Chp 14 - Tamyan : la plus belle fleur
J’ose espérer que Faël commence à comprendre. Elle n’est pas idiote. Le problème du geis, c’est qu’il empêche celui qui en est victime d’en décrire les tenants et les aboutissants. Ce serait trop facile, sinon ! Elle doit trouver toute seule.
Mais je l’ai bien aidée, aujourd’hui. Et ce soir, peut-être...
Dasma a l’air d’aller mieux. Elle a demandé à me voir toute la journée, et l’idiot que j’ai mis en faction devant ma porte l’a laissé entrer en croyant que c’était moi qui l’avais convoquée. Elle étale ses cheveux blonds sur mes genoux, à peine arrivée, et pose sa joue contre le cuir de mon pantalon. Un acte de dévotion que je n’ai pas sollicité.
— Seigneur... gémit-elle d’une voix faussement soumise. Est-ce que j’aurais l’honneur de vous servir ce soir au banquet ?
— Non. Tu es malade, et les aslith ne sont pas convoquées.
— Pourtant, le seigneur Nazhrac emmène ses concubines...
Je retiens un soupir agacé. Nazhrac ne se sépare plus de ses deux favorites, toutes les deux enceintes. Il passe son temps au lit avec elles, et n’est plus bon à rien, me laissant seul avec ce comploteur glacial de Rizhen. De toute façon, depuis l’arrivée des humaines à bord, j’ai l’impression que la discipline laisse à désirer.
Je me lève brusquement. Dasma manque de tomber : je la rattrape par le bras.
— Assieds-toi sur mon fauteuil, grincé-je entre mes dents.
— Merci, Seigneur, répond-elle en se hissant sur le coussin, où elle s’installe comme une reine honorée par son chevalier.
J’aurais peut-être dû la laisser par terre.
Son regard glisse sur la robe en soie que je me suis fait apporter par les eyslyns plus tôt. Rien n’échappe aux yeux jaloux d’une femelle, fût-elle humaine.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-elle sans parvenir l’acidité dans sa voix.
— Rien qui ne te concerne.
— Vous destinez cette parure à Faith, c’est ça ? lance-t-elle.
Je ne peux pas m’empêcher de me retourner. Ni de lui dire la vérité : à l’instar de pas mal des humains venant de cette colonie, elle connait certaines de nos coutumes, et notamment, l’obligation de dire la vérité, même à une inférieure comme elle.
— Oui. Je ne supportais plus ses affreux oripeaux humains.
— Vous ne m’avez jamais offert de robe, remarque Dasma avec amertume. Alors que je suis votre concubine, la première...
— Plus maintenant. Je te libère de mon service.
Du coin de l’œil, je la vois relever la tête, plus rapide qu’un oiseau de proie.
— Que voulez-vous dire ?
— Quand Faël — je veux dire Faith — t’aura soignée, tu pourras repartir. Mes chasseurs te déposeront quelque part, où tu veux.
Le plus loin possible.
Elle secoue la tête, les joues empourprées.
— Non, je... Non, vous ne pouvez pas faire ça !
— Pourquoi ? Je peux faire ce que je veux. Tu ne souhaites donc pas retrouver ta liberté ?
— Mais je devais porter vos héritiers ! s’exclame-t-elle, les yeux enflammés. Faith est stérile, tout le monde le sait dans la colonie et elle a raté un mariage pour ça. Ce n’est pas la bonne femelle pour vous !
Ah, si elle savait...
— Je ne veux pas d’héritier, souris-je en regardant mes griffes. Tu devrais t’en réjouir, non ?
— Non ! Vous m’avez miroiter cet honneur, promis que je serai pour toujours à vous...
— Je ne t’ai rien fait miroiter du tout, réponds-je, de plus en plus agacé. Je ne promets jamais rien. Tu devrais te rappeler à qui tu parles, et te contenter de ta chance. Beaucoup d’aslith aimeraient être libérés.
— Non, aucune de nous ne le veut ! Nous vivions dans la peur et la misère, à nous tuer la santé sur un caillou stérile au milieu de nulle part, enchaînées à des hommes qui ne nous rendaient pas heureuses et des préceptes rétrogrades. Vous nous avez enseigné le plaisir, fait vivre dans un luxe qui avait disparu du monde, et offert l’immortalité sans que nous ayons à renoncer à la chair... Et après ça, après m’avoir tout arraché, et montré tout ça, vous voulez me ramener là-bas ?
Ses hurlements me percent les tympans. Encore une crise d’hystérie... Dans le miroir en face de nous, j’aperçois mon reflet, les oreilles basses et les sourcils froncés. Je ne suis même pas coiffé. Pourquoi est-ce que j’écoute les jérémiades de cette humaine, au lieu de me préparer pour le banquet ?
— Ça suffit ! sifflé-je en me penchant vers elle, les crocs bien en évidence. Tu veux donc que je te tue ? Je pourrais te livrer à mes chasseurs, et te faire servir à table au banquet de ce soir !
Je pensais la terrifier. Mais elle me tient tête.
— Je m’en fiche. Tout est préférable à retourner là-bas. Vous avez détruit la colonie, et je suis perdue pour le mariage ou la religion... Vous avez marqué ma peau et pour avoir eu votre semence en moi, il est possible que je garde la même apparence pendant cent ans. C’est ce qu’on dit de vous, n’est-ce pas ? Votre étreinte rend immortel.
— Sauf si je t’ai bouffée avant, grogné-je.
— Vous ne le ferez pas. Je le sais. Sinon, vous n’auriez pas épargné Faith, ni cherché à libérer sa sœur.
Mon sang se glace. Elle va trop loin.
