jonas et le dragon seront là pour vous assister. Si tout se passe bien, nous nous retrouverons à l’extérieur du refuge et on mettra les voiles ; ils seront trop occupés à se réorganiser pour nous donner la chasse. Sorcière, tu sauras retrouver le chemin ?
• Sans problème, répondit Naru, dont le visage exprimait une appréhension évidente mais également la détermination. Nous réussirons !
• Quoi qu’il en coûte, renchérit Philippa qui n’affichait aucune trace de peur sur son visage.
• Je l’espère… grommela Sheamon.

Il repéra la porte du cellier et l’ouvrit, débouchant ainsi sur un couloir. Il laissa passer Philippa, Naru et Ryku, puis ils se séparèrent : Sheamon continuant à suivre le tunnel, tandis que ses compagnons prenaient l’escalier à leur gauche. Le renégat s’arrêta un instant, hésitant. Devait-il vraiment suivre aveuglément le plan de Jonas ? Après tout, même un devin était susceptible de se tromper… Il serait bien plus efficace en se portant directement au secours de Triss plutôt qu’en allant libérer les prisonniers…

« Si jamais Evander te voit, il tuera Triss », lui avait révélé Jonas d’un ton grave. « Parce qu’il préfèrera mourir plutôt que de prendre le risque de laisser passer l’occasion d’éliminer lui-même une Nocturii ».

« Quand il me verra enfin, sa tête roulera par terre » avait rétorqué Sheamon.

« Peut-être… ou peut-être pas. Tu tiens vraiment à tenter ce pari alors que la vie de Triss est en jeu ? »

Sheamon avait serré les poings. Il combattait seul depuis plus d’un siècle et n’avait jamais compté sur personne d’autre que lui-même. Cela lui évitait d’être déçu et trahi à nouveau. Cependant depuis qu’il avait rencontré Triss, les évènements n’avaient cessé de lui échapper… Plusieurs fois déjà il avait dû dépendre des autres.

Il avait compris qu’il n’avait pas le choix. Jonas était sa seule chance de sauver Triss. Alors même si son plan lui paraissait douteux, qu’il avait la certitude que le devin lui cachait des choses vues dans le futur, Sheamon avait obtempéré. Et il s’y tiendrait.

Pour Triss.

Le renégat inspira donc profondément, puis reprit sa route.

A suivre...