Chp 19 - Faith : le sang est la vie

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J’ai encore rêvé de Haroun. Il était dans son laboratoire, en train d’administrer une solution d’hémoglobine à une drôle de créature ailée directement dans la bouche, avec une pipette.

— Ce vampire a besoin de sang pour survivre. Le sang est la vie, Faël.

Ce n’est pas Haroun, ses cheveux délicatement bouclés et sa barbe rassurante. C’est le visage glabre et blanc, en lame de couteau, d’un Prince d’Ombre, aux cheveux noirs qui coulent comme de l’encre liquide, au regard d’abime et de charbon, pailleté d’or.

— J’ai besoin de ton sang, Faël. Tu le sais. Et je viendrais bientôt te le prendre. Tu le sais aussi. Donne-moi ta vie.

Il s’est fondu avec la chauve-souris, dont les ailes ont poussé derrière lui. Elles sont ouvertes, immenses. Si noires... Le long des plumes lisses, je vois tournoyer des planètes mortes, des astres consumant leurs derniers feux. Des tours foudroyées qui s’effondrent.

— Vois comme je m’étiole. J’ai besoin de ta vie...

Je hurle, tandis qu’il s’approche, ailes recourbées, griffes immenses. Ses yeux rouges braqués sur moi, le sourire mortel d’un crâne aux dents acérées.

— Non... non !

Je me redresse en sursaut. Je suis dans mon lit, dans le noir, trempée de sueur.

Le vaisseau est silencieux.


*


Tamyan ne vient pas me regarder travailler aujourd’hui. Son absence me rend nerveuse : je lui ai délivré ce qu’il appelle la « potion » ce matin, et j’ai soigné toutes ses concubines avec. Il a aussitôt emmené Dasma dans ses appartements, sûrement pour tester l’efficacité de mon remède. Et, je le devine, le prélever directement à sa gorge. Dasma l’a suivi en gloussant. Je n’ai rien pu faire pour l’arrêter, et Tamyan ne m’a même pas jeté un seul regard.

Il faudra sans doute que je le laisse boire le mien, moi aussi. Pour sauver Mila.

Et c’est ce que j’attends, malgré moi. Terrifiée, mais aussi bizarrement excitée. J’ai hâte qu’on en finisse. J’ai hâte de quitter ce palais décrépit qui lui sert de vaisseau, sa compagnie vénéneuse. J’ai hâte de retrouver ma sœur.

J’entends encore sa voix, qui chante la terrifiante comptine d’une fille imprudente qui, n’ayant pas de prétendant pour le bal, a invité le diable à danser. Il est venu en personne, et, à minuit, l’a emporté pour la faire tournoyer toute la nuit, jusqu’à ce qu’elle tombe d’exhaustion. Au matin, ils ont retrouvé sa peau sur la colline, chantonne Mila. Morte, mais surtout damnée, avec sur le visage le sourire dément d’une pècheresse.

Je sais ce que veut Tamyan. Ce de quoi je me suis rendue complice. Je lui ai donné la solution, j’ai troqué une vie contre celle de ma sœur. C’était ce qu’il voulait, les termes du contrat. Comment ai-je pu faire ça, oh Dieu miséricordieux ?

Je me précipite dans ses appartements par le petit couloir secret. C’est la première fois que j’y vais sans me faire annoncer, en sachant pertinemment qu’il est là, au lit avec une de ses concubines. Mais je peux encore sauver la vie de Dasma.

Ce petit couloir noir, mystérieux, qui, au début, me faisait si peur avec ses inscriptions bizarres au mur et ses peintures sinistres à moitié effacées. Mais je me sens galvanisée. J’ai déjà vu trop de gens mourir. Si on meurt par ma faute, je ne me le pardonnerai pas.

Je pousse la porte.

— Tamyan ! Laisse-la !

Le susnommé tourne son visage à la beauté terrible dans ma direction. Il est debout, en train de peindre. La surprise se lit sur ses traits racés. Je l’ai surpris.

— Faël...

Je reprends mon souffle, réalisant que je suis peut-être allée trop loin. M’expliquer, vite. Gagner du temps.

— J’ai tout deviné.

Il pose son stylet, et la lumière qui émanait de ce qui lui sert de tablette connectée faiblit. Comme des lucioles qui s’éteignent une à une, menaçant de nous laisser dans le noir. Ses yeux luisent dans la pénombre, pareils à ceux d’un loup.

— Ah, très bien, ça. Grâce à mes allusions sur le geis ?

— Grâce aux ballades interdites que chantait ma sœur. Les ylfes la fascinaient.

— Les ballades ? Lesquelles ?

Je m’efforce de lui répondre sans faire trembler ma voix.

— Le Chevalier Ylfe et le Marché de Scaboro, surtout. Le Passage de la Phalange Sidhe et la Danse du Diable, aussi.