— Comment sais-tu ça ?
— C’est Enya qui me l’a dit. Elle le tient de l’un de vos chasseurs...
Enya. Le nom que Rizhen a donné à sa dulcinée. Le petit merdeux... !
J’ai soudain très mal à la tête. La crise... Elle me reprend.
— Sors d’ici tout de suite, murmuré-je en me massant les tempes.
— Pas avant d’avoir obtenu votre parole que vous me garderez avec vous, résiste-t-elle, butée.
— Dehors.
Mon bras est brûlant. Je sens le poison monter... il coule dans mes veines, se fraye un chemin jusqu’à mon cœur, qu’il va finir par noircir pour de bon. Le jour où ça arrivera... il n’y aura plus de retour possible.
Je dois me calmer.
— Un seul mot de vous, sous votre arbre-lige, et je m’en vais, ose l’impudente.
Un serment officiel, maintenant... En dépit de la douleur, je ne peux réprimer un ricanement désabusé. On a cru avoir le dessus, avec ces humains... Mais ils connaissent toutes nos règles.
Un nouveau coup d’œil dans le miroir m’apprend que mes yeux sont devenus entièrement rouges. Mes griffes sont sorties sur une bonne dizaine de centimètres, et mes crocs mordent sur ma lèvre. Mes oreilles me paraissent plus grandes, plus pointues, et ma chevelure est hérissée. Cette fois, Dasma prend peur. J’aperçois son visage blême dans la glace.
Maintenant, tu me vois tel que je suis. Est-ce que ça te séduit toujours autant ?
— Dégage, lui ordonné-je d’une voix rauque.
Elle file sans demander son reste.
J’ai à peine le temps de me recomposer une tête convenable que Rizhen – encore lui — débarque sans prévenir. Il bouscule presque Dasma dans le couloir.
— Ard-æl, s’annonce-t-il.
— Tu pourrais frapper avant d’entrer, Rizhen.
— J’ai vu que tu étais seul... Je pensais que tu avais fini.
Fini. Ce serait presque drôle, si ce n’était pas si insultant.
J’avale une gorgée de gwidth pour m’éviter une remarque mordante. Cul sec.
— On a une réponse du prince Lathelennil, ard-æl, ajoute-t-il alors.
Je repose la coupe sur le guéridon.
— Et alors ?
— Il a dit que si tu voulais quelque chose, il fallait que tu viennes le chercher toi-même.
Je prends le temps de digérer l’info, en essayant d’en montrer le moins possible à Rizhen. Je n’ai aucune envie d’aller voir ce cinglé de Lathelennil. Il doit penser que je le provoque, que je veux l’affronter en duel ou quelque chose comme ça. Ça a toujours été un chien fou, parfaitement incontrôlable. D’un autre côté, si je veux récompenser mon alchimiste...
Mes yeux tombent sur la robe en soie que m’ont apportée les eyslyns. Pourquoi est-ce que je tiens tellement à contenter cette humaine, qui ne m’a même pas encore donné ce que je voulais ? Ce n’est pas sûr qu’elle réussisse, d’ailleurs. Aucun remède n’a fonctionné contre la malédiction d’Alyz. Pourquoi elle, y arriverait-elle ?
Parce que c’est une humaine, et qu’elle est spéciale.
— Ard-æl... m’interrompt Rizhen. Qu’est-ce qu’on fait ?
Je lève la main dans sa direction.
— Laisse-moi réfléchir.
Comme tout à l’heure avec Dasma, le regard de Rizhen tombe sur la robe que je compte donner à Faël.
Il plisse le nez. Son beau visage, si fin et aigu, se contracte, ressemblant soudain au faciès bestial que me renvoyait le miroir tout à l’heure.
— Ce n’est quand même pas pour...
Ose le dire. Ose seulement.
Mais sa remarque inopportune meurt dans sa bouche, sans avoir été libérée.
— Dis à mon cousin que je ne suis plus intéressé par l’aslith, lui réponds-je finalement.
Rizhen lâche un soupir. Les coins de sa bouche remontent. Ce fou est rassuré.
— C’est une bonne décision, ard-æl. Confronter quelqu’un comme ton cousin ne serait pas sage, dans les conditions actuelles des choses.
Mon regard rencontre le sien, plus clair, dans la glace vive en face de nous.
— De quelles conditions tu parles ?
— Oh, tout... dit-il maladroitement, en balayant la pièce d’un geste du bras. Il y a beaucoup de remous, en ce moment, à Ymmaril... et c’est bientôt la date anniversaire de la mort de ton père, alors...
S’il pouvait s’enfoncer encore plus, nul doute qu’il le ferait. Mais c’est jour de fête, ce soir. Pas le moment de châtier un vassal impudent, ou, pire, d’accorder une seule pensée à mon traître de géniteur.
— Tu peux t’en aller, Rizhen. Je te verrai au banquet.
Un rapide salut de la tête, viril et sec, et il est déjà sur le seuil. Je l’arrête, d’une seule voix.
— Ah oui, avant que j’oublie... Dis à ta femelle bavarde de la boucler. Ou tu devras te passer de la sensation de sa langue sur ta queue. C’est bien clair ?
Je l’entends déglutir, mais son visage reste de marbre : un vrai masque de sidhe. On peut ajouter cela à son crédit : Rizhen sait se tenir, et son sang est plus froid que la main glacée d’Arawn.
— Très clair, ard-æl.
— Bien.
La porte se referme derrière lui. Je suis seul, à nouveau. Enfin, seul... Derrière ce mur où je pose ma main, il y a Faël, toujours occupée avec ses tubes et ses bocaux. Elle est, assurément, la plus belle fleur de ma serre.
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