Bientôt midi. Laurette attend, assise sur son banc, devant ses tulipes. Son petit-fils vient manger avec elle aujourd'hui. Il le lui a promis. Elle ne le voit pas souvent ; il travaille beaucoup. Il lui explique parfois ce qui l'accapare autant, mais elle avoue souvent à demi mots qu'elle n'y entend pas grand chose. C'est sans importance, puisqu'il est en sa compagnie. C'est un bien-être qui lui suffit. Quand il lui raconte ce qui l'attire dans sa carrière, elle revoit les yeux brillants de ce petit garçon qui traversait cette maison en criant de toutes ses forces, assis sur son tricycle, ou sur le pas de la porte, le menton tremblant mais déjà fier, un genou écorché d'avoir trop parcouru les chemins escarpés alentours.

Elle passe une main dans ses cheveux pour y rajuster son chignon, et lisse sa robe. Elle s'est fait une beauté pour lui. Ses visites se font rares ; peut-être a-t-il enfin rencontré une gentille jeune femme sachant prendre soin de lui ? Son unique petit-fils. Le printemps de son cœur. D'ailleurs, tout semble reprendre vie quand il est présent. La maison résonne de son rire tonitruant ; il occupe l'espace et l'anime pour elle.

Bientôt midi. Laurette attend, assise sur son banc, devant ses tulipes. En ce jour de fête, elle a tenu à mettre les petits plats dans les grands ! Elle a sorti la vaisselle reçue en cadeau de mariage pour ses 20 ans, comme tout trousseau qui se respectait à son époque. Elle a même repassé sa plus belle nappe en dentelle pour habiller sa petite table fatiguée. Le repas mijote, et le temps s'égrène au rythme des tic tac de la grande horloge de l'entrée. Son petit-fils s'y était caché, un jour. Quelle angoisse ! Mais sa colère s'était envolée dès qu'elle l'avait vu en sortir, riant à gorge déployée, de toute l'innocence et la spontanéité de son jeune âge.

Il repart souvent aussi vite qu'il est venu. Elle ne comprend pas bien pourquoi, mais elle ne lui en tient pas rigueur. Elle tente de graver tant bien que mal ces images dans sa mémoire maintenant défaillante. Il se porte bien et c'est tout ce qui lui importe. Il faudra un jour qu'elle lui demande de couper ces branches trop basses. Il est un peu en retard, c'est sans gravité : le repas peut attendre puisqu'il est meilleur réchauffé. C'est ce qu'il lui répond toujours, alors elle le croit.

Bientôt midi. Laurette attend, assise sur son banc, devant ses tulipes. Ce sont les fleurs favorites de son petit-fils. Elle se fait donc un devoir d'en replanter chaque année, malgré son dos meurtri par une vie entière de labeur à la campagne. Mais elle n'y prête aucune attention, trop concentrée sur cet alignement se voulant parfait pour lui plaire. Il vient manger avec elle, aujourd'hui. Il lui en a fait la promesse. Elle a épousseté le tourne disque et déballé des vinyles de sa jeunesse. Peut-être acceptera-t-il cette fois-ci de la faire valser un peu ?

Les moutons se promènent dans le champ voisin. Comme il adorait les moutons ! Il ne devrait plus tarder, maintenant. Il lui a promis. Aujourd'hui, son petit-fils vient manger avec elle.

La grande horloge de l'entrée retentit soudain. Midi !

Laurette attend, assise sur son banc, devant ses tulipes...