Chapitre 24 : Brokilone, vécu de chacun (5e partie)

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 Une main me secouait sans ménagement. J'ouvris les yeux à grand peine ne reconnaissant pas où j'étais. J'avais la nausée, mon mari était mort sous mes yeux. Je croisai le regard inquiet et bienveillant de Geralt, alité près de moi. C'est lui qui venait de me tirer de ce cauchemar.


 Un cauchemar, pas une projection astrale ! Une de mes parts soupira de soulagement tandis que l'autre me traitait d'idiote d'avoir pu penser que ces mots violents auraient pu sortir de la bouche de Geralt et qu'il aurait pu aussi cruellement tuer mon homme. Je l'avais pourtant assez côtoyé pour savoir qu'en situation pareille il se serait contenté de se protéger, sauf à n'avoir pas le choix.


 J'essayai de reprendre le contrôle de ma respiration. Je tremblais encore en me remémorant les images et des paroles insupportables de mon rêve. Je me répétais mentalement que ce n'était qu'un songe et la projection de ma culpabilité. Je me blottis dans les bras de Geralt pour m'apaiser. Il ne me demanda rien, se contentant de m'offrir la contenance et la chaleur humaine dont j'avais besoin à ce moment-là.


Rodric :


 Trois jours ! Trois putains de jours qu'elle était arrivée à Brokilone et je ne l'avais pas encore eue en face de moi! A croire qu'elle m'évitait! Ou alors elle m'avait remplacé… Je fulminais continuellement, ne contenant mon agressivité qu'en présence de Mélusine, qui avait le don de m'apaiser, mais elle était souvent en vadrouille, occupée à jouer avec les enfants dryades.


 Ce matin-là, une jeune dryade avait eu le malheur de me solliciter et j'avais honteusement passé ma rage sur elle dans une étreinte plutôt violente. Je m'étais excusé après coup devant son visage effrayé et meurtri. J'avais honte de mon comportement. Je craignais de lui avoir fait mal. Peut-être aurais-je à en subir les conséquences… En attendant elles restaient dorénavant à une distance raisonnable de moi.


 Je n'arrivais à me concentrer sur rien. Mon esprit était sans cesse hanté par le sentiment d'inexistance que me faisait vivre Gaëlliane et la haine que je développais pour celui à qui elle accordait toute sa disponibilité.


Gaëlliane :


 Trois jours, trois jours que j'étais arrivée à Brokilone et je n'avais toujours pas eu le cran d'aller voir ma famille… Les savoir en sécurité me suffisait. J'essayais de me convaincre que Geralt avait besoin de moi avant tout. En vérité je fuyais l'inévitable confrontation avec Rodric. Chaque fois que j'y pensais, la nausée me submergeait tant j'étais angoissée. Le cauchemar me revenait par la même occasion, attisant ma honte de l'avoir trompé et ma culpabilité de ne pas l'avoir encore rejoint.


 Geralt allait beaucoup mieux. L'eau des Dryades et leurs soins avaient un effet vraiment extraordinaire. Il restait très fatigable mais ses moments d'éveil étaient de plus en plus longs. Les échanges étaient redevenus possibles et il n'allait pas tarder à pouvoir reprendre tranquillement une activité physique. En vérité ma présence à ses côtés n'était plus réellement nécessaire…

– Gaëlliane ?

– Hum?

– Tu comptes l'éviter combien de temps ? Tu sais que je ne vais pas toujours pouvoir te servir de prétexte…


 Je ne répondis pas, baissant les yeux, le rouge aux joues, les mains agrippées au bandage que j'étais en train de replacer.


– De quoi as-tu peur comme ça ?

– Qu'il… me rejette… murmurai-je

– Donc c'est toi qui le rejette en première, c'est ça ?

– Je… Je ne le rejette pas…

– Tu ne lui a pas accordé un seul regard ! Comment veux-tu qu'il interprète ça ?!


 J'en restai bouche bée, prenant conscience de la douleur que je devais être en train d'infliger aux personnes que j'aimais. Cela me serra le coeur… Dire que je n'avais même pas serré Mélusine dans mes bras non plus.


– Comment va ta fille ? Tu es allé la voir au moins ?

– Je l'ai aperçue quand on est arrivés… Elle a grandit.

– Même elle tu l'évite ? Gaëlliane… ne gâche pas ta chance d'avoir une famille ! Surtout pour un vieux loup comme moi…

– Je n'ai aucune intention de rester entre toi et Yennefer si c'est ce que tu crains.


 Il fronça les sourcils, me signifiant que sa pensée n'allait pas par là. Je savais le sujet sensible. Je posai la main sur son bras dans une excuse muette :

– Je suis sûre que vous vous retrouverez. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement !

– La vie n'est pas un conte de fée. Maintenant je vais te demander de sortir d'ici et de faire ce que tu as à faire. Nos chemins se séparent ici et maintenant. Adieux Gaëlliane, merci pour ce que nous avons partagé.


 J'étais choquée qu'il coupe court comme ça. Il me prit dans ses bras, me serra un bon moment contre lui avant de m'embrasser le front. Puis m'accompagna fermement vers la sortie.

– Va rejoindre ta famille. C'est là qu'est ta place. Ils le savent aussi bien que toi.

– Adieux Geralt… et merci pour tout.


 Ma voix avait tremblé d'émotion, j'avais une boule dans la gorge. C'était douloureux de réaliser qu'une fois qu'il aurait quitté Brokilone, je ne le reverrais certainement plus jamais… J'avais vécu tant de choses auprès de lui en l'espace d'à peine plus d'un mois… Cela me semblait avoir la valeur d'une deuxième vie. J'avais trouvé en lui un repère, un guide spirituel pour moi qui avais perdu mes parents si tôt… Un ami sur qui compter aussi et un initiateur à des plaisir incommensurable également ! Dans ses bras j'avais découvert mon potentiel féminin sauvage et sacré. J'avais vécu à ses côtés des émotions puissantes et fondatrices : l'extase et la brutalité, l'humiliation et la protection, l'amitié et la peur, j'avais protégé la vie et aussi donné la mort… Je connaissais aujourd'hui la valeur de ma vie et j'en ressortais grandie. Il avait raison, une fois de plus : il était temps que je reprenne le fil de ma vie, que je retrouve ma vraie place.


 Sortir de la maison végétale me laissa une grande impression de vulnérabilité. J'étais éblouie par la lumière du soleil qui passait à travers les feuillages. Je clignai deux, trois fois des yeux le temps de m'habituer à la luminosité. C'est là que je le vis, faisant les cent pas, fulminant si clairement qu'il me semblait voir un nuage noir tout autour de lui. Il se figea en m'apercevant.

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