Tamyan me dévisage distraitement, comme s’il pensait à autre chose.

— La Daoine Sidhe... ?

— L’Armée des Ylfes ou la Chasse Sauvage, qui volait des âmes et laissait des corps vidés de leur sang derrière elle, dans les bois et les villages qu’elle traversait. Des chants anciens, datant du moyen-âge pré-atomique. Ils savaient tout sur vous, à l’époque.

— Je vois. En revanche, je ne saisis pas ce que le diable vient faire là-dedans, ricane-t-il.

— C’est un autre nom qu’on vous donnait, avant, réponds-je en gardant les yeux fixés sur la peau pâle dévoilée par sa tunique entrouverte.

Ne surtout pas croiser son regard.

Tamyan ne répond pas. C’est à moi de continuer.

— Vous avez été empoisonné par une ylfe qui n’a pas supporté que vous la délaissiez pour une aslith humaine...

— Très perspicace, me complimente Tamyan. Continue.

Je me risque à lui jeter un regard bref. Il ne sourit pas. Et dans ses yeux noirs, brûle un feu impie.

— Elle a conçu ce poison qui vous tue à petit feu, et aussi l’antidote.

— Qui est ? demande Tamyan en levant un sourcil.

Ne le dis pas. Si tu le dis...

— Dis-moi, Faël.

Si tu lui dis, il te tuera.

Sa voix profonde et grave, presque rauque, s’insinue dans mon cerveau. Et mes lèvres remuent malgré moi.

— Le sang d’une humaine amoureuse de vous, au moins autant que l’était votre dame.

Les coins de sa bouche remontent.

— Et qui va me donner ça ?

— Da... Dasma. Vous comptez la tuer... Boire jusqu’à la dernière goutte...

Tamyan pose un regard désolé sur le corps endormi sur son lit.

— Dasma ? J’ai bien peur qu’elle ne m’aimait pas assez, finalement. Le luith. Elle était sous l’emprise du luith, comme la plupart des humaines. Vous succombez si facilement...

C’est alors que je remarque la pâleur cadavérique de Dasma. Ce monstre l’a saignée à mort !

— Le sang de Dasma était plaisant, c’est vrai, ainsi que ses larmes, ses soupirs de jouissance et sa dévotion à mon égard. Mais ce n’est pas ce dont j’ai besoin. La prophétie énoncée par Alyz parlait d’une humaine au cœur de glace, « aussi froid que le mien » — ce sont ses mots —, qui ne l’ouvrirait que pour moi. Elle avait aussi parlé d’une humaine aux cheveux blancs, aussi, qui finirait par me tuer... C’est pour cela que tu n’auras le droit qu’à une nuit toi aussi, Faël, j’en ai bien peur. Si ça peut te rassurer, je ne toucherai plus à une humaine après toi : guéri par ton sacrifice, j’irai m’emparer de ces femelles dont on m’a révélé l’existence, les filles d’Ar-waën Elaig Silivren. Mais je garderai un souvenir de toi, jusqu’à la fin du monde.

Je reste muette devant cet horrible aveu. Paralysée.

Tamyan se méprend.

— J’aurais aimé te garder plus longtemps, ajoute-t-il d’un ton presque désolé. J’aurais vraiment voulu. Te faire découvrir tous les plaisirs que tu n’as jamais pu rêver dans ta courte, morne et misérable vie... Tous ces honneurs que ta rareté mérite. Mais je ne peux pas. Cette nuit, seulement, je te ferai entrevoir le paradis. Viens à moi.

Sa voix a l’écho du commandement. Elle est impérieuse, irrésistible. Je sais que ses yeux brillent comme deux phares dans la nuit, la seule lumière dans cette pièce désormais entièrement noire. Je sais qu’il tend sa main pâle vers moi, avec leurs ongles comme des serres. Haroun m’a prévenu. Mila m’a prévenu. Je ne réfléchis pas. Je me précipite d’où je viens, dans la serre.

— Faël !

Je l’entends se jeter à ma poursuite. Je sais qu’il est rapide, plus que moi. Je referme la porte, la verrouille avec la clé, toujours dans ma poche. Ça lui fera perdre du temps.

Mais je suis coincée. Aucune autre porte ne donne sur l’extérieur.

À moins que...

— Ça ne sert à rien, Faël, dit-il tranquillement. Je suis le maître de ce cair. Toutes les portes s’ouvrent devant moi.

J’entends ses griffes racler la paroi. Il est tout près... Sa voix est calme : il est sûr de gagner. Mais j’entends un soupçon de colère à l’intérieur, et aussi — oh, mon Dieu — d’excitation. Celle d’un chat cruel jouant avec une souris.

Vite. Je sors le trousseau de ma poche. Cherche cette foutue clé, celle de la serre interdite.

