Chp 1 - Faith : l'attaque
13h43, heure locale. 117 minutes avant la nuit.
Colonie agricole du Nouvel Eden, système de Folkerny
Au moment où je m’apprête à ranger la vaisselle dans la machine à rayons ioniques, une énorme déflagration fait trembler la maison. Instinctivement, je me recroqueville, et Mila fait de même. Tous les murs tremblent, le plafond se fissure. Du sable se met à couler doucement dans la cuisine, se répandant sur la table, dans nos cheveux. Puis tout s’arrête.
— Qu’est-ce que c’était ? me demande Mila.
Je renonce à ramasser les débris de l’assiette que je viens de ranger et regarde dehors. On n’y voit rien à cinq mètres : qu’une lumière jaune et sableuse qui fait plisser les yeux.
— Je ne sais pas... Je crois que tu devrais peut-être sécher les cours cet après-midi, Mila. On dirait bien que la tempête vient de se lever.
Je rallume CosmoNews. Mais le holocom refuse de fonctionner, et ne transmet qu’une image brouillée.
— Merde... Plus de réseau, je murmure.
Mila sort un boitier de sa poche.
— Attends, je me branche sur le canal du Crypterium !
Je fronce les sourcils :
— Tu as terminal artisanal ? C’est illégal ! Si le SVGARD te prend avec...
Mila se contente de sourire.
— Le SVGARD ne viendra jamais ici, voyons !
Je devine que ce n’est pas son ami Mark qui lui a transmis les infos sur les ældiens : c’est elle qui a regardé directement. Parfois, la débrouillardise de ma sœur — et son sens de la révolte — me sidère.
— C’est bizarre, je ne capte rien non plus, murmure-t-elle en tapotant le boîtier. On dirait qu’il n’y a plus d’antennes-relais...
Cette observation m’inquiète. Les antennes-relais sont situées à plusieurs milliers de parsecs au-dessus de l’orbite. Et elles disposent de leur propre système de sécurité de haut niveau, comme toutes les infrastructures officielles. Il faudrait au moins une explosion thermonucléaire pour les déboulonner.
De nouveau, j’essaie de regarder dehors.
— On devrait peut-être prendre nos affaires et se mettre à l’abri... La tempête a l’air plus grave que ce qu’ils avaient prévu.
Mila se lève de table.
— Ok ! Je vais faire mon sac.
— Ne prends que le strict nécessaire. On ne devrait pas rester longtemps, de toute façon.
Je repose le torchon et ferme la machine. Je la lancerai plus tard. Bien vu : j’ai à peine pris cette décision que la lumière s’éteint. Le générateur de secours prend le relais aussitôt. Une nouvelle déflagration me met presque par terre.
— Mila ! Laisse le sac ! On va dans l’abri, tout de suite !
Mila débarque dans la cuisine, le visage anormalement blanc. Cette fois, elle a peur.
— Le tapis de prière et le Triple Livre Saint...
— Oublie ces bondieuseries. On priera dans l’abri, sans tapis ni bouquin !
Ma sœur attache rapidement son fichu sur ses cheveux roux. Pendant ce temps-là, je tape le code pour débloquer la cache où se trouve l’arme de secours. Lorsque la vitre blindée s’ouvre, je saisis le mini-collisionneur et le passe en bandoulière par-dessus ma combinaison.
— Tu ne te couvres pas la tête ? murmure ma sœur.
— Pas la peine. On ne sortira pas de l’abri.
— Mais si la milice vient nous chercher...
L’image rapide de Haroun passe dans mon cerveau. C’est bête : je sais bien qu’il est à des milliards d’UA d’ici.
— Allez.
Je la pousse vers l’escalier qui descend au bunker. Mais soudain, la maison est secouée par une nouvelle déflagration, encore plus violente que les deux premières, qui nous couche par terre. L’alarme de la colonie, automatique dans toutes les habitations, se met à hurler.
Ceci n’est pas un exercice. Évacuation immédiate. Je répète, ceci n’est pas un exercice... Évacuation immédiate.
Je me relève, sonnée, dans un nuage de poussière rouge. Un sifflement lancinant dans les oreilles. En y portant la main, je me rends compte que je saigne.
