1 - Ariana 

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Ariana

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Madame Leclaire est formidable. Elle est la professeure principale des garçons mais surtout, leur professeure de français. Le regard doux et le visage poupon, elle sort à peine de la fac, et a donc encore tout à apprendra mais, de ce que m'ont rapporté Samuel et Damian, elle est très à l'écoute et surtout très aidante avec eux qui ont encore un peu de mal dans sa matière.

— Comment ça va depuis ce matin les garçons ?

Elle s'assoit derrière son bureau, et nous fait signe de faire de même.

Rafaël en bon élève qu'il est, prend place juste devant elle tandis que nos petits frères fuient quelques sièges plus loin.

Au tableau persiste un restant de cours de grammaire, ainsi qu'une partie mal effacée de la date du jour.

— Bien, sourit-elle en joignait ses mains. Alors alors, Damian Cortez et Samuel Portgas...

Tranquillement, elle s'organise et nous tend les deux bulletins avant de revenir à sa position initiale.

Cette réunion est la première depuis la rentrée en première de Samuel et Damian. Une en janvier – celle-ci – et une en juin – dans quelques mois. Le lycée des garçons à la particularité de marcher en semestres, là où beaucoup fonctionnent en trimestres. C'est pourquoi seulement deux rendez-vous avec le professeure principale sont tenus durant l'année, et non pas trois.

— Par qui on commence ?

— Ordre alphabétique ? Dans le cas du prénom et du nom, t'es le premier Dam.

Samuel couine en se recevant le coup de pied de mon frère sous le bureau, et je roule des yeux : savent-ils au moins que nous nous trouvons en réunion parents-professeurs et non dans la cours de récréation ?

— Ok, on va donc commencer par Samuel, ricane madame Leclaire. Alors...

Elle relit quelques notes, hausse les sourcils, visiblement étonnée de ses propres mots, avant de nous couler un regard entendu.

— En toute honnêteté, je ne m'attendais pas à un tel niveau. J'ai personnellement demandé à avoir Samuel et Damian dans ma classe afin de suivre leur progression, comme vous êtes arrivés sur le territoire il y a un an. Samuel a un excellent niveau en français, ainsi qu'en science et en histoire. Il est très investi dans la vie de la classe, et n'a presque aucuns problèmes de comportement.

— Presque ? répète Rafaël, dubitatif.

— Quelques petits accrochages avec d'autres jeunes, mais rien de bien problématique. Le bac blanc de français arrive bientôt, j'ai de grands espoirs en toi Samuel.

Le concerné hoche vigoureusement la tête, le rouge aux joues. Il semble gêné des compliments de sa professeure, ce qui ne m'étonne qu'à moitié. Si Damian aime bien se faire mousser, son petit ami lui préfère rester loin des projecteurs.

— Le sport reste un point faible. Il n'est pas mauvais, mais madame Gras ne le trouve pas très investi. Elle rapporte que tu fais le strict minimum et que ses cours n'ont pas l'air de te stimuler.

— Elle a totalement raison.

Le soupire de Samuel me fait sourire, car il vient du fond du cœur.

— C'est un bilan très positif, vraiment. Essaye de travailler ton intérêt pour la matière de madame Gras et ton prochain bulletin sera irréprochable ? Damian maintenant ?

Je jette un coup d’œil à mon frère, et le vois rabattre sa capuche devant ses yeux.

Oh non.

— Autant je dénote une volonté de réussir chez Samuel, autant Damian ne montre pas beaucoup d'intérêt à mon cours, ou à celui de mes collègues. À dire vrai, seul le sport et l'art plastique semblent lui plairent.

Madame Leclaire a un air peiné au visage tandis qu'elle agite une copie de mathématiques griffée d'un voyant six sur vingt au feutre rouge.

— Rien d'irrécupérable évidemment, sinon je vous aurai convoqué avant ce rendez-vous mais, il va falloir mettre un coup de collier jeune homme, il en va de ta réussite aux examens. Je vois bien que tu essayes, que tu travailles, mais dans ton cas et j'en suis navrée, il va falloir redoubler d'efforts.

Aucune réponse du côté de mon frère. Je laisse mes doigts se crisper sur mon jean, et demande d'une petite voix si l'apprentissage du français se fait tout de même convenablement.

— Oui, oui bien sûr. Il parle plutôt bien d'ailleurs. Son accent je dois l'avouer ne lui facilite pas la tache, mais il persévère, et c'est un excellent point. Tu te sens à l'aise avec le français Damian ?

Mon frère lève un pouce en l'air, s'attire les foudres de sa professeure.

— Tu as la langue bien pendue d'habitude, alors ce n'est pas parce que ta sœur est là que tu dois mal te conduire. Maintenant, tu vas me répondre avec de vrais mots, et vite.

