Chp 20 - Tamyan : souvenirs de chasse

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— Où est-elle ? rugis-je.

— On a perdu sa trace, Seigneur, m’annonce Rizhen, les yeux baissés.

Je me retiens de lui arracher le visage.

— Vous n’êtes donc pas capables de repérer une petite souris blanche dans un vaisseau ? Elle n’a pas pu se volatiliser comme ça !

J’ai fracassé la porte du tombeau d’Alyz avec mon épée de guerre pour pouvoir entrer. Elle m’a fait faire ça. Briser ma plus belle œuvre, ma plus belle possession.

Lorsque je te retrouverai...

Où est-elle ?

J’ai fouillé la salle de fond en comble. J’ai même convoqué mes lieutenants pour qu’ils viennent m’aider à chercher, les laisser renifler partout dans ce sanctuaire sacré. Je comptais y installer Faël, ensuite, dans l’eau avec Alyz. Elle aurait donné naissance à un superbe rosier blanc. Je le sais. Mais tout cela est compromis.

— Ard-æl... murmure Rizhen, lorsque ses yeux tombent sur le corps d’Alyz, immaculé dans sa robe noire et épineuse.

Nazhrac, lui, a la décence de se taire. Je pense qu’il s’y attendait.

— Ne la touche pas, grogné-je. Cela reste ma femelle. Aucun autre mâle n’a le droit de souiller son corps.

Rizhen relève ses yeux ambrés sur moi. J’y lis de la stupéfaction... et aussi, une forme de tristesse. On dirait presque une forme de… pitié.

Rhach.

— C’est de la nona mordica, finit par observer Nazhrac. Tout un plant !

Son ton est légèrement réprobateur. Il ignorait que j’en avais.

— Oui, avoué-je à regrets. Je comptais utiliser le corps de l’humaine blanche pour faire pousser un deuxième pied complémentaire, avec une bouture de celui-là, expliqué-je en balayant la scène du bras.

— Cela aurait été merveilleux, ard-æl, répond Nazhrac, ses yeux noirs luisant de convoitise. La nona aurait permis de soulager bon nombre de nos chasseurs, et éviter ces combats inutiles qui en déciment tant. Et aurait également permis de soigner votre … maladie.

Mon oreille tique.

— Une maladie ? Quelle maladie ?

— Celle que vous a transmise Dame Alyz, bien sûr.

Je le regarde attentivement. Il soutient mon regard, un demi-sourire sur ses lèvres cruelles.

Il se passe quelque chose d’anormal.

C’est rare que mon intuition me fasse défaut. Mais Nazhrac est mon plus fidèle chasseur. Le seul en lequel j’accorde une forme de confiance. Alors pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Fixer son ard-ael dans les yeux, avec ce demi-sourire insolent qui dévoile les crocs, c’est un motif légitime de combat.

C’est pas le moment. Tu le remettras à sa place plus tard. Pour l’instant…

— Ard-æl ! s’écrie Rizhen. Regarde !

Il pointe un cheveu — un seul — qui flotte dans l’eau, proche du sourire figé d’Alyz.

Un cheveu blanc. Il y en a toute une poignée, accroché dans les griffes de ma belle.

— Elle est passée par l’eau... murmuré-je. Rizhen, où mène le conduit ?

— À la bouche extérieure, et aux barges d’évacuation...

Il se tait. Comme moi, il vient de comprendre.

Je me précipite devant la baie, Rizhen sur mes talons. Nous arrivons juste à temps pour voir l’une de ces barges quitter le vaisseau.

— C’est elle, lâché-je d’un souffle rauque.

Mon cœur bat à tout rompre. Je peux encore la rattraper !

— Elle se dirige vers cette petite lune blanche, là-bas, observe Rizhen.

Elle a dû être attirée par sa couleur héraldique. Ah, comme il sera bon de la fendre en deux dans la neige, sous le blizzard qui noiera ses cris… Je la tuerai là-bas. C’est elle qui l’a voulu. Elle a choisi cette fin. Certaines proies font cela, en amenant le chasseur sur le lieu de leur mort.

Très bien. C’est ce que tu veux… Je vais t’exaucer.

— Fais armer mon croiseur, Rizhen. J’y vais seul.

La chasse ne fait que commencer.


*


Il y a quelques millénaires encore, nous autres, ældiens, donnions la chasse sur les ailes de nos wyrms. Mais il n’y a plus de wyrms. Que leurs dépouilles fossilisées, qui servent à faire nos vaisseaux. Piètres souvenirs de notre gloire d’antan, ne cesse de dire Lathelennil. Sa Rhaennya est morte la dernière, et bien avant d’avoir atteint sa taille maximale, ce qui a fait de lui le maître d’un petit cair. Moi, je n’ai jamais aimé les wyrms, ces êtres inféodés qui ont fait fondre le cœur de mon père. Contrairement à bien de mes congénères, je préfère la froide neutralité du métal. Une machine ne trahit jamais. En cela, elle est différente d’un ældien, d’un wyrm… ou d’une humaine.

Pourtant, je n’ai pas encore atteint la stratosphère que déjà, ma machine ne répond plus à mes ordres. Ses ailes tremblent, son nez pique de l’avant. Ce sont les seuls signes qui annoncent les avanies, sur nos vaisseaux. Les alarmes sont pour les faibles, ceux qui sont incapables de faire face, et ne savent que prier et pleurer devant l’inéluctable. Deux actes dont nous sommes incapables, nous autres ældiens.

J’abats ma main sur la table de commandement, cette table qui porte mon empreinte, et ne répond qu’à moi. Il ne se passe rien. Le croiseur vire à bâbord, ne cessant de perdre de l’altitude.

Ça craint.

