5 - Rafaël

18 minutes de lecture

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Rafaël

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« L'agent de police de Queenstown marche vite devant moi. Il gravit les marches quatre par quatre, sa collègue sur les talons. L'assistant social en charge de notre dossier est là lui aussi, crispé. Il fait terriblement chaud dans cette cage d'escalier poisseuse et odorante. Un chaton est roulé en boule sur un paillasson, nous regarde passer de ses petits yeux jaunes perçant, puis se recouche.

— Quatrième étage ? s'assure l'agent.

— … oui.

Une boule s'est formée dans ma gorge depuis que je suis descendu de la voiture de police garée en bas. Au fond de moi, je sais que ce que je fais est la meilleure des choses à faire, mais persiste tout de même ce sentiment profond de trahison et de brutalité que je m'apprête à administrer à ma propre mère.

Désormais debout devant la porte de notre appartement, ma bouche s'assèche et mes mains se mettent à trembler.

Deux ans que je ne suis pas revenu. Deux ans que je n'ai pas senti cette odeur pestilentielle de tabac froid et d'alcool à brûler, même par-delà la lourde porte en bois.

— Madame Portgas, ouvrez, c'est la police.

Je reste figé, les yeux écarquillés par la crainte. Et si elle n'était pas là ? Et si l'un de ses nombreux amants ouvrait à sa place ?

Et Sam... ?

Contre toute attente, la porte s'ouvre rapidement pour dévoiler ma mère dans un sale état : en robe de chambre usée, les membres maigres et le visage émacié, elle tient entre ses doigts une cigarette à peine allumée. Ses yeux sont ternes, cernés, rougis par les larmes ou l'herbe. D'un regard circulaire, elle nous balaye, s'attarde sur mon visage. Le nœud dans ma gorge augmente, me tétanise : elle ne me reconnaît pas.

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— Vous êtes seule ici madame ?

— Hum ? … oui. Euh, non, non. J'ai mon fils avec moi.

L'un des deux agents se gratte l'arrière de la nuque, avant d'expliquer à ma mère qu'ils agissent aujourd'hui suite à une déposition pour maltraitance avérée. Et, même dans son brouillard, je remarque les sourcils de ma mère s'arquer, ses traits se durcir.

— Pardon ?

— Est-ce qu'on peut entrer madame ?

— … non. Bien sûr que non.

Elle n'a toujours pas compris qu'il ne s'agit plus de sa volonté. Avec ce que j'ai apporté au commissariat, et les constatations des dernière visites de mon frère à l'école, mais aussi chez le médecin, elle n'a pas le choix. Ils lui demandent l'autorisation pour la forme, ils ont un mandat.

Derrière elle, mon frère apparaît, presque invisible dans son pyjama trop grand pour lui. Il est d'une pâleur cadavérique, et ses cheveux en bataille me semblent être en paille.

— Samuel ?

C'est le premier mot qui sort de ma bouche depuis que ma mère a ouvert. Les yeux de Samuel s'illuminent tandis qu'il se rapproche rapidement. Ma mère, qui s'en aperçoit, le repousse brutalement vers l'arrière, lui somme de retourner dans sa chambre.

— Madame, nous avons un mandat pour entrer. Je vous prie de vous écarter.

— Vous ne pouvez pas me prendre mon bébé.

Sa voix craque légèrement. Elle se racle la gorge, s'essuie les yeux d'un revers de la main, avant de se retourner pour aller saisir Samuel par les épaules, possessive.

— Vous n'avez rien pour me le prendre !

Elle hurle, passée du choc à la fureur hystérique en quelques secondes. Sa cigarette toujours en main, elle enlace mon frère, le serre contre elle. Lui, visiblement perdu, me dévisage, attend de savoir quoi faire, quoi dire.

— Madame, s'il vous plaît.

La policière vient de rejoindre ma mère, tente de la raisonner, en vain. Elle gronde, crie comme un animal enragé, se raccroche à mon frère comme à une bouée de sauvetage. Il s'est mis à trembler, les yeux écarquillés face aux hurlements de notre mère, qui le secoue, lui demande si elle le maltraite, lui ordonne de ''dire la vérité'' à la police.

Sa chemise de nuit s'est retroussée sur ses bras, dévoilant de récentes marques au creux de ses coudes.

L'appartement est dans un état pitoyable : sale, en désordre, jonché de bouteilles en verre et de mégots en tous sens, le nœud augmente, se resserre.