Merde.
— Mila... réussis-je à coasser.
Pas de réponse.
— Mila !
Affolée, je tâtonne pour trouver ma sœur. Je la trouve évanouie sous une plaque de blister. Dieu merci, le container est construit en matériau léger.
Je dégage Mila du placo dont elle est recouverte. Je la secoue. Elle tousse.
— Faith...
— Relève-toi. Il faut absolument se mettre à l’abri.
Mila se relève tant bien que mal. Je l’aide à se mettre debout, passe un bras sous le sien.
La fumée s’est un peu dissipée, me permettant de constater que la maison s’est littéralement écroulée sur nous. Comme dans cette histoire, les trois petits cochons.
Ce qui veut dire qu’il y a un grand méchant loup...
Mila est comme une poupée de chiffons dans mes bras. Elle s’écroule sur moi, pesant de tout son poids.
— Mila !
Elle a les yeux fermés. Rapidement, je balaie la scène pour trouver l’entrée du bunker. Mais elle n’est plus visible, obstruée par le chaos.
C’est alors que le véritable cauchemar commence. Des voix gutturales venues de la dimension infernale de l’univers aboient dans le noir. J’entends des cris, des détonations. Et — Dieu m’assiste — des ricanements. De nouveaux hurlements.
— Faith... gémit ma sœur. Qu’est-ce qui se passe ?
J’essaie de lui répondre, mais mes cordes vocales ne répondent plus. J’ai les jambes en coton. Une sueur glacée mouille mes tempes. Tous les poils de mon corps sont hérissés.
Les vam-pires. Ils sont là. Ils sont venus nous chercher.
— Faith...
Dans la fumée rouge, une silhouette se dessine, immense. Je me recroqueville, Mila cachée dans mes bras. Je voudrais nous faire toutes petites, disparaitre dans les débris. Et, alors que la poussière se dissipe, la silhouette se précise. Elle se rapproche... avant d’apparaitre dans toute son horreur devant nous.
Deux mètres cinquante au minimum de métal noir et acéré. Trois yeux rouges, brillants comme les forges de l’Enfer. Deux cornes recourbées. Des mains comme des serres, aux griffes plus effilées que des dagues. Sur l’armure, je distingue un glyphe agressif, un symbole qui ressemble aux caractères démoniaques que Frère Abath, notre instructeur religieux, nous avait montrés lorsque nous étions petits.
Ceci est la marque du démon. Priez très fort le Créateur et suppliez-le pour ne jamais la voir.
Aujourd’hui, je l’ai devant les yeux.
Le monstre porte une épée immense, et comme elle, ses griffes sont couvertes de sang. Je réprime un hoquet en apercevant le sinistre trophée qui pend à sa taille. Une tête tranchée... une tête humaine, dont la bouche s’ouvre sur un cri silencieux.
La voix gutturale et inhumaine résonne à nouveau. J’ai envie de me boucher les oreilles tellement ces sons sont horribles.
Un bruit de réacteur à plasma la couvre immédiatement. Je réalise que des mini-croiseurs sont en train de quadriller le ciel au-dessus de nous. Et ce ne sont pas des véhicules amis.
La créature s’est plantée devant nous. Je l’entends parler dans sa voix basse et rauque. Comme je ne réponds pas, elle tend une griffe impérieuse sur nous.
— Je ne comprends pas, gémis-je. S’il vous plaît...
Le monstre fait mine de s’énerver. Puis, dans un mouvement si rapide que je ne peux le voir, il fond sur moi. J’ai juste le temps de crier : il s’est emparé de ma sœur !
— Mila ! Non, laissez-la !
J’essaie de récupérer ma sœur hurlante, mais le démon me repousse brutalement. Son pied renforcé de métal noir m’écrase la poitrine, me coupant la respiration. Je le vois lever son immense épée sur moi...
— Nazrhac ! Rilo !
Cet aboiement me sauve la vie. Le démon au-dessus de moi fait tournoyer sa lame immense comme un couperet, et elle se replace dans son dos. Le temps de cligner des yeux, et il a disparu.
Avec ma sœur Mila.
