Chp 13 - Faith : révélations

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Je ne sais plus depuis combien d’heures je suis enfermée dans ce laboratoire de fortune, à faire des expériences sur la nona mordica. En dépit de l’horreur que m’inspire cette fleur qui pousse sur la poitrine d’une morte, elle a, sans conteste, des propriétés étonnantes. Sa structure chimique ressemble à celle de la toxine que j’ai prélevée dans le sang de Dasma : il y a donc un rapport entre cette fleur et le mal qui ronge les femmes que Tamyan touche... Mais je n’ai toujours pas trouvé de solution pérenne pour éliminer la toxine qu’elle sécrète.

— Tu dois avoir faim.

La voix de Tamyan, coulante comme de l’argent en fusion, me surprend tant que j’en lâche mon tube à essai. En se brisant sur la table de bronze — c’est tout ce que m’a donné Tamyan comme plan de travail — elle coupe mon pouce. Une goutte de sang écarlate tombe sur le verre, aussitôt absorbé par la substance noire qu’elle contient. Mais Tamyan est plus rapide. Il a déjà saisi ma main et contemple mon pouce entaillé de ses étranges yeux noirs. Et au moment où je m’y attends le moins, il pose ses lèvres dessus.

Je me raidis instantanément. Je peux sentir la pointe de sa langue sur ma peau. Elle est étonnement douce, chaude.

Tamyan, tout en suçotant mon doigt, plonge ses yeux dans les miens. Et à ma grande horreur, je sens mon entrejambe s’humidifier.

Cela ne se peut pas. Résiste !

Je retire ma main précipitamment. Il la libère sans chercher à me retenir, mais presque à regret.

Lorsque je regarde mon pouce, je constate que la plaie s’est refermée.

— Fais attention, murmure-t-il. Je veux te garder en bonne santé.

Et il recule à nouveau plus loin, dans l’ombre de la pièce, près d’une table où se trouve un carafon en cristal qui n’était pas là avant. Il en verse le contenu dans une timbale en argent.

— Un peu de gwidth ? propose-t-il.

— Non merci, parvins-je à répondre. Je ne bois pas d’alcool.

— « Merci » est un mot tabou chez nous, et le gwidth n’est pas de l’alcool.

Je me souviens de ce « tabou », présent également dans les comptines de Mila.

— On dit également que manger votre nourriture fait de vous un esclave pour toujours, rétorqué-je.

Tamyan sourit. Son sourire est toujours une torture pour moi, à cause des sentiments contradictoires et terrifiants qu’il éveille en moi. Celui-ci ne fait pas exception.

— Mais tu es déjà esclave, Faël.

— Je m’appelle Faith, le corrigé-je.

Il pose la main sur sa poitrine d’un air dramatique.

— Ah, tu m’as enfin donné ton nom. Quel jour béni... ! ironise-t-il.

— Vous ne me l’aviez jamais demandé, lui réponds-je en fronçant les sourcils.

Mon cœur bat la chamade. Pourquoi ? Parce qu’il a sucé mon sang, m’a soigné le doigt, ou s’est réjoui que je lui ai donné mon nom ? Ou, tout simplement, parce qu’il est là ?

— J’attendais que tu le fasses. Chez nous, on ne demande jamais son nom aux gens.

— On ne dit pas merci, on ne se présente pas... Est-ce qu’il a d’autres choses de l’étiquette ældienne que je dois savoir, ou vous allez continuer à tout me révéler au compte-gouttes, comme pour cette histoire de poison ? Comment vos concubines attrapent-elles cette intoxication ? Vous êtes malade, c’est ça ?

Nouveau sourire. Mais cette fois, ses yeux sont brûlants. Je baisse vite les miens. Tamyan est cruel, superbe, monstrueux, et prompt à changer d’humeur.

— As-tu découvert comment annuler les effets de la toxine ?

— Pas encore. Vos interruptions y sont pour quelque chose.

— Mhm... Insolente, avec ça.

J’ose un regard rapide dans sa direction. Je suis peut-être allée trop loin.

— Vous avez besoin de mes services...

— C’est vrai. Et comme je l’ai dit, j’ai besoin que tu restes en bonne santé. Mange.