J'aurais dû agir il y a longtemps, ne pas partir, ne pas l'abandonner dans mon sillage.

— Samuel, viens mon chat.

Mon petit frère semble revenir à lui dans un sursaut, se défait de la prise de ma mère pour venir se nicher contre moi. Accroupis, je le réceptionne à la volée, essuie ses larmes de mon pouce, le serre contre moi.

— C'est finis, je susurre.

— Il a besoin de moi ! s'époumone ma mère.

Je braque sur elle un regard glacial, et alors seulement, elle percute, me reconnaît. De la fureur, son expression mue en rage sourde, elle me traite de lâche, de pourriture, de voleur d'enfants.

— Ce n'est pas lui qui a besoin de toi, je siffle. C'est l'inverse.

Samuel s'agrippe à mon blouson de toutes ses forces, me demande si nous pouvons partir, dans un souffle éteint.

La dernière chose que je vois avant de faire sortir mon petit frère de l'appartement, est le visage de cette femme détruite par ses excès, strié de haine et de tristesse. Pire des trahisons : en plus de se faire prendre son enfant, elle se le fait retirer par son autre fils. Double peine. »

   Réveillé en sursaut par la sonnerie à la porte d'entrée, je bats des cils, grogne et m'étire.

Sur mon réveil, il est neuf heures trente. Ariana dort toujours, collée contre moi, tranquille. La forme de son corps nu sous les couvertures me fait sourire : elle dort en boule, les genoux à hauteur du menton, comme les enfants. Mes yeux balayent son visage serein, ses lèvres entrouvertes et ses cheveux en bataille devant ses yeux clos.

Les sonneries s'intensifient, deviennent plus pressantes. Je ne sais pas si les garçons sont rentrés la nuit dernière, ça pourrait être eux. Un soupir m'échappe tandis que je m'extirpe du lit, ne prends pas la peine d'enfiler un tee-shirt et rejoins la porte d'entrée d'un pas traînant.

— J'arrive, je grogne alors qu'une nouvelle sonnerie retentit dans l'appartement.

Un coup d’œil par le judas de la porte me permet de constater qu'il ne s'agit pas de Damian et Samuel, mais bien de Jay, tout sourire.

— Qu'est-ce que...

D'une façon mal-assurée, plus qu'endormie, je tourne la clef dans la serrure, et m'éloigne du passage pour le laisser entrer, un énorme sachet en papier entre les mains.

— J'ai ramené des croissants, s'exclame t-il.

— Rien à branler de tes croissants, qu'est-ce que tu fous là Jay ? Tout le monde dort.

Il secoue la tête, balaye ma mauvaise humeur d'un mouvement de la main, avant de faire son chemin jusqu'à la cuisine, habitué. Comme s'il était chez lui, il rempli la machine à café d'une bonne quantité d'eau avant de préparer un filtre.

— Putain c'est quoi ce bordel ?

Je tourne la tête, et constate ma petite amie, en peignoir en soie, l'air mauvais.

— Tonton Jay a ramené le petit déjeuner, je grince.

— Si t'as réveillé les jumeaux ou les ados, je te tue.

— Ari, beauté parmi les astres, va te foutre un coup d'eau sur la figure, tu fais peur à voir.

Ariana siffle, jette un dernier regard assassin à mon ami avant de disparaître, troquant sa place avec un Damian encore endormi, les yeux bouffis. Il marche jusqu'à moi, m'interroge d'un air équivoque alors que sur l'îlot de la cuisine, Jay vient d'ouvrir son ordinateur portable.

— Bonne soirée ?

— … ouais. Et vous ?

Jay ricane, et pour une fois, Damian l'ignore. Après un véritable travail sur lui et sur sa mauvaise humeur matinale, il s'avère qu'il peut être le plus doux des adolescents, lorsqu'il le veut bien. C'est pourquoi, après un bâillement et un petit reniflement, il vient se caler contre mon épaule. Il grelotte, et ce malgré son gros pyjama en pilou-pilou aux manches trop longues et ses grosses chaussettes de Noël.

— Sam dort toujours ?

— Oh oui. Je pense qu'on le verra pas avant quatorze heures.

— Noté.

Je me penche pour attraper la tasse de café que Jay me tend sans défaire mon bras passé autour des épaules de Damian. Sans exagéré, je dirais que notre relation a évoluée d'une façon bénéfique et inattendue depuis notre arrivée en France. De ce qui ressemblait à ennemis publics et privés, nous sommes passés à un lien presque fraternel qui me perturbe parfois. Penser à notre dynamique familiale me fait grimacer : que doivent penser les gens qui nous connaissent sans nous connaître ?