*
Je ne sais pas combien de temps je suis restée terrée là, dans les ruines de notre maison. La tempête de sable s’était levée, et autour de moi, les hurlements et les bruits de bataille ont perduré pendant, semble-t-il, des heures. Où était la milice ? Les gens fuyaient et hurlaient comme des animaux qu’on égorge, poursuivis par des cauchemars à la silhouette profilée pour tuer, qui les coursaient en ricanant. Puis le silence. Un silence de mort... J’ai erré dans les brumes du massacre, trébuchant sur des membres coupés et des cadavres épars. De temps en temps, je reconnaissais un visage connu.
Les monstres avaient éliminé toute la colonie.
Une musique étrange s’élève dans la nuit tombante, alors que la tempête se calme. Un air ancien et inconnu, un son que je n’ai jamais entendu qui me fait monter les larmes aux yeux. Un de ces démons est là, sa haute silhouette se découpant sur la lune montante, sa longue chevelure noire soulevée par le vent. Il a ôté son masque. Il joue de la musique... alors que tout le monde est mort, par sa faute et celle des siens.
Je tombe à genoux, le visage ruisselant de larmes. Je pleure pour ma sœur, et tous ces gens qui gisent ici, face contre terre, bientôt recouverts par le sable.
*
Les survivants furent rassemblés dans l’un des rares hangars encore debout. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Autour de nous, des ældiens en armure nous encerclent, accompagnés de créatures à six pattes qui aboient et bavent, tous crocs dehors. Les chiens de l’enfer.
L’un des ældiens effectue une sorte de tri. Il passe lentement devant les gens alignés tête baissée et les pointe de sa griffe. Il ne prononce que deux mots : « asslitt » (en général devant des jeunes en bonne santé) ou quelque chose qui ressemble à « kigkergd » (devant des gens plus âgés). En reconnaissant le Père Hathat, je sens mon cœur se serrer d’espoir. C’est un religieux érudit, intelligent. Il trouvera peut-être une solution, arrivera à négocier avec ces monstres...
L’ældien chargé du tri passe devant lui. Il porte le masque le plus effrayant du monde, un visage hurlant aux crocs et aux oreilles pointues, les yeux réduits à deux fentes. Je m’attends à ce que le Père Hathat tienne bon devant lui, qu’il reste digne. Mais, à ma grande surprise, il tombe à genoux.
— Pitié, seigneur... Trueni fyn hen...
Quelques personnes lèvent des yeux stupéfaits. Le Père Hathat parle la langue de ces démons... qui l’aurait soupçonné ? Et depuis quand ?
On nous a menti pendant toutes ces années. Les autorités connaissaient l’existence de ces monstres, et ils ne nous ont rien dit.
L’ældien se fige. Il s’arrête et le regarde, des pieds à la tête. Même s’il porte son masque, je jure que c’est le regard le plus méprisant que je n’ai jamais vu de ma vie.
Et sa voix résonne, bizarrement métallique.
— Pitié ... ?
Le Père relève des yeux pleins d’espoirs, les mains jointes devant sa barbe.
— Par la grâce de Dieu, ayez pitié, seigneur ! Ne m’envoyez pas au cig-cerdded.
L’ældien le détaille en silence. Le Père Hathat le regarde toujours, dans l’attente d’une réponse... puis sa tête vole dans un sifflement de lame. C’est si rapide que je n’ai pas le temps de fermer les yeux. Le sang nous asperge, mais nous sommes tous trop stupéfaits pour hurler. Des zubrons à l’abattoir : voilà à quoi nous sommes réduits.
L’ældien brandit la tête du malheureux prêtre.
— Dieu... Pas de Dieu ! rugit-il avec un accent guttural. Surtout pas pour les adannath qui ont l’audace de massacrer notre noble langue.
Il jette la tête sur le côté, là où viennent d’être emmenés les hommes plus âgés, avant d’ajouter :
— Cig-cerdded.
Lorsqu’il passe devant moi, je baisse le menton.
Cinq secondes. C’est le temps où je sens son regard perçant sur moi. Puis un ordre fuse :
— Cig-cerdded, décide-t-il de sa voix râpeuse.
Je ne parle pas sa langue, mais j’ai deviné que ce seul terme décidait de ma mort.
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