C’est dans ses moments-là où, plus que jamais, je regrette de ne plus avoir mes ailes. Ni la capacité d’effectuer une configuration en pleine conscience de mes moyens. Je pourrais le tenter, mais ce serait à l’aveugle, sans garantie de pouvoir reprendre ma forme habituelle par la suite… Je ne suis pas un sidhe. Je n’ai pas subi le long, pénible entrainement ponctué de cruelles privations que l’élite des guerriers ældiens s’imposait pour apprendre à canaliser leur énergie, au temple d’Æriban.

Alors que mon vaisseau pique du nez vers les masses rocheuses, de plus en plus proches, je me retourne vers les ténèbres accueillantes de l’espace. Mon cair est à peine visible : tout juste une tête d’épingle parmi les étoiles. Je me résigne à appeler mes chasseurs. Je vais devoir renoncer à cette traque solitaire.

C’est Nazhrac qui me répond. Sa silhouette imposante se matérialise dans l’habitacle en ligne rouges et agressives. Il porte son armure de guerre, et, toujours, ce sourire narquois. Ses longs cheveux noirs sont dénoués, tombant sur les lames acérées qui ornent son plastron.

— Je vois que t’es déjà prêt, admets-je à regret. Prends deux chasseurs et rejoins-moi. Mon croiseur est endommagé : je vais devoir évacuer en urgence, je ne sais pas trop où. Je te laisse relever les coordonnées. Ce n’est pas loin du site où a atterri Faël : j’avais programmé mon itinéraire sur le sien.

— Tant mieux, alors. Tu vas pouvoir tenir plus longtemps. Il paraît que la température sur ce caillou peut descendre à des températures aussi basses qu’à Dorśa : tu auras besoin de son sang pour tenir.

— Tenir ? Il ne vous faudra qu’un souffle pour me rejoindre.

— On a mieux à faire. Pendant que tu mènes ta chasse, je prends le commandement de ce vaisseau. De sa cargaison d’esclaves et de nona mordica, aussi. Je ne voudrais pas manquer le grand Marché à la Chair qui se déroule à Ymmaril prochainement.

Je fronce les sourcils, essayant de ne pas montrer l’accélération des battements de mon cœur.

— Qu’est-ce que t’es en train de me chanter là, Nazhrac ? Je suis ton ard-ael. Et je t’ordonne d’obéir à mes ordres. Si tu veux me défier, on règlera ça selon les antiques lois, toi et moi. Mais je te conseille de faire ce que je te dis pour l’instant. Mes chasseurs te mettraient en pièces : ils ne te laisseront pas une seule chance, si tu te rebelles maintenant.

— Tes chasseurs ? Tu veux dire les miens ? Ils m’ont tous prêté allégeance, sauf Rizhen.

Le choc m’ôte le souffle. Rizhen…

— D’une grande fidélité, ce Rizhen. Avec le jeune Uhryn, ce sont les seuls qui ont refusé mon commandement.

Je ferme les yeux brièvement.

Ils sont morts.

Telle est la loi, chez les nôtres.

— Tu paieras pour ça, grincé-je. Doublement. Quand mon oncle te verra arriver à Ymmaril sur mon cair…

— Oh, je n’en doute pas. Sauf que je réponds directement de Fornost-Aran, et ne fais rien qu’appliquer nos « antiques lois », comme tu l’as dit toi-même. Un ard-ael blessé doit être mis à mort, Tamyan. Et tu es faible. Malade. Tu ne peux plus nous commander. C’est par respect que je t’offre cette chance de régler tes dettes avec ton aslith avant de mourir… Mais je reviendrai t’achever, sitôt la vente terminée.

— Tu me trouveras. Je t’éventrerai, t’arracherai le cœur, pour montrer à tout le monde la pourriture de tes entrailles…

Son ricanement hautain couvre mes invectives.

— Garde ton souffle, « ard-ael ». Tu vas t’écraser dans moins de deux minutes… Si tu veux survivre et avoir une chance d’en découdre avec moi, tu ferais mieux de réfléchir à un plan pour te tirer de là. Ah, au fait : il n’y a pas de barge d’évacuation sur ce croiseur. Je crois que ta petite humaine l’a enlevé… ou alors, c’était mes chasseurs, je ne me souviens plus. La mémoire nous fait défaut, au bout de plusieurs millénaires…

Nouveau ricanement.

L’enfoiré. Mais il a raison. Ce sont les règles, l’antique loi. Je n’ai pas été assez vif, assez réactif. Pas su tenir ma place. Et la responsable, je la connais. C’est Faël. Elle m’a rendu faible.

Je dois vivre. Pour boire son sang, dévorer ses viscères et me vêtir de sa peau.

— Qu’Amarrigan te soit favorable, ajoute ce traître de Nazhrac. J’espère vraiment que tu survivras… Je tiens à t’achever de mes mains.

Et sur cette dernière bénédiction, sa silhouette honnie disparait.

Je me retourne à temps pour voir le pic glacé juste devant moi. Un rapide calcul m’informe de la situation.

Impact dans vingt secondes. Quinze… Dix…

Les yeux agrandis, hypnotisés par l’immensité minérale, je fais le vide dans ma tête. Nazhrac a parlé de mémoire. Je dois me souvenir. Me souvenir de ce que c’était, lorsque, comme les wyrms, j’avais des ailes moi aussi, et survolais les étendues polaires de l’univers.

Cinq…

Me souvenir. Oublier tout le reste. La civilisation, les Cours. Jusqu’à mon nom. Redevenir une arme, un membre de la Légion. Une créature de foudre et d’instinct.

Impact.

Mes yeux, alors, s’ouvrent sur le monde. Et mes ailes sur l’univers.

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