Ce n'est pas forcément glorieux, mais c'est ainsi que notre famille fonctionne – ou dysfonctionne.

Mon ami marmonne et tape frénétiquement sur son ordinateur, les yeux rivés sur l'écran, le nez retroussé.

— J'ai trouvé comment ta mère est revenu dans le circuit et en fait, c'est super con.

Mon intérêt piqué au vif, je hausse un sourcil, et lui indique de continuer.

— Deux mots : réseaux sociaux.

Damian se tend légèrement contre moi, mais ne fait aucun commentaire. À la place, il se défait de mon étreinte, et va se chercher un verre de lait de soja. Son expression en dit cependant long sur ce qu'il pense. Les réseaux sociaux, encore et toujours, la tare de leur jeunes vies.

— La vie de Samuel sur les réseaux est plutôt pauvre un compte Instagram inactif depuis l'an dernier, pas de Facebook, ni de twitter. Simplement un compte Snapchat, qui lui pour le coup, est bien actif.

— On avait dit quoi sur les réseaux sociaux ? je marmonne en jetant un regard blasé à Damian.

— On parle de ton frère là, pas de moi.

— Attends mon poussin, t'arrive juste après.

Le surnom dont vient de l'affubler Jay semble tilter à l'oreille du concerné, qui se contente néanmoins de porter son verre de lait à ses lèvres, de moins bonne humeur que lors de son levé.

— Donc, Snapchat actif. Et Snapchat public.

Je hausse les sourcils, commence à sentir la colère grimper en moi. Le pire, c'est que je suis persuadé que Samuel en sait même pas que son compte est accessible par tous.

— Mais, son nom d'utilisateur est assez anonyme pour ne pas sortir lorsque l'on cherche '' Samuel Portgas''. C'est là que notre ami Dami entre en jeu.

Damian renifle, désormais assis sur le plan de travail juste à côté de l'ordinateur de Jay. Il balaye l'écran d'un regard contrarié, claque sa langue contre son palais : ce qu'il y voit ne semble pas lui plaire.

— Damian donc : un compte Instagram encore actif. Très actif même, mais qui ne dévoile aucune information sur votre localisation. Géoloc désactivée. Le soucis mon poussin, c'est que dans la biographie de ton compte, tu as indiqué le nom de Samuel, le lien vers son compte Instagram, mais aussi vers son pseudo Snapchat public. Avec un adorableémoji côur, que c'est attendrissant.

— Et comment sa sorcière de mère a pu tomber sur mon compte ?

Il écarquille légèrement les yeux, s'excuse d'un ''désolé'' du bout des lèvres, à des lieux d'être sincère. Qu'il ne se méprenne pas : je suis tout a fait d'accord avec l'affectueux surnom qu'il a donné à ma mère.

— Parce que, j'imagine hein, c'est qu'une supposition mais...

Jay me fait signe d'approcher, et tourne l'ordinateur dans ma direction, afin que je puisse constater par moi-même le fruit de ses recherches.

Un ancien compte appartenant à mon frère apparaît à l'écran : il est composé de vieilles photos, de phrases clichés dans sa biographie, un profil d'enfant. Sur l'un de ses derniers postes, datant du vingt-deux septembre deux-mille-dix-neuf, il indique son entrée à « Soledo high » sous une photo de son cartable. À partir de là, pour quelqu'un qui suivait cet ancien compte, il était facile de déduire la localisation de l'utilisateur.

Jay m'explique alors que sur la plateforme, lorsque l'on cherche « Soledo high » dans la barre de recherche, ressort un groupe de discussion ouvert, où sont repostées des photos par différents élèves du lycée. L'une d'elles, datant du trente-et-un octobre deux-mille-dix-neuf, affiche mon frère, bras dessus bras dessous avec un Damian largement éméché et identifié dans les commentaires. De là, et ce malgré l'inactivité de l'ancien compte de mon frère, ma mère a donc pu remonter jusqu'au compte de Damian, et le garder sous la main en constatant les photos sur lesquelles apparaissait mon frère. De fil en aiguille, et malgré le nouveau compte Instagram privé de Samuel, elle a donc pu accéder à son compte Snapchat public, et nous localiser.

Mon sang bouillonne dans mes veines : elle nous espionne depuis longtemps, c'est monstrueux.

