Chapitre 12 : De nouveau seuls sur les routes (3e partie)
Combien de temps dormis-je ainsi portée par Orage? Impossible de le savoir. Toujours était-il que ce fut un bruit de plongeon général suivi d'un silence assourdissant qui me tira brutalement de ma torpeur. Je me redressai alarmée. Geralt s'était arrêté. Il observait autour de lui, la main posée sur la garde de son épée. La lune, presque pleine illuminait de blanc les bancs de brume qui s'accrochaient aux marais.
Rien ne semblait bouger alentours. D'un coup, des lueurs apparurent tout autour de nous. Je m'équipai aussitôt de mon arc, prête à m'en servir si besoin. Des grincements sinistres résonnèrent dans la nuit. Geralt lâcha la poignée de son glaive, détachant son épée en argent ornée de runes de sa selle. Il me souffla :
– Des brouillardiers [2]. Dis moi que tes pointes de flèches sont en argent !
– Elles le sont.
Il eut un imperceptible soupir de soulagement à ma réponse. J'observais une douzaine de lueurs autour de nous, chacune d'elle était, d'après Geralt, une créature humanoïde hideuse et carnivore. Comme la brume elles étaient impalpables. Il me faudrait donc attendre qu'il les touche du Signe de l'Aard pour les viser de mes flèches. Il avait eut l'occasion d'expérimenter cette technique avec succès. Nous disposâmes nos juments tête-bêche afin de nous couvrir l'un l'autre.
Paradoxalement, je me sentais parfaitement calme. J'entendais mon cœur battre lent et puissant. Sur ma poitrine, le trèfle s'était mis à vibrer fortement et semblait irradier d'une chaleur lumineuse qui m'enveloppait ainsi que ma jument. Je cherchais de mon genou le contact de celui de Geralt, aussitôt la douce lumière les enveloppa sa monture et lui. Il porta la main à son médaillon qui vibrait et se tourna vers moi surpris. Je lui désignai mon amulette et il hocha la tête pour reporter aussitôt son attention sur les créatures qui arrivaient sur nous, de plus en plus nombreuses.
Bientôt elles furent à portée de flèches. Geralt les laissa approcher encore puis utilisa le signe de l'Aard, les projetant en arrière.
– Vise la tête !
J'obtemperai, visant avec soin les visages grimaçants aux dents acérées. La première flèche fit mouche et la créature s'effondra avec un coassement, disparaissant dans la brume. Je me fiais à la lumière émanant de leur abdomen pour estimer leur tête là où la brume gênait ma visée. Les créatures tombaient les unes après les autres tandis que Geralt continuait de me les rendre tangibles avec son Signe.
Il dut bientôt dégainer son épée en argent pour nous protéger de celles qui arrivaient en corps à corps. Nos mouvements s'étaient accordés comme une danse, je savais quand esquiver pour lui laisser le champ libre et je continuais d'abattre méthodiquement toutes les créatures possibles autour de nous. Nos montures commençaient à réagir, prête à mordre ou à ruer à défaut de pouvoir fuir comme leur instinct le leur criait. Geralt gérait leur panique grandissante avec son signe.
Vint le moment où j'eus en main ma dernière flèche. Les brouillardiers étaient encore trop nombreux. Geralt faisait des ravages mais était gêné par notre immobilité depuis les chevaux. Je sentis son élan de se jeter à corps perdu dans la bataille un instant avant qu'il ne passe à l'acte. Je le retins par le bras, percevant qu'il ne fallait surtout pas qu'il s'éloigne. A ce moment là, deux brouillardiers entreprirent de poser les mains sur nous, Geralt trancha net la tête du premier, provoquant un geyser de sang sur nous, mais n'eut pas le temps d'empêcher le second de me toucher.
Une formidable énergie explosa soudainement autour de nous, projetant nos assaillants à plusieurs centaines de mètres. Le silence résonna. Plus aucune lueur n'apparaissait. Nous restâmes un moment abasourdis et la fatigue nous rattrapa. Je massai distraitement mon avant-bras et mes doigts irrités par la corde. J'allais avoir un sacré hématome. Il faudrait que je me procure un gant d'archer et un brassard pour éviter dorénavant ce genre de désagréments. Je vis Geralt s'avachir légèrement sur Ablette. Il s'exprima d'une voix lasse :
– C'est vraiment un beau présent que t'a fait Triss. J'en ai rarement vu d'aussi puissantes.
Je hochai la tête en réponse. Je ressentais effectivement une grande gratitude d'être encore en vie. Nous l'avions échappé belle.
– Il me semblait bien l'avoir sentie vibrer ce matin. Par contre elle n'avait pas empêché la bête de me toucher. Je me demande comment fonctionne son activation… Le silence me répondit. Penses-tu que je puisse prendre le risque de récupérer mes flèches ? Je ne me vois pas repartir avec mon carquois vide.
Geralt acquiesça distraitement puis descendit de cheval en même temps que moi, attachant nos juments l'une à l'autre.
– A nous deux ça ira plus vite.