Et alors que je m'attends à une pique acerbe de Damian, il relève la tête, retire sa capuche, et explique avec lenteur qu'il a encore du mal avec le français ''scolaire'', d'où ses difficultés dans les cours ''classiques''. Il nous apprend d'ailleurs que pour lui, il a été retiré trop tôt des cours des UPE2A.

— Vraiment ? s'étonne Rafaël. Tu disais pourtant être content d'être en classe classique.

— Oui bah... non. C'est compliqué pour moi. J'arrive pas à suivre en histoire. Ni en français. On travaille les figures de style et la méthode pour construire une dissertation alors que j'ai encore du mal à conjuguer le verbe ''être'' à tous les temps.

Samuel a passé une min dans son dos, semble le rassurer de longs mouvements, mais mon frère s'obstine à garder son air dépité, le nez retroussé et les sourcils arqués.

— Pourtant j'essaye. Samuel et Nassim m'aident beaucoup, mais ça reste difficile et j'ai pas envie d'être un poids à ce niveau-là.

— Nassim Bendriss ?

— Oui.

Étonnée, madame Leclaire prend quelques notes, avant de croiser ses longs doigts sous son menton et de planter sur nous un regard entendu.

— Écoute, ce qu'on peut faire, c'est que pour le second semestre, tu peux peut-être repasser en UPE2A, au moins pour les cours où tu as trop de mal. Histoire, maths, et peut-être même sciences ?Tu en penses quoi ? Le français aussi ? On peut faire en alternance ?

Mon frère se tasse encore un peu plus dans sa chaise, chasse le bras que Samuel tente désespérément de passer derrière lui, avant de soupirer.

— Oui. Oui ça pourrait être pas mal.

— Je suis contente que tu arrives à mettre des mots sur tes difficultés, c'est très bien.

— Humhum.

Il n'est vraiment pas d'humeur, et être ainsi coincé entre sa professeure principale, Samuel et nous n'a pas du tout l'air d'aider à le détendre. Grincheux, il ramène ses pieds sous sa chaise, se contorsionne, fixe un point invisible par la fenêtre.

Rafaël entame une conversation sur les modalités des épreuves blanches à venir, pour changer de sujet, tandis que j'essaye d'interpeller mon frère.

Rien à faire, il boude, et m'ignore d'une façon glaciale comme lui seul en est capable.

   Lorsque nous arrivons sur la place du Pont, beaucoup de gens sont encore dehors, malgré le froid, l'heure tardive et le fait que nous soyons en pleine semaine. Beaucoup d'enfants, ce qui m'étonne guère au vu de la couche de neige qui recouvre les trottoirs.

Rafaël marche à mes côtés, me raconte sa mission en Italie – qui a échouée – tandis que Samuel tente de dérider mon frère, quelques pas derrière nous. La réunion parents-professeurs a finalement été rapide, et je ne m'en plains pas. Il me reste encore deux épreuves cette fin de semaine, et il me faudrait réviser une ou deux heures ce soir afin de tout me remettre en tête.

En bas de l'immeuble, notre voisine madame Ilma traîne derrière elle un caddie remplie à rasbords et sourit à pleine dents à la vue des garons derrière nous.

— Samuel, Damian ! Vous tombez bien !

Elle nous interpelle avec bonne humeur et à sa simple vue, Damian semble se détendre.

La vieille femme est notre voisine de palier et passe souvent nous apporter des pâtisseries ou des fruits lorsqu'elle n'en vient pas à bout. Les garçons l'aiment beaucoup : selon Samuel, elle lui fait penser à Ma, avec son côté bonne patte, tout en restant une femme de caractère.

Samuel attrape la poignée du caddie, et Damian s'empare des roues, de façon à pouvoir le porter dans les marches.

Ils partent devant, et madame Ilma m'attrape le bras, les yeux pétillants.

— Vraiment, ce sont des crèmes.

— On les a bien dressés, je plaisante en lui emboîtant le pas dans les marches en pierre.

Elle rit, agite la main devant son visage, et coule un regard interloqué à Rafaël.

— Vous étiez en déplacement ? Mon amie Sonia vous a vu revenir avec une petite valise tout à l'heure.

Elle est adorable vraiment, quoi qu'un peu intrusive. Il n'est pas rare qu'elle dispute les enfants qui jouent sur la place depuis sa fenêtre, et aime à identifier chacun de nos faits et gestes. Très bonne en informatique, elle s'est d'ailleurs étonnée, lors de nos premières semaines ici, de ne pas nous trouver sur les réseaux sociaux.

Phantom effect, mais nous n'avons pas osé lui expliquer pourquoi.

Après tout ici, personne n'est réellement au courant d'avant. Pour les camarades de classe des garçons, mes propres connaissances le voisinage, nous somme simplement de nouveaux arrivants sur le territoire pour une quelconque raison personnelle.Est-on vraiment obligé de raconter nos vies au premier venu ?

Arrivés à notre étage, Samuel et Damian déposent le caddie devant la porte de madame Ilma, la saluent, et rentrent à l'intérieur de notre appartement sans plus s'attarder.