— Wouah, souffle Damian, visiblement impressionné. Bonne stalkeuse tu madré.

— La ferme Damian.

Il hausse les épaules, et saute du comptoir sans plus accorder d'intérêt à l'ordinateur.

— Super, lance t-il, aux portes de la cuisine. Maintenant qu'on sait comment elle vous a trouvé, l'important va être de savoir comment la faire dégager, et fissa. Et je vais aussi mettre le compte de Sam en privé. Quelle buse ce mec putain.

Il quitte la pièce en grognant, tandis que mon regard converge vers mon ami, les sourcils froncés.

Le problème, celui qui m'agite désormais le plus, ce n'est pas tellement de savoir comment ma mère nous a retrouvé. Non, le soucis ici, est que grâce à son mode d'action, elle a eu accès à toute la vie de Soledo High, l'an dernier. Et de novembre à décembre, cette vie a été rythmée par plusieurs éléments qui pourraient jouer en notre défaveur si comme elle me l'a annoncée, elle demande à récupérer Samuel.

Ce groupe a forcément fait état de ces choses : l'enlèvement, les bagarres au lycée, la fusillade, la guerre de gangs. Événements auxquels mon frère a été lié.

Une goutte de sueur dégouline de mon front.

Je dois la rencontrer, essayer de savoir ce qu'elle a contre moi, à tous prix.

   Le footing a le don de me détendre. Lorsque je sens mes poumons se gonfler d'oxygène, que j'entends le bruit calme de mes semelles sur le sol bétonné, j'oublie momentanément le reste, ce qui me tracasse.

À petites foulées, je talonne un Danny plus qu'énergique, qui alterne entre sprint et course classique, le tout en sifflotant un petit air entraînant.

— Dan, tranquille, je suis vieux moi.

— Vieux, fumeur, bien plus lourd que moi, je sais. Mikky m'avait prévenu que tu courrais mal.

J'écarquille les yeux, plus que vexé par sa remarque, et accélère pour me ramener à sa hauteur, afin de pouvoir le dévisager de toute ma hauteur.

Désormais plus grand que son jumeau, Danny a aussi commencé à

Courir me détend, et j'en avais besoin. Entre ma mère, et mon frère qui m'a fait hurler avant de parti courir, le besoin de m'oxygéner devenait vital.

D'ordinaire, lorsqu'ils sortent en soirée, je suis plutôt tranquille : Samuel ne boit presque jamais, et Damian a appris à... se raisonner, plus ou moins. Ou plutôt, il s'arrange pour vomir tripes et boyaux avant de rentrer à la maison, et à la décence d'asperger ses vêtements de déodorant pour couvrir les odeurs de cigarette et d'herbes.

Alors, lorsqu'à treize heures, j'ai entendu un vacarme assourdissant dans la chambre de mon frère, pour finalement le retrouver à genoux en train de vomir à grandes gerbes dans sa poubelle de bureau, j'ai déchanté. Damian m'avait prévenu que mon frère n'avait pas été très ''raisonnable'', mais je ne m'imaginais pas qu'il aurait pu boire à s'en rendre malade de la sorte.

Et, je sais que je ne peux pas vraiment l'en blâmer. Le contexte est ce qu'il est, et je peux largement imaginer tout ce qui a dû l'agiter depuis hier midi, mais ce n'est pas une raison. Il existe d'autres moyens de combattre ses idées noires qu'en buvant jusqu'à la rupture.

Nous arrivons sur une petite aire de street workout, où Danny s'arrête pour reprendre son souffle, tandis que j'attrape une barre de traction.

— Quinze ? me propose t-il en levant un sourcil.

— Vendu, mais tu fais la même.

Il acquiesce vivement, saute pou attraper une barre plus basse, et commence à se soulever sans peine visible, tout en décomptant ses mouvements.

Plusieurs autres sportifs nous entourent, discutent et grondent au gré de leurs efforts sur les différents points d'exercices. Une jeune femme non loin de moi est en équilibre sur sa barre, les jambes en l'air et le visage aussi rouge que la veste à capuche de Dany.

Dans ma poche, mon portable vibre, je reconnais la sonnerie de Ariana.

Lâchant ma barre, j'attrape mon portable et décroche, le souffle court.

— Ariana Cortez, que se passe t-il ?

— Je te préviens juste que j'emmène Dam et Mikky à l'Arène. Ton frère dort, je laisse des clefs chez la voisine ?

— Non, j'ai les miennes t'en fais pas. Il va mieux ?