C’est là que je réalise qu’avec le flacon, Tamyan a apporté — ou fait apporter, sans que je m’en rende compte — un plateau de victuailles. La nourriture des ylfes ne ressemble à rien de ce que nous connaissons. Tout est coloré, joli, parfumé, comme des fleurs et des bijoux qui se mangeraient. Je sens mon estomac se contracter.

— Quand vos serviteurs ont-ils apporté ça ? Je n’ai rien entendu...

— C’est moi qui viens de l’apporter, répond Tamyan en tirant une chaise. Pour nous. Viens.

Il veut manger avec moi ? Ce n’est jamais arrivé.

Je m’approche, prudente. Tamyan tapote la chaise, comme on le ferait pour un petit animal domestique, habitué à obéir. J’ai beau être de grande taille, la chaise me paraît immense, comme un trône volé. Je m’assois tout de même, mal à l’aise. Tamyan fait de même.

— Sers-toi, dit-il en ouvrant ses grandes mains vers les coupelles qui regorgent de grappes rouges.

Des fruits. Comme la pomme interdite du jardin sauvage. Mais je n’ai pas le choix, et je comprends qu’Eve ne l’a jamais eu non plus.

Tamyan me regarde croquer dans le fruit, ses yeux félins fixés sur moi alors qu’il trempe ses lèvres dans sa coupe.

— Faith... Cela ressemble à un très ancien mot, observe-t-il.

— Cela veut dire « foi » en vieil anglais.

— Pourtant, tu ne l’as pas, remarque-t-il, judicieux. C’est même la première chose que tu m’as dite.

Il s’en souvient. Je risque un regard vers lui.

— C’est vrai. Mais chez les miens, c’était quelque chose d’important.

— Tu as perdu ta foi lorsqu’ils t’ont rejeté, n’est-ce pas ? Pour tes cheveux blancs. Et ton ventre sec.

Son honnêteté brutale ressemble à une tentative pour remuer le couteau dans la plaie. Mais je n’ai plus mal. Plus depuis que Haroun a préféré les étoiles plutôt que d’épouser celle que la communauté lui destinait en remplacement de moi.

— Je ne l’ai jamais eue. Je suis une scientifique : je constate les choses, et je n’ai jamais constaté la présence de Dieu dans ma vie.

— Ah... et pourtant ! La vraie rébellion, c’est de Le voir de ses propres yeux, et de choisir de se dresser contre Lui.

— C’est justement ce dont on vous accuse, d’après les Écritures... mais même ça, je n’y croyais pas.

— Mais maintenant, tu y crois, sourit-il.

Je garde le silence. Parfois, je me demande si ce qui m’arrive est réel, ou si ce n’est qu’un long cauchemar dont je vais parvenir à me réveiller.

— Je ne crois pas en Dieu, ni que vous étiez Ses émissaires qui ont failli. Je pense que vous êtes des monstres vicieux venus du fin fond de l’espace, qui prenez un malin plaisir à nous tourmenter, sûrement par dépit.

— Oui, nous vous tourmentons, c’est indéniable. Par dépit, aussi. Mais nous sommes beaucoup plus liés à vous que vous ne le croyiez. Vous êtes faits pour nous servir. C’est ainsi que Mannu vous a voulu, à la base.

Je ne réponds pas à sa provocation. C’est dans ces moments-là que Tamyan s’exalte, et finit par quitter la pièce pour aller se faire les griffes sur une pauvre fille que je dois, ensuite, soigner.

Mieux vaut qu’il reste. Pour le moment.

— En tout cas, je n’ai jamais vu une humaine réussir à endurer ma présence aussi longtemps, dit-il en se calant dans son fauteuil, ses longues mains croisées devant son nez.

— Vous me traitez mieux que ce que j’espérais, avoué-je à demi-mots. Vous n’êtes pas si... monstrueux, finalement.

Je ne veux pas lui donner des idées. Mais reconnaître qu’il me traite bien, et peut-être, réussir à glaner d’autres avantages. Comme des nouvelles de ma sœur... On dit qu’en négociation, il faut toujours tirer l’autre vers le haut, compter sur sa bonne volonté.

Mais Tamyan se méprend sur ma réponse.

— Je dois avouer que ta réaction face à moi me surprend. On dirait que tu es immunisée... Alors que les autres deviennent toutes folles. Tu sais que ce n’est pas moi qui les convoque ? Je viens juste leur rendre visite. Et elles demandent à venir passer la nuit dans ma cabine.