Nous nous déplaçâmes donc prudemment en périphérie de nos montures, récupérant les flèches intactes sur les cadavres déjà malodorants. Quand je dis récupérer, on pourrait imaginer une tâche plutôt aisée mais je devais m'arc-bouter, maintenant les cadavres avec le pied pour parvenir à sortir mes flèches des boîtes crâniennes où elles étaient plantées. Cela se faisait à grand renfort de bruit de succion et autres craquements horribles quand les chairs et les os cédaient.
Ces créatures étaient vraiment hideuses avec leur peau verdâtre et imberbe. Leurs visages, à la gueule prohéminente, évoquaient de grands primates monstrueux et leurs abdomens creux, laissaient voir tout l'intérieur de leurs carcasses. C'est de là que sortaient la lumière de ses cadavres ambulants. J'étais incommodée par l'odeur et la vue des fluides épars mais je pris le soin d'extraire le maximum de mes flèches. Certaines cassèrent entre mes mains et il était certain que j'aurais bien du travail pour les nettoyer.
En parallèle de son ramassage, Geralt entreprit de brûler un maximum de cadavres avec le Signe d'Igny mais il avait déjà bien puisé dans ses réserves d'énergie. Il finit par renoncer pour économiser le peu d'énergie restante. Il me tendit mes précieuses flèches que je rangeai dans mon carquois. La sale besogne étant faite, nous reprîmes la route alors que le ciel commençait à blanchir, annonçant l'aube prochaine.
***
Il nous fallut de longues heures de plus pour enfin quitter cet endroit malsain. Le sol redevint progressivement plus ferme sous les pieds de nos montures et l'herbe grasse les incita bientôt à s'arrêter près d'un point d'eau. Les juments burent longtemps pour échancher leur soif. Elles entreprirent ensuite d'arracher l'herbe avec gourmandise, nous montrant sans équivoque qu'elles n'iraient pas plus loin. Bien que nous ayions le souhait de nous éloigner le plus possible des marais, nous fûmes contraints de prendre du repos à cet endroit là.
En descendant de cheval, Geralt s'était contenté de s'envelopper dans sa couverture et il dormait à présent comme une masse. Il avait visiblement été au delà de ses limites. Bien qu'également épuisée, je décidai de veiller sur lui pour ne dormir qu'une fois qu'il serait réveillé. Nous étions encore trop proches du danger et il était trop affaibli pour que nous prenions le risque d'être attaqués dans notre sommeil.
Je me rafraîchis donc au point d'eau, rinçant le sang qui avait giclé sur moi et nettoyant mes mains et mes bottes maculées. La fraîcheur de l'eau me revigora un peu. J'entrepris ensuite de nettoyer mes flèches une par une, en vérifiant l'intégrité, mettant de côté celles à réparer.
C'était de très belles flèches avec un triple empenage et un corps sculpté de telle façon qu'elles avaient une précision toute particulière. Mon père avait fait habiller les pointes d'argent pour être certain qu'elles auraient de l'effet quelque soit l'être vivant ou la créature touché. Il faut dire que de son vivant, beaucoup plus de créatures dangereuses peuplaient les campagnes alentours donc mieux valait être équipé.
Une fois cette tâche terminée je pris enfin soin de mon avant-bras gauche meurtri par le frottement répété de la corde de mon arc. Mon index, mon majeur et mon annulaire droits étaient également irrités et gonflés mais c'était un moindre mal étant donné la situation dans laquelle nous étions. Je m'enduis donc de mon baume comme je pus puis tentai de bander mon avant bras malgré mes doigts douloureux et gourds.
C'est ce moment que choisit Geralt pour sortir du sommeil, visiblement plus en énergie. Il me remercia d'avoir veillé sur son sommeil, constata mes blessures et formula à haute voix la nécessité de me trouver un équipement approprié pour éviter ce genre de désagréments. Il me pansa avec douceur, ajustant les bandages avec la précision de l'expérience. Je n'en fut pas trop gênée.
Comme il était éveillé, je m'autorisai enfin à lâcher prise, me laissant glisser dans un sommeil que j'espérai réparateur. Comme moi il prit le temps de se nettoyer un minimum et prit soin de sa lame. Une fois qu'il eût comblé ses besoins primaires, il m'éveilla en douceur.
Ce temps de repos m'avait semblé bien trop court : mon corps était perclus de douleurs et terriblement lourd. Je n'étais vraiment pas certaine de savoir rester éveillée à cheval. Pourtant, il était nécessaire que nous mettions de la distance avec ces marais. Geralt me proposa donc tout naturellement de monter sur le pommeau de sa selle afin que je puisse me permettre de dormir en toute sécurité. Je me laissai aller contre son torse solide avec un soupir de bien-être. Ainsi protégée, bien au chaud contre son corps, je me laissai bercer par le mouvement du cheval et m'endormis profondément.
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[2] aussi appelés Brumelins peuvent apparaître partout où le brouillard se pose : marécages, les cols de montagne ou les rives des rivières et des lacs. S'il n'y a pas de brouillard, ils peuvent le créer ou l'invoquer eux-mêmes. Comme les horribles vers luisants, leurs corps émettent une lumière pâle qu'ils utilisent pour attirer ceux qui sont perdus dans le brouillard vers les ravins, marécages ou des grottes dans lesquelles ils font leurs tanières.
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