— Samuel ? Hum... il a pas vomi depuis trente minutes, donc j'imagine que oui.

— Putain, je siffle. Quelle idée il a eu de...

— Raf, je veux pas me faire l'avocat du diable mais, je pense qu'il avait ses raisons de pas être super bien hier soir.

J'inspire à pleins poumons, et acquiesce. Que puis-je faire d'autre de toute façon ? Elle a entièrement raison. Nous échangeons encore quelques banalités, jusqu'à ce que je raccroche, mon souffle et mon énergie retrouvé.

— Boire ça fait vraiment disparaître les problèmes ?

— Sur le moment oui, je marmonne en m'essuyant le front du revers du bras. Mais crois-moi Dan, lorsque Samuel va se réveiller tout à l'heure, il sera tout sauf ''bien''. Ça marche sur le coup, mais après, ça fait qu'empirer ce qui était déjà dur à encaisser.

Danny m'observe d'un drôle d'air, mais finit par hocher la tête, comme s'il comprenait toute la portée de mes mots. Il n'a que onze ans, que peut-il comprendre à mes grandes paroles fatalistes sur l'abus d'alcool ? Paroles que je sais discutables et réfutables.

À nouveau au sol, le petit frère de ma petite amie s'étire, sautille sur place, avant de me proposer de passer acheter un bubble tea avant de rentrer. Et, qui serais-je pour refuser un bubble tea à un enfant ?

   Danny gronde en retirant ses chaussures, le teint pâle et les sourcils froncés. Lorsque nous sommes arrivés devant la porte de notre appartement il y a cinq minutes, se trouvait un oiseau mort devant notre porte. Ce n'est pas la première fois que ça arrive : Poulette, la chatte de madame Ilda a la fâcheuse tendance à nous faire cadeau de ses proies durement attrapées en bas de l'immeuble, et de nous les déposer sur le paillasson. Nous en avons déjà discuté avec notre voisine, sans pour autant en faire tout un drame : il suffit d'attraper l'oiseau et de le mettre à la poubelle, mais le soucis reste les jumeaux, qui sont plutôt sensibles au fait que Poulette ôte la vie d'innocents oiseaux pour ensuite les abandonner devant chez nous comme des mal-propres.

Je viens de jeter le pigeon dans notre poubelle, bien enveloppé dans une grosse épaisseur d'essuie-tout, et m'asperge le visage à grands jets. Il fait à peine cinq dehors et pourtant, je meurs de chaud.

En une fraction de seconde, mon sweat passe par-dessus ma tête et vas s'échouer par terre, près du plan de travail.

— Ramasse-le ou Ariana va te tuer.

J'opine à la remarque avisée de Danny et ramasse le vêtement pour aller le mettre dans le bac à linge sale. Sur le chemin jusqu'à la salle de bain, je constate que la porte de Samuel est ouverte, mais que les volets eux, sont toujours clos.

Après avoir jeté mon sweat dans la panière, je reviens sur mes pas, et passe par l'entrebâillement de la porte pour aller m'asseoirsur le rebord du lit de Samuel, somnolant.

Il sursaute à peine, me balaye d'un regard fatigué, avant de remonter al couette sur son visage.

— Non, je crois pas non.

Plus sec que je ne l'aurai voulu, j'attrape le rebord de la couette, et la tire afin de découvrir le visage de mon frère, cerné et marqué par ses abus de la veille.

— T'as plus envie de gerber ?

— Raf je...

— Tu rien du tout. Lève-toi, c'est quinze heures.

Il gronde, alors je prends mon courage à deux mains, et vais ouvrir le volet dans un mouvement assez vif pour parer ses protestations. La lumière extérieure se déverse dans la chambre, Samuel grogne comme un animal sauvage, se terre un peu plus dans ses draps.

— Tu peux te mettre des mines si tu veux, mais après tu assume. Pour une fois, prends exemple sur ton copain.

— Il est où Dam ?

— Partit s'entraîner à l'Arène. Tu sais, exercer une activité sportive saine.

Ma remarque le hérisse. En un battement de cils, il se redresse et me dévisage, teigneux. L'alcool ne lui réussi pas, vraiment.

— J'ai jamais eu la gueule de bois, tu pourrais être un peu plus tolérant.

— Et toi un peu plus coopératif. Je vais te préparer des pâtes au kiri, ça te va ?

— … ouais.