Je lui jette un regard incisif.

— Immunisée ? Contre quoi ? Votre poison ?

— Mon luith. Ce que les tiens appelaient le « glamour », à une époque et en lieu précis... Et le sort qui s’attache à ma famille, celle de la « beauté qui tue ». Sais-tu que même parmi mon peuple, la plupart des gens ont du mal à me regarder sans perdre la tête ? C’était très difficile à vivre, quand j’étais plus jeune.

Est-ce qu’il est en train de me dire que sa beauté est une malédiction ? Pour lui, sûrement pas. Pour les autres, oui.

Mais je ne peux pas le lui dire.

Il se lève.

— En réalité, tous les Niśven ne sont pas si beaux que ça, et que s’ils portent armure et masque, c’est pour copier Fornost-Aran, notre roi, que l’on n’a jamais vu sans. Il a été victime d’un terrible geis qui a annulé les effets du premier, en tentant de s’emparer d’un artefact appartenant à la Première Légion, pendant la « Bataille Sous le Ciel » qui a opposé nos forces à celles de Mannu, et a été brûlé intégralement.

Geis ? Qu’est-ce que c’est ?

— Chez nous, les serments sont inviolables, et ont une valeur prophétique. Nous concluons nos marchés par le geis. Il est impossible de les outrepasser. C’est pourquoi Fornost-Aran a subi cette punition. Il ne peut plus se reproduire ni toucher une femelle, ce qui le rend terriblement mauvais, mais consomme des quantités astronomiques de sang pour se maintenir à peu près en forme, au détriment des autres de son entourage, et est devenu paranoïaque.

— Parce qu’il ne peut pas avoir de successeur ?

— Peut-être. Mais chez nous, le pouvoir n’est pas héréditaire : il doit se conquérir. En général, oui, le fils d’un ard-æl puissant est pressenti pour devenu maître d’un royaume. Mais s’il y a plus fort, plus beau, plus capable que lui... Il sera renversé.

Je plisse les yeux. Encore cette obsession de la beauté chez les ældiens...

— Pourquoi est-ce important, que le chef soit le plus beau mâle ?

Tamyan sourit.

— Le plus beau mâle, c’est celui attirera le plus de femelles. Qui fera, donc, le plus de petits. Tu as vu comme la reproduction est compliquée, chez nous... Celui qui a le plus de descendants tient la terre. C’est lui qui fait le territoire. Tu comprends ?

Je hoche la tête. Oui, je comprenais.

— Et donc, vous...

Tamyan appuie ses longs doigts sur ses pommettes. Son regard est rusé, profond.

— Moi, quoi ? Je ne serais jamais roi. Et surtout, contrairement à ce que mes oncles croient, je ne veux pas le devenir.

Pourquoi m’a-t-il raconté tout cela ? Tamyan n’a jamais parlé de lui ainsi, aussi longtemps. Il finit par reposer sa coupe. En fait, il n’a rien mangé. Et déjà, il se lève.

Je me sens soudain prise par une espèce d’urgence. Il faut qu’il reste. Qu’il m’en dise plus. Pour ma sœur...

— Vous avez parlé d’une récompense, si je trouvais la solution. Est-ce que cela pourrait-être...

— Oui, me coupe-t-il en plantant ses yeux de ténèbres liquides dans les miens. Tout ce que tu veux.

— Y compris...

— Ça, aussi.

Il me tourne le dos. Je me lève à mon tour et tente de le rattraper.

— Est-ce que vous allez enfin me dire pourquoi cette toxine affecte vos concubines, et comment elles l’attrapent ?

— Je t’ai déjà tout dit. À toi de réfléchir.

Réfléchir. Oui. C’est mon rôle, ce pour quoi je suis là.

Au moment de passer la porte, Tamyan se retourne, juste assez pour que je puisse voir son profil.

— Au fait, ce soir, je donne un banquet, suivi d’un bal. Je veux que tu y sois présente, en tant qu’alchimiste attitrée.

— Un banquet ? Mais je...

— Je te ferais amener une tenue plus adéquate que cet... uniforme que tu portes. Tiens-toi prête.

Puis il me laisse dans la pièce sombre, seule et sans voix.

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