— Vous voulez venir manger samedi soir ? je propose à la vieille dame en regardant Rafaël s'éclipser de façon très peu discrète.

— Ce samedi qui arrive ? Ça aurait été avec plaisir, mais ma fille et ses cinq enfants débarquent de Grenoble vendredi soir. Une prochaine fois ma petite, c'est très gentil en tout cas.

Elle m'étreint les mains, et rentre chez elle après m'avoir salué dans un arabe que je ne comprends toujours pas malgré mes efforts.

À l'intérieur de mon propre appartement, le son de la télévision hurle, l'enceinte de la cuisine diffuse NRJ, Rafaël a déjà mis une casserole d'eau sur le feu, les garçons sont à table, le nez dans leurs cahiers.

Rapidement, je me défais de mes chaussures, et vais pour couper la télévision dans une cacophonie de plaintes et de soupirs des jumeaux.

— Non. Vous sentez le furet, et Mikky, je suis prête à parier que tu n'as pas fait tes devoirs, je gronde en agitant la télécommande.

Ils échangent un regard, viennent m'étreindre, et conviennent d'un tour pour la douche, et d'une mise aux devoirs immédiate et sans appel.

Au moins eux semblent être coopératifs.

Par la fenêtre, la neige tombe à gros flocons, recouvre à nouveau la route. Pas de doute possible : mon bus sera encore aux abonnés absents demain matin.

De retour dans la cuisine, je dépose un baiser contre la tempe de Rafaël, avise les deux boites de pâtes sur le plan de travail, acquiesce avec lassitude.

Quatre adolescents dans la fleur de l'âge, un kilos de pâtes n'est parfois même pas suffisant.

— Je prends mon service à vingt heures, on va être bons ?

— Si l'eau chauffe vite, oui. Sinon je t'en garde pour quand tu rentres, souffle t-il contre ma peau.

— Ouais. Euh... je vais me changer, tu pourras vérifier les devoirs de Mikky ?

Il hoche la tête, et je m'éclipse à nouveau.

Notre nouveau rythme de vie, c'est ça : une alternance parfois précaire entre école, lycée et fac, vie de famille nombreuse, petits boulot d'appoint, déplacements de Rafaël, cheerleading pour Damian et Mikky, football pour Samuel, crossfit pour tout le monde le jeudi, psychologue, psychiatre, et tout ce qui s'en suit bien sûr. J'ai parfois l'impression de vivre entre parenthèse, une fois que tout ce qui incombe à mon rôle est réglé. Je vois mes frères en coup de vent, et me sens coupable de les laisser à leur sort lorsque Rafaël est en mission aux quatre coins de l'Europe. Il voulait raccrocher après Soledo, mais Jay et son chef l'ont convaincu de ne rien lâcher, et ce malgré notre fuite judiciaire.

Rapidement, j'enfile ma tenue de travail, me rattache les cheveux, me maquille légèrement, et reprends mon souffle.

Le restaurant où je travaille les soirs de semaine est juste en bas de l'immeuble, et le patron est au fait de ma situation familiale plutôt... atypique, mais ce n'est décemment pas une excuse pour arriver en retard.

Danny passe la tête par la porte de ma chambre, et m'indique qu'il est douché, avant de venir m'étreindre.

— Tu travailles pas ce week-end, hein ?

— Non. Et mes partiels seront finis donc j'aurai du temps à vous consacrer.

— Tu te rappelles que Dam et Mikky participent à un spectacle à l'Arène ?

Un instant je bats des cils, le dévisage, puis me rappelle. Oui, bien sûr, le spectacle donné en faveur de la recherche sur le cancer, auquel participe l'école de cheerleading de Damian et Mikky.

Évidemment. Comment aurais-je pu oublier ?

— Oui, oui bien sûr.

— Tu mens, note mon frère en croisant les bras.

— Danny, tu connais la ''charge mentale'' ?

— Non.

— Eh bien renseigne-toi. Le repas est prêt ?

Je l'escorte jusqu'à la sortie de ma chambre, et me rue dans la cuisine pour trouver Samuel seul, dépité, et remuant une grande cuillère en bois dans la casserole, la mort dans l'âme.

— Si tu me dis qu'il est sur son ordinateur, je le tue, je lance en avisant le temps restant sur le minuteur.

— Au téléphone avec Jay mais, j'imagine que ça rentre dans tes critères.

— Affirmatif. Où est Dam ?

Il hausse les épaules, me fais signe de me calmer, et de prendre le temps de respirer.

Dix-neuf heures quarante-cinq à ma montre : je n'ai pas le temps.

J'informe Samuel de mon départ, lui demande de me sauver une part de pâtes, et vais l'embrasser sur le front avant d'attraper mon sac à main.

— J'espère pas vous voir traîner lorsque je rentrerai.

Il m'offre un sourire immense ponctué d'un geste militaire, avant de couiner : son coude vient de faire vaciller la casserole.

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