Il marmonne sa réponse, mais je sais que j'ai visé juste : toutes les querelles du monde ne sauraient résister à l'appel des pâtes au kiri. Son petit pêcher mignon, même s'il ne l'avouera jamais.

En quelques enjambées, je rejoins la cuisine, où Danny est en train de siroter un verre de sirop à la fraise, les yeux perdus dans un livre ouvert sur le plan de travail. Sa concentration m'impressionne.

— Tu lis quoi ?

— Un truc sur les espèces maritimes. C'est Mig qui l'a pris au CDI du collège.

— Mig ?

— Oui, il dit que ''Mikky'' ça fait trop bébé.

Je pouffe en sortant une casserole, m'imaginant parfaitement Mikky tenir ce genre de discours. Peut-être que le fait qu'il passe autant de temps avec Damian ne lui est pas si bénéfique que ça.

Dans le genre « rebelle de seconde zone », Ariana et moi gardons le vif souvenir des crises qui peuvent parfois agiter le petit ami de mon frère.

Samuel nous rejoint quelques secondes plus tard, groggy dans son survêtement de l'Olympique Lyonnais. Ses yeux sont d'un douloureux rouge que je devine dû à la fumée de cigarette, espère que ce ne soit pas la cause d'un autre mal.

— Si tu sens que tu as envie de vomir, s'il te plaît, éloigne-toi de moi.

— Oui Danny.

Mon frère bat des cils, soupire en se laissant tomber sur une chaise, enfouit son visage entre ses mains.

La casserole sur le feu, les pâtes prêtes à être immergées, je vais m'asseoir en face de lui, passe une main amusée dans ses cheveux.

— La première cuite de mon baby brother, la classe.

— C'est pas marrant Raf...

— Vous êtes rentrés comment ? Parce que, même s'il se portait mieux que toi en se levant, je suis pas assez bête pour croire que Dam a fait le Sam hier soir.

— Le Sam ?

— « Sam, celui qui conduit, c'est celui qui ne boit pas », récite Danny avec un air savant.

Mon frère roule des yeux, mais me répond tout de même du bout des lèvres, deux noms que je n'ai jamais entendu auparavant dans leurs conversations.

— Qui ça ?

— Des nouveaux. Enfin non, ils étaient là avant, mais après ils sont partis et là... wouah j'ai mal à la tête.

Un petit rire moqueur de Danny s'élève dans mon dos : par-dessus mon épaule, je le fusille du regard avant de revenir à mon petit frère, qui quoi que j'en dise, me fait plutôt mal au cœur.

— On va dire que vu les circonstances, cette cuite est pardonnée, ok ?

— Ça craint Raf, j'ai faillit vomir sur Dami.

— Balle au centre, on va dire ça comme ça. Il t'en veut pas, donc relax. Crois-moi que si tu avais vraiment régurgité sur sa majesté, on l'aurait entendu gueuler.

Mon frère bat des cils, se frotte à nouveau les yeux tandis que je lance enfin la cuisson de ses pâtes. Quelques minutes, nous restons à nous regarder lui et moi, sans réellement savoir comment crever l'abcès. Lui frappe le rebord de la table du bout des doigts, et moi je joue sans même m'en rendre compte avec les cordons de ma veste. Nous serions presque ridicule, pour quelqu'un qui s'attarderait sur notre malaise.

— Et du coup..., finit par lancer Samuel. Tu comptes... enfin, tu vas rappeler... maman ?

Son dernier mot est étouffé, presque murmuré dans un souffle douloureux. À l'entendre, prononcé ce mot semble lui coûter, comme il me coûte de l'entendre qualifier cette femme d'un tel nom affectueux.

Elle n'a jamais été sa mère, comme elle n'a jamais été la mienne, seulement une parfaite incapable qui parfois, se rappelant de notre existence, se trouvait posséder la base primaire de ''l'instinct maternel''.

Et je pèse mes mots.

— J'en sais rien, je murmure à mon tour. J'imagine qu'on a pas le choix, après l'ultimatum qu'elle m'a posé hier. Tu en penses quoi toi ?

Il détourne les yeux, mal à l'aise.

— Je me suis renseigné hier après-midi. Légalement, elle peut réclamer ma garde.

— Elle ne l'obtiendra pas, ça je te le garantie.

— Et si elle découvre ce qui s'est passé à Soledo ?

Mon sang se glace dans mes veines, mes dents grincent tandis que ma mâchoire se crispe.

Sans me l'avouer, je suis presque certain qu'à l'heure qu'il est, elle sait déjà tout.

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