— Faël... Ne me force pas à te chasser. L’excitation induite par la chasse peut me rendre... moins soigneux. Je ne veux pas te faire de mal, Faël. Laisse-toi conquérir par moi. En douceur.

Je la trouve enfin. Elle a une forme bizarre, différente des autres. Mais mes doigts tremblent. Je la fais tomber. Au moment de la ramasser, je vois les formes d’une arcade argentée luire faiblement sur le mur : il est en train d’ouvrir la porte, par ses propres moyens ! Il n’y a plus de temps à perdre.

Je traverse la pièce, heurte fioles et bocaux. Tout ce bazar pour pas grand-chose... Je trébuche, manque de m’écrouler sur ce fatras, qui tinte dans un bruit de verre vide et de glace brisée.

— Faël... Je vais bientôt t’attraper, ma petite perle du désert. Tu ne peux t’enfuir nulle part. À moins que tu ne veuilles jouer à cache-cache ?

Sa voix dégouline de cruauté. Il me fera plus que mal, je le sais. Ses longs doigts s’immiscent dans l’entrebâillement de la porte qu’il vient d’ouvrir. Ne pas paniquer. Je glisse la clé dans la serrure. L’ouvre.

Tamyan fond sur moi à une vitesse difficile à concevoir, comme une bourrasque. J’ai juste le temps de me faufiler dans la serre secrète et à refermer la porte sur lui. Elle se verrouille automatiquement.

Je l’entends jurer dans sa langue. Il est furieux.

— Tu aggraves ton cas ! Cette fois, je vais devoir te punir, Faël ! N’abime pas la serre !

Ses griffes s’acharnent contre la porte. J’ai l’impression que cette fois, ça va lui prendre plus de temps pour l’ouvrir.

Mais je suis coincée. Coincée dans ce jardin maléfique, avec le cadavre de cette ylfe qui me fixe, les yeux aveugles et ouverts, dans cette marre putride. Les roses noires sont partout, envahissant les murs de leurs lianes épineuses.

J’en arrache une bonne brassée, par dépit, par rage de me retrouver coincée ici. Je sais que Tamyan ne veut pas qu’on mutile ses précieuses roses. Il vient de le dire lui-même !

Je vais mourir ici. Saignée à blanc, peut-être mutilée, par ce monstre qui m’a tout pris. Non. Mila a besoin de moi. En ce moment même, elle est en danger.

Alors, je fais le tour de ma prison. Tape sur les murs, tente de trouver une autre porte secrète. Il n’y en a pas. Je m’approche de la baie vitrée qui donne sur l’espace. Je vois une géoformation au loin, accompagnée de deux petites lunes respectivement verte et blanche. J’ai déjà vu cette configuration... C’est la géante gazeuse Sabella et ses deux satellites Day et Night, du système de Tanibris, qui abritent les planètes habitables les plus proches de New Eden, à quelques milliards de parsecs seulement. Je les regarde avec nostalgie, les deux mains à plat sur la vitre froide. Elles semblent si proches...

La vitre.

Sur un bâtiment humain, elle serait incassable, renforcée. Mais sur un vaisseau ylfe, aussi décrépit que celui de Tamyan ? Peut-être vaut-il mieux mourir gelée dans le froid mortel de l’espace qu’entre les bras de Tamyan, sous la morsure de ses crocs et la déchirure de son désir. Cela ne durera qu’un instant. Alors que l’étreinte du vampire, elle...

Horrifiée, je sens mon entrejambe s’humidifier. Il m’aura tout pris, oui. Même ma dignité. Mais il n’aura pas mon corps. Jamais.

Je ferme les yeux. Et, de toutes mes forces, je frappe la vitre, d’apparence si fragile, qui me sépare du vide intersidéral. Où je serai aspirée, et tuée en une micro-seconde...

Mais il ne se passe rien. La vitre est trop solide. Je me suis trompée, et mes phalanges sont rougies, pulsant douloureusement. Si je continue, je vais me les briser.

Non... Je me laisse glisser contre la vitre.

À travers mes larmes de désespoir, j’aperçois le corps de l’ylfe qui flotte dans son cercueil aquatique. L’eau est transparente, mais on n’en voit pas le fond. Et si...

Je me redresse. J’ai encore une chance.

Les coups de Tamyan sur la porte s’étaient tus. Mais ils reprennent tout d’un coup, très fort. Comme s’il sentait que je lui échappais.

Je mets un pied dans l’eau. Je la pensais glaciale, mais elle est juste fraîche, presque agréable. J’évite de penser au corps qui y flotte, transpercé par la rose noire. À sa chair blanche, qui elle, doit être molle, et glaciale.

Les coups redoublent de fureur. J’entends un terrible fracas, comme si on abattait une massue la tôle.

C’est le moment de disparaître. De se jeter à l’eau, comme on dit.

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